Vous connaissez les Exégèses rapologiques, ces articles que nous publions consacrés à l’analyse de grands morceaux de rap ? Les initiés s’en souviendront d’abord parce qu’ils sont longs : très longs. A lire, oui – mais aussi à produire. De fait, on a décidé de vous en offrir une version condensée, beaucoup plus brève car portant uniquement sur une à quatre mesures, et plus forcément sur des œuvres éternelles, lesquelles nécessitent souvent un élagage introductif trop étendu. Pour ici éviter cet écueil, coupons court à la préface : je vous présente la première édition du Topo rapologique sous les augures bienheureux de l’un des MCs les plus originaux de ces dernières années, qui a fait couler une belle quantité d’encre et de salive. Il est connu sous les noms de Jack Skellington, alias Sullyvan, a.k.a Vald – en ce qui concerne l’extrait qui va nous intéresser aujourd’hui, il provient de l’un de ses derniers morceaux en date, révélé le 21 octobre 2016 et intitulé Eurotrap.
J’péra des phases qui n’ont rien à voir entre elles
Je tédoi des ‘tasses qui n’ont rien à voir entre elles
Je bédave et passe des journées qui n’ont rien à voir entre elles
En fait je m’emmerde je crois qu’c’est ça l’enfer
Ce sont les ultimes mesures du troisième et dernier couplet, qui couronnent et éclaircissent un morceau qu’on aurait légitimement pu présumer presque entièrement dénué de sens sans elles. Plus précisément sans la dernière : les mouvements musicaux, oratoires et poétiques de ce passage s’efforcent en effet tous ensemble de la mettre en exergue par rapport au reste de l’extrait, et à vrai dire du morceau. On se penchera donc d’abord sur les trois premières mesures, illustratives, pour seulement ensuite se consacrer à ce vers final si significatif, qui renferme la clef du texte, et peut-être même de la pensée valdienne (il mérite son adjectif !).
Le premier ensemble est donc assez aisément identifiable, à plusieurs égards : syntaxiquement, ces trois premières mesures obéissent à la même logique [sujet (« je ») + verbe (« péra », « tédoi », « bédave et passe ») + complément (« phases », « ‘tasses », « journées ») + proposition subordonnée (« qui n’ont rien à voir entre elles »)]. L’effet de répétition est manifeste dès la première écoute, et met en relief le syntagme trois fois inchangé « qui n’ont rien à voir entre elles », lequel suggère l’idée principale de ce premier mouvement : l’incohérence, le chaos qui régissent la vie et l’art de Vald, lesquels n’ont décidément NQNT.
C’est d’abord son rap qu’il vise : « J’péra des phases qui n’ont rien à voir entre elles ». Si cette mesure trouve un écho éloquent avec une immense partie de la production du rap français depuis Booba grosso modo, elle prend une résonance toute particulière dans l’œuvre de Sullyvan, dont trois des quatre projets sortis à ce jour arborent en guise de titre son sigle-gimmick fétiche, NQNT – «Ni Queue Ni Tête ». De Kaaris à l’Hippocampe Fou, la plupart des MCs actuels ne se soucient que peu des impératifs sémantiques orthodoxes, laissant leur plume voguer partout où elle s’en sent l’envie ; mais l’autiste d’Aulnay a fait de l’absence totale d’ordre ou de raison (tels qu’on les perçoit traditionnellement du moins) son cheval de bataille, cela depuis ses tout débuts. Il se distingue ainsi par une conscience, une revendication et une exploitation aiguës de cette incohérence fondamentale, criantes dans cette première mesure qui annonce déjà la portée tautologique, voire méta-rapologique (oh le vilain néologisme!) du passage qui va suivre : de même qu’au refrain, Vald va rapper à propos de son propre rap.
Il poursuit par deux mesures qui opèrent une gradation marquée : si le fait qu’il « péra des phases qui n’ont rien à voir entre elles » peut sembler futile, ce chaos esthétique prend une teinte de plus en plus sombre et intime, puisque ses conséquences ne sont plus seulement artistiques, mais aussi sexuelles (« Je tédoi des ‘tasses ») et psychologiques (« Je bédave et passe des journées »). Ces lieux communs de l’egotrip, le sexe et la drogue, sont brillamment détournés : habituellement symboles d’un ego exalté, ils deviennent ici les avatars d’une monotonie mise en avant par tous les paramètres poétiques et oraux, c’est-à-dire par une syntaxe basée sur la répétition, un schéma de rimes presque parfaitement symétrique et un flow égal, déclamé.
