Grands classiques

[Chronique] 2000 – Mauvais Oeil – Lunatic

En 1996, Le Crime Paie résonne dans les têtes comme la déflagration d’un pompe. Titre étendard à bien des égards, le premier morceau d’Ali et Booba est devenu un véritable hymne, symbole de l’indéniable alchimie qui réside, ou plutôt résida, entre les deux hommes. Un an après, Les Vrais Savent et son instru Mobb Deepien vient clôturer un diptyque marquant et remarqué, laissant entrevoir un album sous les meilleurs auspices. Année clé dans l’histoire du rap français, qui voit se côtoyer nombre de disques majeurs, 1998 aurait dû compter dans ses rangs le premier album de Lunatic. L’incarcération de B20 pendant 18 mois, pour taxi payé avec des Airs Max, en décidera autrement  et c’est en l’an 2000 que sort Mauvais Oeil.

Autrement dit dans une période plutôt « creuse », en tout cas comparée aux fastes années précédentes. Disque tardif, le premier et dernier album de Lunatic fait le pont entre la old school des années 90’s, ses lyrics engagés, ses instrumentaux sombres et la nouvelle école des années 2000, ses punchlines en pagaille, ses musiques lourdes et puissantes. Un contraste qui se matérialise dans la dualité opposant les deux MC’s. Celle-ci est totale, depuis la forme – la voix éraillée et allongée d’Ali, celle caverneuse et percutante de Booba – jusque dans le fond – la parole revendicatrice et consciente du premier, celle anarchiste et je-m’en-foutiste du second. Plus qu’une alchimie, ils sont deux entités complètes, opposées et parfaitement indépendantes formant un tout biforme aussi solide, équilibré et complémentaire qu’un Ying Yang. Il y a du Booba chez Ali lorsqu’il dit : Celui qu’on aime ou qu’on haït, un jour je te souris, un jour je te crève. Il y a du Ali chez Booba lorsqu’il dit : J‘suis pas né dans le ghetto, je suis né à l’hosto, loin des stups et des idées stupides, putain, c’que je suis devenu !.

Dès lors, il y a matière à mettre les deux rappeurs sur un pied d’égalité. On a souvent parlé d’Ali comme le point faible de Mauvais Oeil. Au contraire, il donne au disque toute sa grandeur. S’il est indéniable que la surpuissance technique et verbale de B20 fait tellement mouche à chaque ligne qu’elle ne laisse d’autre choix à son compère que de jouer le rôle ingrat du faire-valoir, il est aussi vrai qu’Ali est l’un des rares MC à ne pas faire briller Booba pour cause d’inconsistance. Le deuxième couplet de La Lettre, monstrueux, n’existe pas sans son impeccable introduction par Ali. Le final croisé, parfait, du trop souvent oublié Avertisseurs, n’existe pas non plus sans le répondant du même homme.

Plus largement, l’ourson du 92 ne se situerait pas à un tel niveau sans le formidable contrepoids offert par son acolyte. Si Temps Mort et ses deux petits frères ont montré que Booba n’avait besoin de personne pour être l’un des meilleurs rappeurs français, ils ont aussi montré que ses collaborations sont souvent calamiteuses. Pour prendre deux exemples frappant, LIM sur Animals ou Nessbeal sur Baby desservent clairement leur hôte et ils seront loin d’être les seuls dans la carrière solo du MC, dont les featurings ne sont jamais les points culminants. Devant un tel constat et considérant que peu ou prou chaque morceau de Mauvais Oeil peut être pris pour la quintessence de Booba, comment ne pas prendre chaque apparition d’Ali comme une véritable performance en soi ?

Une fois ceci acquis, tout devient plus net dans les méandres cabalistiques de ce pavé froid et homogène porté par les sombres productions du 45 Scientific. Loin de ne devoir sa stature, comme on le dit souvent à tort, qu’au Booba impérial de Pas Le Temps Pour Les Regrets ou de Le Silence N’Est Pas Un Oubli, le disque va en réalité chercher ses fondations dans les derniers mots d’Ali sur le morceau titre : c’est la rage qu’on possède avant la sagesse. En tant qu’auditeur, c’est aussi la première que l’on observe avant la seconde. Ce qui ne signifie en aucun cas l’absence de cette dernière, et lui donne d’autant plus de valeur lorsqu’elle se révèle au grand jour.

Résultat : si Booba est l’ombre haineuse et éclatante laissant Ali dans l’obscurité, alors Ali est l’aimante et obscure clarté donnant toute sa flamboyance à Booba. Et ce comme nul autre ne sera jamais capable de le faire. Chiasme complexe ô combien représentatif de la nature claire et opaque de Mauvais Oeil, qui aujourd’hui est largement validé par les prestations solos du natif d’Issy-les-Moulineaux sur Chaos & Harmonie et Le Rassemblement. Deux albums dont les textes, véritables joyaux à la densité infinie et à la mise en forme cristalline, dévoilent la superbe maitrise d’Ali autrefois masquée par le rap clinquant de son frère d’arme du 92I.

