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[Chronique] Euphonik: Inconnu mais reconnu

Euphonik est de ces rappeurs au talent certain, mais tapis dans l’ombre des grosses cylindrées sacrifiées au règne de l’image et de la promotion. Ce genre d’artiste est plus fort que le microcosme dans lequel il évolue, comme un footballeur sous-côté qui ne demande qu’à exploser, son album Inconnu mais reconnu devrait servir de révélateur.

“Loin de vous je m’accomplis, j’me suis fait une raison, j’préfère rester incompris plutôt qu’être pris pour un con.” Loin de vous

Cet album offre une mosaïque de saveurs, concentrées dans la même veine poétique, il y a une volonté d’aller au fond des descriptions et des sentiments évoqués pour toucher une vérité. L’écriture devient alors un outil de précision mis en valeur par les instrus et subordonne le flow à son schéma de rime à l’heure où – à l’inverse- les rappeurs écrivent davantage sur une instru habillée par le texte. Sous les ponts de Paris démontre l’alchimie entre la forme et le sens : cette chanson sur les SDF propose une voix plus éraillée du MC, comme prise par le froid, les rimes masculines sont frappées, crachées, donnant un effet de dureté à l’image des pavés parisiens qui font les lits des sans-abris. La diction est lente, s’allonge comme ces journées rythmées par la faim. Le refrain est construit sur le rejet de la rime finale “mort” et met en lumière le tragique destin des sans-abris. L’ambiance du morceau, dans son côté torturé sublimé par les mots, rappelle Saez, une influence certaine comme le montre l’emprunt du titre Il y a ton sourire.

Euphonik, James de son vrai nom, réussi à rendre universelle une hypersensibilité personnelle (par hypersensibilité, entendez une attention très forte aux sens et aux émotions). Les mots ne vont pas s’empiler pour construire un sentiment, mais creuser celui-ci, le polir, pour en saisir l’essence. Les vers de James sont, grâce à ce mécanisme, très imagés : le morceau Petite Conne par exemple est une chanson d’amour qui dépasse complètement les clichés débiles de la déclaration grâce à la force de ce verbe imagé. La femme fantasmée relègue le rappeur au rang d’observateur “Derrière ta robe coûteuse, teintée d’or et d’ivoire, il y a ta poitrine douteuse que je rêve encore de voir” avant de faire basculer la description vers une soumission à cette beauté dangereuse “Tu as mon âme au bout d’une fourche, tu incarnes l’étrange, tu es la perversion, et la pire version d’un ange”.

“Je t’imagine sur mon îlot, impossible n’est pas, Tu me prendrais dans tes bras comme la Vénus de Milo.” Petite conne

Les femmes sont omniprésentes dans cet album, on a cité les morceaux Petite conne et Il y a ton sourire, mais leur présence va au-delà du thème, car elles agissent comme fil conducteur musical du projet. Les insertions de répliques de films sont nombreuses et permettent d’aérer les morceaux puisqu’il n’y a pas d’interlude, mais seulement un outro dans le projet. Ces bulles d’oxygènes sont pour la plupart féminines (Jesse James pour Les yeux de mon père, Noublie jamais pour Une cigarette sous la pluie…). Dans le cœur des morceaux, James sample exclusivement des voix féminines pour l’accompagner, souvent en langue étrangère (espagnol pour Il y a ton sourire et anglais pour Loin de vous), et ces ajouts amènent de nouvelles tessitures de voix et plus de hauteurs, empêchant ainsi l’album d’être trop linéaire (aucun featuring). Une cigarette sous la pluie est un morceau pluriel car il démontre à la fois l’importance des femmes et l’évolution du rappeur. Ce titre est la genèse de la saga Vice et Trahisons démarrée sur les projets précédents. Dans le premier volet, il mentionnait le contexte de la rupture «Sous le fracas de la pluie la nuit risque d’être longue», on retrouve le personnage replongé dans cet univers, mais avec davantage de recul. Ici, il n’est plus question d’un déballage sentimental comme dans le premier volet (8min09!) mais d’une transformation de la douleur comme objet d’art, un nouveau regard plus dans le souvenir que dans l’affect, et une capacité d’immersion plus forte grâce aux bruits de l’eau et aux ajouts du beatmaker, qui n’est autre que le rappeur lui-même pour ce titre.

Il ne faudrait pas que cette chronique axée sur la poétique du rappeur occulte ses prises de positions : Euphonik parsème au fil des morceaux une vision personnelle et sombre du monde qui l’entoure. Pour embarquer l’auditeur dans cet univers désabusé, il utilise le prologue d’Une saison en enfer de Rimbaud comme introduction du morceau éponyme. On peut aussi évoquer un spleen baudelairien qui plane sur cet album, une bile noire que l’on retrouve chez Gainsbourg ou Renaud, desquels on perçoit tantôt le phrasé, tantôt le désenchantement. Lettres d’Or va dans ce sens, celui qui a « l’amour au bout d’un flingue » égratigne les majors, les artistes de l’under, la jeune génération, les biens-pensants… Cette radicalité entraîne une distance entre James et le commun des mortels, une différence exprimée comme une richesse dans Loin de vous.

Les ombres n’existent cependant pas sans lumière, qui provient de l’entourage proche du rappeur, et un morceau hommage comme Les yeux de mon père adoucit la noirceur du projet. On retrouve alors un ensemble varié, cohérent, basé sur les oppositions des sentiments.

« Que des calculateurs, c’est plus des mots mais de l’algèbre
Plus la rime est pauvre, plus ils sont riches et célèbres !
J’arrive solide dans ce combat, j’ai épaissi mon verbe,
Et tout ce ramassis de merde mon encre ne s’y mélange pas. » Lettres d’or

Euphonik m’a beaucoup fait penser à Fayçal par son utilisation de schémas de rimes très semblables. Les deux artistes ont une écriture à double détente, c’est-à-dire que l’on retrouve dans une mesure deux vers avec une rime finale ET une rime interne. Leurs variations s’opèrent à l’intérieur de ces vers : soit la rime finale se répète normalement au vers suivant, soit la rime interne vient la remplacer. Ce système de double rime entraîne un choix de mots plus large qui offre ainsi davantage de précision, au contraire d’un procédé comme l’allitération dont la forte exigence de la musicalité à tendance à noyer la précision du propos. Pour que cette comparaison soit plus évidente, je mets ci-dessous un exemple de chaque variation de chacun des rappeurs, on notera la similitude des morceaux grâce aux tournures interrogatives qui rapprochent leurs syntaxes.

Fayçal : Mes points d’interrogations

Est-ce que mes habitudes, mes rites, sont un cran démoniaque ?
Est-ce que mon
attitude abrite comme un grand paranoïaque ?

Euphonik: Est-ce que

On cherche la paix et l’équilibre toujours bloqué entre ces murs
Mais pour tous les
esprits libres il y a une clef pour chaque serrure.

Soit la première rime interne vient donner le son de la rime finale :

Fayçal:

Dois-je douter du meilleur ? Est-ce que j’ai des prémonitions ?
Est-ce que j’ai les
munitions pour aller shooter mes frayeurs ?

Euphonik

Est-ce qu’ils veulent me voir flancher ? Est-ce que pour eux j’ai honte ?
En voulant chang
er le monde, est-ce le monde qui m’a changé ?

Pour vous procurer l’album c’est ICI !

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

2 commentaires

  1. Cette album me suit partout … kikeus a mes côtés… je me souviens de tout de se grain de beauté dans le creux de ton cou …. ce grain de beauté vient de m’être retirée…

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