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Pour une retranscription harmonisée des textes de rap – Lettre ouverte aux Genius

Le présent article se veut d’utilité et à usage publics, répondant à un constat si ce n’est alarmant, au moins dérangeant : il s’agit de la difficulté à retranscrire les textes de rap selon des critères non arbitraires, qui induit nombre de curiosités et bizarreries formelles ainsi qu’une instabilité récurrente entre les versions des différents sites répertoriant les paroles de musique.

En guise de référence on utilisera principalement Genius, car étant l’un des plus rigoureux de ces sites, qui plus est consacré au rap en majeure partie. Chaque Genius, chaque contributeur est ici remercié, et invité à poursuivre la lecture pour participer à l’uniformisation, à la rationalisation de l’admirable catalogue qu’est déjà Genius. En s’inspirant d’exemples concrets, on s’efforcera donc de cerner et de dégager des règles, ou plutôt des exigences, inhérentes à la forme rap et à sa structure. Le but sera donc moins de s’approcher de la métrique originelle de chaque rappeur, toujours subjective, que d’établir un système logique global permettant, c’est le titre de cet article, une retranscription harmonisée des textes de rap sur des critères fixes et constants.

Le texte de rap : une entité virtuelle

Mais avant tout cela, un axiome doit être posé : le texte de rap n’a d’existence que virtuelle. Cela indépendamment de la maestria poétique du MC. Cette loi du rap remonte à ses origines : le MC n’était que cela, un Master of Ceremony, un animateur de soirée qui ne fait à aucun moment intervenir l’écriture dans sa performance, entièrement oratoire. Ce n’est que par la suite que les rappeurs se la sont accolée, et avec elle des prétentions poétiques. De fait, le rap constitue moins une forme de poésie orale que d’oralité poétique : quasi systématiquement pensée du point de vue de l’interprétation oratoire, la poétique du rap est ainsi indifférente à la rime visuelle et particulièrement sensible à l’assonance, comme en témoigne la mobilisation fréquente de la rime multi-syllabique.

Il n’existe de plus aucun recueil de textes de rap : ce n’est pas une coïncidence. Même l’exception de l’ouvrage Mines de cristal d’Oxmo Puccino n’en est finalement pas une, puisqu’étant la compilation de paroles de morceaux préexistants – nulle conception originellement scripturale, donc. Le texte de rap n’est pas voué à la lecture silencieuse, il n’est qu’un prototype incomplet destiné à s’accomplir au prisme de l’acte de scansion : « c’est l’exécution du poème qui est le poème », disait Paul Valéry dans sa Première leçon du cours de poétique. Transposé au MCing, c’est le propos que tient Christian Béthune dans l’ouvrage Pour une esthétique du rap :

Les mots n’ont en l’occurrence d’intérêt que s’ils sont posés sur un beat, les récits n’ont de sens que dans la mesure où les textes sont capables de faire ouïr leur musique intime, les paroles proférées n’ont de valeur que si elles sont portées par le rythme d’un flow sans faille.

Bref, l’œuvre de rap est d’abord et avant tout orale, sonore, musicale. Cette vérité première doit toujours être à l’esprit du Genius : l’objet qu’il se propose de figer dans le domaine de l’écriture appartient fondamentalement à celui de l’oralité. Ainsi, la logique oratoire prendra systématiquement le pas sur celle de l’écrit. Si un rappeur prononce « qu’j’te », c’est-à-dire une cacophonie de consonnes achevée par une voyelle finale, on l’écrira ainsi, sans se soucier des règles typographiques orthodoxes qui exigent une unique apostrophe par mot, soit « que j’te » ou « qu’je te » (par exemple, Niro dans le refrain de #BaWéMonAmi : « C’est tard la nuit qu’j’remets tout à jour »).

De même pour les mots tronqués à l’oral, comme le « p’tit » dans Solaar Pleure ou « insout’nable » dans Rap Sauvage de Tandem. De plus, on réservera les signes de ponctuation aux pauses et mouvements oratoires : une virgule pour une courte pause, un point pour une longue, les deux points et les points de suspension lorsque la scansion le suggère seulement. On évitera aussi les abréviations comme « etc. » pour écrire « et caetera », et on préférera transcrire les nombres en toutes lettres (dans un souci de lisibilité, on pourra toutefois s’en abstenir pour les années et autres numéros de département), tout cela afin de mettre en évidence la quantité syllabique et les possibles jeux de sons, éléments essentiels de l’interprétation du rappeur. Le texte doit à tout prix refléter la prosodie du MC.

