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[Chronique] Jorrdee – Bonjour Salope, un album sous sédation

Bonjour Salope, alors qu’un tel titre pourrait être annonciateur de quelques discordances, le dernier album de Jorrdee ainsi intitulé est pourtant d’une grande cohérence, bien plus homogène que ses précédents projets. Le jeune rappeur qui a jusqu’alors semé le doute chez les auditeurs par son parcours déstructuré (Jorrdee a eu moult blases, a sorti nombre de projets qu’il a finalement supprimés du net) semble avoir trouvé une communication stratégique et un fil conducteur dans ses morceaux.  Impressions…

Avec Jorrdee ma première surprise a été sa voix ; son traitement des tonalités vocales m’a d’abord fait penser à une blague. J’ai eu l’impression d’un mix entre PNL pour le BPM, Philippe Katerine pour l’interprétation aiguë et foutraque et Vald pour la posture décomplexée. Ça faisait beaucoup trop d’influences sans rapport les unes aux autres, il a fallu épurer. C’est justement par manque de repères auxquels se rattacher qu’on peut partir dans des références qui n’en sont en fait pas. Tout est imaginable tant c’est nouveau. Il s’agit d’accepter qu’en France, ce son est totalement novateur, et qu’il va falloir faire avec le fait de n’avoir aucune grille d’interprétation pour ce dernier. Parti de là tout est possible.

Difficile de trouver les bons adjectifs pour qualifier la musique de Jorrdee qui se décrit lui-même sur son Bandcamp comme « indéfinissable, ignorant et sophistiqué ». Bien sûr on peut parler de trap, de drill, de cloud, d’auto-tune, mais en 2016 ce ne serait pas gage de nouveauté. Si Jorrdee est un rappeur à suivre de très près c’est qu’il est doublement curieux : dans sa musique et dans la promotion de celle-ci.

Jorrdee qui se décrit lui-même comme « indéfinissable, ignorant et sophistiqué »

Le 27 janvier dernier, Jorrdee sort Bonjour Salope (BJOVR$ $^LOP€), un album au visuel excessivement épuré, à base de hashtag et d’émojis. La pochette minimaliste, glaciale, semble davantage illustrer une création conceptuelle qu’un album de rap. L’album uniquement sur Bandcamp est en édition limitée, c’est à dire qu’il est voué à être supprimé comme beaucoup de précédents projets de l’artiste. L’album peut nous appartenir pour toujours en échange d’un minimum de 6,67 Euros. On notera là l’évidente référence à son collectif 667. La stratégie est excellente, après 3 écoutes concluantes sur le site et avec la peur de voir disparaître à jamais ces 10 titres, j’ai acheté Bonjour Salope. En guise de félicitations pour l’achat vous avez droit également à 3 Bonus Tracks, un fond d’écran, un curseur et une icône, le tout réalisé par Jorrdee.bjr-salope-final-e1453717483928

Musicalement, c’est très bon et rien que les instrus méritent qu’on y prête attention. En bon artiste total, Jorrdee fait tout, parce qu’il veut tout contrôler. Ces morceaux sont comme des cris étouffés retentissant d’une cave qu’on n’avait pas visitée depuis longtemps, celle de notre inconscient. Les ambiances intimistes propres à l’introspection dégagent une profondeur proche de l’angoisse. Le BPM d’un cœur de cancéreux en phase terminale, c’est à peu près le tempo des morceaux de l’album. Quand on sait que Jorrdee a beaucoup composé sous codéine, on a des clefs supplémentaires pour interpréter les vapeurs électroniques de ces sons d’outre-tombe.

En s’intéressant au personnage, on peut comprendre les origines d’un tel éclectisme musical. Né d’un père martiniquais chrétien et d’une mère comorienne musulmane, Jorrdee a été élève du catéchisme et de l’école coranique. Baptisé et circoncis, le jeune Lyonnais est passé par une école d’art à Paris qu’il a finalement laissé tomber. C’est à Gentilly avec son collectif 667 que Jorrdee, sous codéine, s’inspire et crée avec pour toile de fond le décès de son père. Dans une excellente interview disponible iciJorrdee déclare « Mon père est décédé quand j’étais plus jeune et pour moi faire de la musique, depuis le début, c’est une manière de le commémorer et de rentrer en communion avec lui ». La richesse de sa musique fait écho à celle de ses origines de gamin bercé par le zouk, la chanson française, le rap et le dancehall.