La conclusion est mathématique : Ali et Booba n’ont jamais été un, ont toujours été deux, comme leurs trajectoires respectives l’affirment sans réfutation possible. Leur force aura été de faire de Mauvais Oeil un album unique, et de lui donner une fois deux bonnes raisons de l’être.

14 commentaires

  1. Mauvais oeil est le meilleur album du rap français. Toutes les instrus claquent, les textes sont trés bien écrit et on y retrouve beaucoup de figures de style singlantes. Temps mort est bien. Mais aprés temps mort booba a fait de la merde. Instrus totalement commerciales, flow, texte etc. Il fait dans la tendance et aujourd’hui c’est inaudible. Pour moi ce n’est plus du rap. De toute façon le rap est mort. Quand j’écoute la radio, je saigne des oreilles. Aucun flow, et lyrics premier prix. Pas meilleure que l’ époque time bomb..

  2. Le Parrain est-il un classique?

    Oui car l’histoire l’a montré, au même titre que des films comme Scarface.

    Mais Le Parrain est un film qui date de 1972, en 40 ans, et il est arrivé à un âge mur de l’histoire su cinéma qui lui a permis d’assoir ça réputation.

    Mais si l’on regarde l’histoire du rap français, qui a commencé au milieu des années 80.

    N’a-t-il pas été trop tôt pour décerner de classique des albums à un âge encore juvénile du rap français? (son âge pourrait se situer à 12 ans si on prend exemple sur l’année 98).

    Je pense honnêtement que il n’y a pas encore le recul nécessaire pour dire que le premier Booba est un classique, que le premier Arsenik en est un aussi.

    J’ai plutôt l’impression, et c’est mon avis propre, que une partie du publique a considéré des classiques fait partie de l’école du « rap c’était mieux avant ». Je ne dis pas que « Lerapenfrance partage ce point de vue car vous avez montré à de nombreuses reprises votre ouverture d’esprit.

    Cependant, je trouve qu’il y a comme un côté puriste pour certains à considéré tel ou tel classique.

    Et seconde chose, j’ai l’impression que cette classification des albums rap touche un certain publique encore ado au moment de l’apparition des « classiques ».

    Moi j’étais ado au moment ou Sniper a sorti Gravé Dans La Roche, j’ai du le saigné pendant deux ans cette album. J’aurais pu le considéré de classique à l’époque car il a quand même laissé une aussi grande emprunte dans la mémoire collective que le premier Booba, mais pourquoi le fait on pas? Simplement car je pense que Sniper n’a pas été directement situé sur un pied d’estale faisant de ces premiers albums des classiques instantanés.

    Dernière chose avant de terminer, je dirais que dans une vingtaine année on saura réellement quelle album a marqué le courant de la scène rap.

    Car à ce moment là, on aura des rappeurs d’un âge similaire aux anciens du rock d’aujourd’hui, et là, on pourra vraiment faire un bilan sur ce qui a marqué la scène du rap français.

  3. Je suis totalement d’accord avec votre chronique.
    Elle est très juste, et comme prononcé plus haut, béneficie du recul des années.

    Malheureusement les gens ne semblent pas comprendre que vous expliquez n’est pas que Ali est moins bon que Booba, mais qu’il est l’un des seuls qui arrivent à « coexister » avec Booba.
    Pour moi cet album, avec « Quelques gouttes suffisent » sont les deux meilleurs albums du rap français.

    Je rajouterais que votre chronique est très bien écrite, et que ça fait plaisir.

  4. Si je peux me permettre d’entrer dans le débat ( oui oui) , je pense que lorsque l’on fait la démarche de venir sur un site spécialisé comme celui-çi , on peut en tant que lecteur avoir un avis, on peut même l’exprimer librement , MAIS j’ai du mal a comprendre votre démarche : Vous reprochez a l’auteur d’avoir pris le parti, très fort, de classer parmi les meilleurs rappeurs français. Ok vous n’êtes pas d’accord avec ça, mais vous semblez reprocher , non pas l’ affirmation, mais le simple fait de l’affirmer. C’est absurde, et s’il fallait faire des périphrases et prendre des précautions stylistiques pour chaque information egrenée ou chaque parti pris au grès d’un article , on passerait notre temps à lire du vide de sens au détriment bien entendu de la matière réelle.

    Par ailleurs, quand vous dites que Temps Mort , Panthéon , Opéra Puccino et Quelques gouttes suffisent vous sont inaudibles, je pense aussi que peut-être vous n’avez pas les clé en mains pour vraiment cerner le talent ( envolé, je vous l’accorde) d’un Booba.