Car paradoxalement, l’incohérence thématique exprimée est soutenue par une structure phonétique et prosodique réglée et très cadencée. On observe en effet une rime multi-syllabique, extrêmement efficace d’un point de vue rythmique, sur le début de chacune de ces trois mesures : « J’péra des phases », « Je tédoi des ‘tasses » et « Je bédave et passe ». Enfin, le flow est rapide, d’une intonation assez blanche et peu accentué, portant ses articulations sur la fin des mesures et vers leur milieu, sur la dernière syllabe des syntagmes rimiques précédemment cités – à l’exception de sa célérité, le flow déployé est ainsi très proche de la scansion traditionnelle de la poésie française, neutre et détachée.
Le résultat de cette configuration répétitive est une monotonie, un ennui palpables, lesquels, loin d’être linéaires, sont soutenus par une gradation thématique ascendante qui les fait passer du domaine de la légèreté désinvolte typique de Sullyvan à celui de la réalisation dramatique de la vacuité de l’existence : c’est exactement cette idée qu’achève de souligner la mesure finale, « En fait je m’emmerde je crois qu’c’est ça l’enfer ». Sa subite profondeur n’est pas si inattendue, car ingénieusement introduite par ses prédécessrices qui se chargent de fournir progressivement des illustrations, des preuves de cet ultime constat, ainsi que le suggère l’usage de la locution adverbiale « En fait » qui sert à préciser, à énoncer plus clairement une réalité.
Comme on l’a dit plus tôt, d’autres facteurs sont mobilisés pour distinguer cette dernière mesure du reste du morceau : un changement d’instrumentation qui se traduit par un break total ; un flow non plus binaire mais tertiaire, dont l’intonation est encore plus détachée, les accents encore plus plats, le rendu encore plus désincarné, presque pathétique tant il présente toutes les caractéristiques oratoires d’une confession sincère et secrète ; et enfin une variation du schéma phonétique, qui montre une survivance de la rime multi-syllabique précédente en [é] et [a] (« qu’c’est ça »), mais une autre surtout, sur les phonèmes vocaliques [en] et [è] (« En fait », « emmerde », « enfer »), qui résonne avec la triple répétition finale du syntagme « entre elles », laquelle prend alors tout son sens. Considérée dans son ensemble, la structure rimique est donc assez simple, car régie uniquement par deux dispositifs sonores relevant du même procédé – la rime multi-syllabique –, mais elle est suffisamment dense et variée pour témoigner d’une véritable maîtrise du matériau phonétique.
« En fait je m’emmerde je crois qu’c’est ça l’enfer ». Le mot est fort. Loin d’être un pesant témoignage à valeur seulement personnelle, psychologique, il offre un aperçu de la logique esthétique par laquelle opère Eurotrap, et une large part de l’œuvre de Vald. L’ennui, c’est l’enfer – un enfer duquel le MC d’Aulnay tente de se soustraire par une recherche et un exercice acharnés d’incohérences et d’anomalies en tous genres, qui viendraient briser la monotonie d’un quotidien insupportable. Le chaos est l’ennemi de l’uniformité et de « l’enfer » qu’elle induit – le désordre est désirable. D’où l’intérêt de « péra des phases qui n’ont rien à voir entre elles », d’où une Eurotrap insensée, orgie de mots et de sons – d’où le style si excentrique de Sully, « incompris comme Eddy Malou » finalement. De Branleur (« C’est tout le temps la même chose : tu fais rien mais tu te reposes ») à Envie (« Je cherche à casser l’ennui »), cette peur du vide et le chaos qu’elle engendre traversent et caractérisent l’œuvre de Vald, dans ses thèmes comme dans ses mécaniques stylistiques les plus profondes. S’il n’a que faire du sens de ses mots, c’est que ceux-ci n’en ont aucun besoin – la rime, le flow, le bruit enfin suffisent à produire du rap, à couvrir le silence (« J’péra parce que j’parle pas » – Gusta Me).