Encore une fois, il ne s’agit pas de retrouver le texte tel que l’a conçu le rappeur, tâche presque irréalisable à l’ère de la disparition des livrets discographiques (R.E.P), mais plutôt de s’accorder sur les grands principes de la forme rap pour mieux servir l’art des MCs, le rendre plus lisible dans tous les sens du terme, notamment en accordant à sa dimension scripturale, au texte, la place qui lui revient : celle de subordonné de la scansion, de subalterne de l’oralité qui fait que le rap est rap.

Métrique et cadences

Maintenant, le gros du morceau. En effet, nous n’avons toujours pas évoqué ce qui constitue sans peine le problème le plus courant et le plus épineux dans la retranscription des textes de rap : quand commence et s’arrête la mesure, autrement dit le vers (en rap, vers ou mesure ? Cette hésitation terminologique même est en cause) ? Cette question est éminemment rythmique ; en littérature, le cas qui finalement concerne l’exercice de retranscription, on parle alors de métrique. Mais comme on va le voir, cette notion dépasse le cadre de la poésie. Benoît de Cornulier la résume ainsi dans l’Encyclopaedia Universalis : « la métrique est l’étude des régularités systématiques qui caractérisent la poésie littéraire versifiée ». Ce qui définit le vers, en somme. Pour exemple, la métrique française est syllabique, c’est-à-dire que le mètre, la mesure du vers, y est déterminé selon le nombre de syllabes.

Il s’agit alors d’identifier ces « régularités systématiques » dans le rap, ce qui fait sa cadence. Ses cadences, en réalité – car ne se limitant pas à la mesure poétique uniquement, la métrique du rap est triple. Les principes rythmiques qui vont être énoncés ici, chaque amateur de rap, chaque Genius surtout, les aura depuis longtemps déjà intégrés plus ou moins consciemment. Pour atteindre le but fixé, il convient néanmoins de les formuler clairement – procédons donc à l’examen de ces différentes cadences :

La cadence musicale

C’est celle du beat, dogmatiquement binaire et régulière. C’est la toute première étape par laquelle doit passer toute retranscription de texte de rap : évaluer l’écart entre cette cadence musicale, celle du texte et celle de la scansion (infime spoil). Les morceaux pré-1995 nous facilitent souvent la tâche en les mêlant intégralement : c’est le fameux flow en quatre temps, absolument binaire et régulier comme le beat, trouvant sa source dans une écriture qui l’est tout autant, faite d’une syntaxe orthodoxe, et de schémas de rimes carrés et homogènes.

Même si le MC ne les confond pas tout à fait, examiner cette cadence première est primordial, simplement afin d’éviter de faire correspondre un vers à deux ou six temps, soit une demi-mesure ou une mesure et demie, au lieu de quatre temps, soit une seule mesure. C’est peut-être pourquoi les rappeurs parlent indépendamment de vers ou de mesures : leurs textes, leurs vers sont fréquemment construits selon cette cadence binaire du beat, selon la mesure. Ainsi, rendre la retranscription homogène passe d’abord par la structurer selon cette équivalence vers-mesure.

Toutefois, et à l’exception de certains MCs comme Sinik ou Fayçal qui relèvent de ce cas précis, considérer cette métrique musicale seule peut vite devenir problématique ; c’est pourtant la position adoptée par Paul Edwards dans son ouvrage How To Rap: The Art and Science of the Hip-Hop MC. En appliquant ce qu’il appelle le flow diagram, voici la retranscription du refrain de Samouraï de Shurik’n, sorti en 1998 (un vers vaut donc quatre temps, soit une mesure ; les caractères gras correspondent aux syllabes musicalement accentuées car prononcées sur les temps forts) :

On joue dans un chanbara, la fier,
La loi tuent, comme un bon vieux Kuro
sawa, la main sur le katana, même si
La peur m’assaille, je partirai comme un samouraï

Le problème apparaît clairement, dès lors que le flow et l’écriture se complexifient. Outre les divisions artificielles induites par un tel découpage (comme c’est le cas de « Kuro- / sawa »), celui-ci, calqué sur un beat absolument régulier, éclipse totalement les jeux de sons, les écarts syntaxiques, les élans oratoires du rappeur, bref tout ce qui fait la sève de son style même. Bien qu’essentielle, la métrique musicale ne peut donc pas suffire à l’identification des articulations structurelles du texte de rap.