    Personnellement j’ai envie de rendre en entendant Booba actuellement, mais ça ne m’empêche pas de classer Mauvais Oeil dans mon Top 5 album de l’histoire.

    Et pour finir, une petite comparaison pour comprendre: Vous voyez Platini jouer un match de gala, histoire de palper un petit chèque et arrondir ses fins de mois. Pensez-vous que parcqu’il se traîne honteusement sur le terrain, on doit lui enlever le titre de « un des meilleurs joueurs de l’histoire »? Voila, vous n’avez qu’a voir les derniers albums de Booba comme un jubilé a but lucratif.

  5. Prenons un autre exemple. Personne ne peut nier que Le Parrain est un classique du cinéma mondial. Or, certaines personnes n’aiment pas du tout ce film. Est-ce qu’on peut alors considérer que ce n’est pas un classique ?

  6. Après, on va dire que je fais bande à part.

    Car ces deux premiers ep, Temps Mort et Panthéon, désolé mais je n’arrive pas à les écouter, musicalement il n’y a rien.

    Je serais forcément en désaccord avec vous car, par exemple, l’année 98 est considéré comme l’âge d’or du rap français.

    Mais cette époque pour moi est juste inaudible, le premier album de Arsenik ne m’accroche pas du tout l’oreille, idem pour le premier Oxmo, alors que j’adore ce qu’il fait depuis L’Arme De Paix.

    Désolé, mais je dénonce une certaine forme d’intellectualisation du rap qui prétend pouvoir définir quelles sont les meilleurs albums.

    Après, il est vrai qu’il y a un publique qui adhère aux classiques du rap français, pas moi.

    J’ai essayé de tous les écouté et textuellement, cela me touche pas (à part quelques exceptions), et musicalement, cela me laisse de marbre.

    Le seul classique qui me touche est L’Ecole du Micro d’Argent d’Iam.

    J’ai commencé à écouté du rap avec Sniper et Gomez & Dubois, et mes dernières claques auditives sont les deux derniers Oxmo, Casey, les Derniers Youssoupha et Keny Arkana, ainsi que l’EP de Milk Coffee And Sugar.

    Donc désolé, je persiste et signe, je ne peux être en accord avec votre vision qui consiste à considérer que les classiques le sont forcément car il en été décidé ainsi par une bande d’intellectuel du rap game.

    Désolé de dire ça, mais je

  7. Pour appuyer le propos de mon collègue, je trouve qu’il n’y a même pas à discuter de la chose. Ses trois derniers disques très moyens voir mauvais n’effacent en rien ce qu’il a pu faire avant. D’autant que vous interprétez mal la phrase utilisée dans ma chronique. Je dis « Temps Mort et ses deux petits frères ont montré que Booba n’avait besoin de personne pour être l’un des meilleurs rappeurs français ». Je ne dis pas que Booba est l’un des meilleurs actuellement, ce n’est pas le sujet de mon article. Je dis qu’il a montré, avec Mauvais Oeil et ses trois premiers solos, qu’il était et restera incontestablement l’un des meilleurs rappeurs français. Ca, c’est une « réalité intrinsèque ».

    Considérer un artiste comme un incontournable tient à la pérennité de ce qu’il laisse dans le temps, à la stature que cela lui octroie et surtout aux qualités qui sont les siennes, bien plus qu’à la réussite ou l’évolution de sa carrière. Lino restera à jamais l’un des plus grands mc français, alors que son excellence au micro est constamment gâchée par une mauvaise direction artistique. Idem pour Ill, lui qui n’a même jamais sorti un seul projet complet à la hauteur de son talent. Pour prendre l’exemple dans l’autre sens, personne ne va nier le fait que Public Enemy est l’un des meilleurs groupes de rap de tous les temps sous prétexte que leur dernier classique a plus de 20 ans, tout simplement parce qu’ils ont laissé une empreinte qui est indélébile.

    Alors si Booba ne fait pas partie des tous meilleurs en ayant sorti – un sacré luxe dans le rap français – quatre disques majeurs, ce n’est le cas de personne.

  8. Vous faites preuve de mauvaise foi. Booba c’est Mauvais Oeil, Temps Mort, Panthéon et Ouest Side et de nombreux freestyles d’anthologie. Je suis le premier à n’apprécier que modérément ce qu’il sort depuis 0.9 mais ce n’est pas pour ça que je ne sais pas reconnaître qu’il est l’auteur de plus de classiques que la plupart des autres rappeurs français. 99% des rappeurs ont beaucoup d’estime pour le Booba de 1995 à 2006.

  9. Après, je ne peux que cité Ouest Side puisque c’est à mon sens, le seul album de sa discographie qui soit un plaisir à écouté de A à Z.