Mais peut-on vraiment parler de simple indifférence quand l’Aulnaysien revendique explicitement et fièrement le « Ni Queue Ni Tête » ? La sémantique orthodoxe semble être volontairement malmenée, repoussée. Le confinerait-elle à l’uniformité qu’il fuit? la pratique obstinée du « Ni Queue Ni Tête » lui permettrait-elle de garder les siennes ? Mais le chaos même peut faire ordre : le remède n’est que trop éphémère, et vite le dissolu devient coutume, habitude, routine, comme nous le rappelle la répétition triple de la proposition « qui n’ont rien à voir entre elles ». Comment ne pas tourner en rond alors ? Comment expliquer la relative longévité et l’exceptionnelle créativité de Sullyvan ? La réponse est peu claire dans nos quatre mesures, mais éclatante dans tout le reste d’Eurotrap et de la discographie de cet autiste génial : une inépuisable abondance de rimes accompagnée de toujours plus de flows.
S’il mérite amplement son pompeux adjectif académique, Vald demeure un rappeur d’abord, et pas moins que l’un des plus versés dans la dimension technique de son art. Exploitant à fond les ressources phonétiques et prosodiques de la langue, s’appliquant toujours à élaborer des schémas de rimes ultra-denses et variés, à diversifier autant que possible des accents et des tons extrêmement souples tout en s’essayant régulièrement à une large gamme de loufoqueries vocales, Vald témoigne avant toute chose d’un culte de la performance d’une intensité rare en France, comme aux États-Unis d’ailleurs. De fait, l’un de ses terrains de prédilection (prédation?) est l’egotrip, genre par essence caractérisé par la domination du signifiant sur le signifié, de la rime et du flow sur le sens (on vous invite à consulter cet article pour approfondir ce sujet). Là est la base primordiale de son rap absurde ; nous en avons vu parmi les plus grands détails.
L’egotrip, c’est aussi l’expression de sa subjectivité et, il est important de le préciser, pas forcément dans la fanfaronnade ; on pensera à Guedin, ou à Lalala, deux morceaux provenant du premier projet de notre Valentin national, NQNTMQMQMB. Ce n’est pas un hasard : l’egotrip, c’était surtout le Vald affamé et impétueux des débuts – le genre a néanmoins imprégné et nourri son art jusqu’à aujourd’hui, dans ses aspects techniques oui, mais aussi, dans une moindre mesure, thématiques. Comme le montre Eurotrap, son ego est encore l’un de ses sujets favoris ; et si cet ego n’est qu’incohérences et incertitudes (jusqu’au bout le doute subsiste – « je crois qu’c’est ça l’enfer »…), comment son rap pourrait être autre chose que chaos insensé, sans queue ni tête ? Eh bien celui-ci n’est qu’apparence, ordonné, réglé par les impératifs de la performance rapologique que sont la rime et le flow (« le massacre est précis ») : ce sont eux en vérité qui permettent à Sully de « casser l’ennui », et la technique assure ainsi à l’esthétique du non-sens une protection contre l’écueil de la redondance (quant à Selfie, l’auteur de cet article reste démuni d’explication, mais pas d’affection).
Le rap, la rime, le flow semblent finalement n’être pour Vald que les meilleurs moyens qu’il ait trouvé pour s’extirper de son « enfer », des divertissements indispensables, et lucides… Vald, c’est la performance technique rendue absurde, déchirée entre la conscience de sa vanité et sa nécessité existentielle.
Des fois elle m’demande de m’exprimer, je… J’lui dis que je sais qu’rimer, y a… Y a rien à faire, laisse tomber
Je m’ouvre à personne, j’ai mal (Ouais)
En fait y a qu’ce cahier qui peut avoir une vague idée de c’que j’peux être (Ouais), une vague idée
Heureusement qu’il est là (J’me demande qu’est-ce que j’ferais sans lui), ouais heureusement que t’es là
Sûrement que j’exploserais, (Hin-hin) ou que j’passerais mon temps à m’taper des queues (Ouais)
Heureusement que t’es là – Journal Perso