La cadence poétique

Elle est principalement incarnée par la syntaxe, la syllabe et la phonétique, autrement dit la constitution de la phrase, le nombre de syllabes et le schéma de rimes, qui se confondent très régulièrement. C’est-à-dire que le MC les fera naturellement coïncider – ce cas de figure est le plus fréquent et se retrouve partout. Ainsi de Daniel Sam de Booba :

J’ai pris le jet, l’A7 est embouteillée
Ta carrière de chien ne vaut même pas mon mobilier
Ma voiture préférée, en vrai c’est la voiture bélier
J’ai niqué leur go mais c’est normal j’ai tout payé

L’équivalence syllabique, quoiqu’approximative, est présente ; une mesure vaut une phrase ; et le schéma de rimes s’avère régulier, privilégiant manifestement la fin des vers. Mais il est notoire que le rap ne saurait être enchaîné par de quelconques impératifs formels : le MC est libre d’en adopter ou d’en user, mais l’expérience montre que leurs textes dépassent les contraintes poétiques orthodoxes. Comme on a essayé de le prouver dans la quatrième édition des Théories rapologiques, la seule « régularité systématique » suffisamment récurrente en rap pour y être pertinente, c’est la rime, et plus généralement tous les dispositifs sonores déployés par le rappeur. C’est leur distribution, leur disposition qui imprime sa structure au texte dans l’immense majorité des cas.

Pour le formuler autrement, l’examen des schémas rimiques d’un morceau de rap suffit souvent à une retranscription claire et circonstanciée de celui-ci. C’est ainsi qu’opère la plus grande partie des Genius, et son efficacité fait donc de l’étape d’identification de la métrique poétique la plus importante sans doute dans le processus de retranscription du texte de rap. Le lecteur averti aura alors peut-être repéré une contradiction par rapport à la partie précédente de notre développement, où l’on insistait sur la prééminence de l’oralité sur l’écriture en rap. C’est que, et c’est là un tout autre sujet d’analyse, la cadence poétique se confond très régulièrement avec la troisième de notre liste, la cadence oratoire, cela parce qu’elle la dicte dans une certaine mesure.

La cadence oratoire

C’est la définition la plus courante du flow : c’est schématiquement l’accentuation et l’intonation de l’interprétation. Ce flow, cette cadence se base et s’élabore sur un texte muni de sa propre métrique, de sa propre cadence : libre à lui alors de s’en rapprocher ou de s’en éloigner. Mais là encore, l’expérience révèle que l’accentuation orale des MCs tend très fréquemment à porter sur les dispositifs structurels du texte, autrement dit les sonorités. D’où le fait que l’observation de la cadence poétique suffit souvent à percevoir les grandes articulations rythmiques de la scansion.

Pourtant, la cadence oratoire n’en demeure pas moins reine, et nombre de cas problématiques nécessitent son examen. Pour se saisir d’un contre-exemple exacerbé, que faire en l’absence de rimes, d’effets sonores, avatars si communs de la métrique poétique ? Cette circonstance rarissime en rap français comme américain, on la retrouve chez des MCs tels que Mac Tyer ou Fuzati, dans leurs productions du début des années 2000. Voici un extrait de Rap Sauvage, du premier, qu’on a brièvement cité plus tôt :

Vu que boire un p’tit coup n’effraie plus grand monde
Je trinque avec le diable quand la douleur est insout’nable
Je rappe ghetto, ouais je rappe ma vie
Quand on vit dans les soupirs, le silence est une blessure

Ici, c’est non seulement l’équivalence syllabique et l’agencement syntaxique – donc la métrique poétique – qui crée la mesure, mais aussi et surtout l’interprétation de Mac Tyer, sa cadence oratoire, qui confirme et soutient la première en l’absence des procédés rythmiques coutumiers du MCing que sont les sonorités. Pour ainsi dire, et même si cela relève entièrement du truisme, c’est un morceau qui nécessite l’écoute avant la retranscription. Le texte seul étant sujet à polémique, on se fiera au flow du MC pour étoffer et valider la version scripturale. Dans les faits, le Genius n’aura que rarement recours à l’identification de la cadence oratoire ; elle deviendra cependant parfois indispensable, au gré de la complexité de sa combinaison avec les deux autres cadences.

Pour assurer la pertinence structurelle de la retranscription, on passera ainsi par l’étude de ces trois métriques, de ces trois cadences, dans un constant mouvement de va-et-vient, jusqu’à ce que soit déterminé laquelle d’entre elles s’avère la plus efficace, la plus juste pour représenter le texte concerné.

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