    Et désolé, mais je vais comparer la discographie de Booba à TF1.

    Ce n’est pas parce que un nombre important de personnes l’érige parmi les meilleurs rappeurs, et même si c’est l’ABCDR du son qui a fait le classement, que c’est forcément vrai.

    Après, il est vrai que les morceaux de Booba considéré comme classique ont une vrai qualité artistique si l’on parle des textes, musicalement parlant, c’est sombre et cela colle au propos des morceaux.

    Mais après, si l’on analyse les albums 0.9, Lunatic, et Futur;je le dis et redis, c’est de la merde en boite.

    Après chacun est libre de penser ce qu’il veut, si pour vous il fait parti des meilleurs rappeurs, vous avez le droit.

    Mais après, si l’on analyse le nombre de détracteurs que compte le duc de Boulogne (les détracteurs qui ont matière à débattre et non les ados boutonneux qui se contentent du clash Rohff VS Booba).

    Je pense être en manière d’affirmer que le considérer comme l’un des meilleurs rappeurs français, est une chose valable pour certaines personnes. Mais n’est en aucun cas une qualification indiscutable.

    Dernier exemple pour appuyer mes arguments, si je vous aurait dit que l’eau est un élément solide et non liquide, et que vous m’auriez affirmez le contraire, je n’aurais pas pu discuter vos arguments, car le fait que l’eau soit liquide est une chose indiscutable, et en aucun cas un débat d’idée.

    Par contre, affirmez qu’un rappeur fait partie des meilleurs parce que un classement le dit, ce n’est plus une donnée indiscutable mais juste subjective propre à chaque individus. Booba a bien été a la première place de nombreuse fois sur des classements du site Booska-P, site qui est un peu le site People et Business du rap français.

  10. Je ne vois même pas comment on peut débattre de ça : Booba est et restera l’un des meilleurs rappeurs français. Et si vos seules références sont les tubes de Ouest Side alors je ne peux rien pour vous. Pour information, les auditeurs ont votés pour le top 100 de l’abcdr du son. Résultat ? Il apparaît sur 15 des 100 morceaux. Après on aime ou pas mais on ne peut pas nier qu’il fait partie des tous meilleurs.

  11. Votre chronique est pas mal.

    Cependant, une chose me choque, c’est quand vous dites que Booba est l’un des meilleurs rappeurs de France.

    Chose que moi-même, et de nombreux auditeurs ne partagent pas.

    Il serait plus intéressant d’émettre cette avis comme quelque chose de personnel et non comme une réalité intrinsèque.

    Car en réalité, Booba est-il le meilleur rappeur? Ou juste un sous artiste ayant un sens inné du marketing, afin que ces daubes auditives soient apprécié par le plus grand nombre de « cons » manquant de culture?

    Alors après il est vrai que avec des albums comme Ouest Side, il avait le talent de sortir des formules chocs avec talent, et pouvoir pondre de pur hits calibré radio.

    Mais depuis son album 0.9, l’ourson a perdu de sa plume, de son talent, et n’existe que grâce à un public d’adolescents.

    Booba, c’est comme Rohff, un opportuniste qui aurait dû lâcher le micro au moment culminant de sa carrière, et de ne revenir que quand la fibre artistique lui serait revenu et non l’appât du gain…

  12. Intéressant. Je lisais justement ce matin la chronique du même album sur l’abcdrduson, sorti en 2000. On voit clairement comment 12 ans de recul permet de mieux juger un album. En effet à l’époque Ali été jugé nettement inférieur à Booba. En tout cas jamais un groupe n’a aussi bien porté son nom sur un album : apparemment divergentes, leurs personnalités se mêlent et on ne peut différencier l’un de l’autre. On le voit particulièrement sur le titre Civilisé, quand Booba dit « j’te fait saigner quand t’as pas tes règles, j’ai le son qui dépouille comme les touaregs » et ali lui « répond » « écriture sacrée comme le Gange et ses crus, inévitable comme la femme et ses menstrues ». L’écart entre les deux hommes se trouve vraiment là. Dernière chose, il aurait été très intéressant de traiter de l’écriture impressionniste des deux lunatic. On n’a parle pas souvent mais l’analyse vaudrait le détour. La manière dont chaque phrase s’intègre dans un ensemble formant une gigantesque fresque, et non un ramassis bordélique de punchlines (plus ou moins douteuse, comme booba à pu le faire récemment).

  13. Intéressant votre article, bien écrit.

    Je n’ai jamais perçu Ali inférieur à Booba, différent mais pas moins bon. Malgré ce que vous pointez du doigt (différences d’univers, de flow, de voix), ce disque est une bombe parce qu’on prend une claque à chaque fois que le micro change de main et cela du début à la fin.

    Je vois votre article comme une tentative de « redonner à Ali ce qui appartient à Ali ».

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