À la fois authentique et stratégique, Jorrdee fascine. Parce qu’il montre en cachant, parce qu’il garde en donnant, il crée un érotisme autour de son personnage. Ses textes, semblables à des premiers jets sortis d’un bic ivre et précaire sur un papier volant, sont autant de matières brutes à déchiffrer à volonté. Tout est possible, rien n’est figé dans ces instrus d’une douceur infernale. En se tenant à distance des démarches promotionnelles habituelles, Jorrdee attise la curiosité justement parce qu’il est fuyant. La recette du mystère qui a fonctionné à merveille avec PNL continue de faire ses preuves.

PNLVALDJorrdee, nous voici depuis déjà des mois dans l’ère du rap vaporeux, léger dans la forme et pourtant si lourd dans le sens. On a laissé la place au calme pour parler de la tempête, on parle de rage paisiblement, de ce qui est dur avec douceur. La saine colère du rap d’énervés semble avoir été remplacée par un calme trouble, comme une implosion, un déchaînement contenu, on a rendu les armes depuis longtemps ; quelque chose de bien plus terrible les a remplacées : l’anesthésie générale.

De cette fragilité, la voix geignarde de Jorrdee s’élève. Comme de plus en plus de rappeur il n’a pas peur de chanter, et dans son cas il susurre, il couine, il pleure, il explore les possibles de sa voix, entre onomatopées et phrases avortées pour se traduire à nous. Chaque chanson est une bataille de mots, de brèves, de plans séquences hors contexte, d’anecdotes. Le procédé fait penser au journalisme gonzo qui s’est très largement fait connaître par Hunter S. Thompson, l’auteur de Las Vegas Parano dont Jorrdee fait une référence directe avec son dernier morceau intitulé Las Vegas Paro.

Jorrdee s’autorisant tout, je m’autorise à voir chez lui une sorte de rap gonzo. Ces morceaux décrivent des tranches de vie, des vérités crues, des fables imaginaires, le texte est brut, rudimentaire, presque sauvage. Comme pour le journalisme gonzo, le procédé est totalement déviant, la diffusion est plus qu’alternative avec un Do It Yourself à tous les niveaux et la consommation de sédatifs est assumée. Les propos subjectifs et intimes ne laissent aucune place à la testostérone, Jorrdee n’est pas dans la représentation, il offre sans masque une sorte de transe musicale hors limites. Le procédé « gonzo » vient de l’argot irlandais et désignait le dernier homme a pouvoir être encore debout après avoir bu de l’alcool. Jorrdee est debout, certes ce n’était pas de l’alcool, mais il est plus que jamais là, et nous parle d’où il revient.

Pour finir, je vous laisse avec les mots de l’intéressé dans l’interview précitée :

« L’objectif pour moi c’est de faire de la musique. Je me considère comme un artiste et le problème, c’est que j’ai l’impression que beaucoup de rappeurs ne se considèrent pas comme tels, ce qui les limite dans ce qu’il peuvent faire. D’ailleurs, j’aimerais bien qu’il y en ait plus qui se considèrent comme tels, comme ça j’aurais l’impression d’avoir un peu de concurrence (rires). »

A suivre…

À proposAna Ravat

Je suis nulle en solfège, j'ai aucun talent musical, j'écoute beaucoup de rap sans jamais acheter un CD et quand je vais en concert c'est que j'ai un plan pour des places gratos. Face à l'inconfort psychologique et à l'immoralité d'une telle situation j'ai décidé de réduire les tensions névrotiques inhérentes à ceux qui prennent sans jamais donner. Me voici, me voilà, profitez-en!

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