Chroniques Projets récents

[Chronique] Lord Esperanza – Drapeau noir

Lord Esperanza va mourir dans sept ans, c’est lui qui le dit : « Putain d’rockstar, j’ai vingt ans, je n’en ai plus qu’sept à vivre » (Emily). En attendant et après avoir multiplié les collaborations éclectiques (Django, Eden Dillinger, High Five Crew, Nelick, Pollux…) il nous livre son deuxième EP, Drapeau Noir

« En profondeur ou dans l’étendue, l’art doit être déchirure. Le but supérieur de l’Art est le fracassement »Louis Calaferte

En écoutant le projet, j’ai repensé à cette phrase de Calaferte, c’est ce dont il s’agit ici : un éclatement de particules diverses, le fracas de ces putains de frontières génériques que l’on appose aux œuvres d’art. Savoir tout faire est une chose, chant, rap, écriture, divertissement, flow, émotion… Mais savoir tout faire en même temps en est une autre. Lord et Majeur-Mineur, le beatmaker de l’EP, déclarent la guerre à la linéarité et à la monotonie, bousculent l’horizon d’attente de l’auditeur et réussissent à donner une cohérence à tout cet éclatement rapologique. C’est la réunion de ces fines particules éparpillées qui forme le cœur artistique de Drapeau Noir.

Le véritable apport de Lord, c’est son exigence de la musicalité. S’il n’est pas étonnant d’entendre le déballage technique, les variations de flow et les inflexions de voix dans les morceaux plus egotrip comme Emily, les textes plus intimistes du rappeur ne souffrent pas d’un délaissement en la matière, comme le montre l’excellent couplet de Danse avec les ombres. La quête de soi, thème récurrent du disque, épouse différentes formes : les mélodies planantes permettent de se chercher dans l’intime par le biais du chant, le titre éponyme montre très bien la concordance entre le questionnement personnel et cette forme plus aérienne ; à l’inverse, ces instrumentales peuvent aussi accueillir la voix enragé du rappeur, qui trouble volontairement sa déclamation pour créer de franches rupture entre fond et forme, comme c’est le cas du dernier morceau Love Yourself. Chaque émotion subit une transformation, par exemple la douleur se teinte de rage dans L’Insolence des élus, chaque douleur devient une expérience, chaque expérience devient une expérimentation musicale. La quête d’identité du jeune homme va de paire avec la recherche musicale. S’il se montre parfois éparpillé ou excessif (l’arrogance sonne parfois faux, l’impatience se fait aussi ressentir dans certains placements), ces quelques défauts sont à mettre en perspective avec l’authenticité de la démarche du projet : se chercher et se raconter, même dans les erreurs et les excès. Il est primordial de souligner le travail de Majeur-Mineur qui parvient à donner l’écrin parfait pour l’expression de sentiments aussi variés tout en faisant prévaloir la cohérence musicale entre les morceaux.

« Les yeux rivés sur mes deux lunes
J’ai vu mes rêves s’engouffrer dans un puits sans fond,
On sait c’que les puissants font
Tant d’appelés pour si peu d’élus,
Ici faut vaincre pour convaincre
Rongés par le froid du déluge
On rêve de plus, on rêve du monde
On rêve de quitter l’sol donc me parle pas d’équité
Commence par savoir qui t’es…
 » – Love Yourself

On dit souvent que la technique sans fond n’est que de la poudre aux yeux, or la plume sans voix est d’autant plus vouée à mourir, à lasser. Les textes de Lord sont entièrement au service de sa déclamation, la technique n’est plus un but mais un outil. Chaque syllabe fait l’objet d’une lecture particulière: mises en valeur ou isolée dans le texte grâce aux placements du MC, hauteurs de voix différentes, accélération ou ralentissement, rien n’est laissé au hasard dans la forme. Pour divertir l’auditeur, ces choix esthétiques variés sont primordiaux, seulement celà va plus loin que le divertissement, ces aspects d’apparence purement musicaux offrent des éclairages sur le sens même des textes. La forme exerce donc une action sur le fond. Des morceaux les plus intimes et mélancoliques sont davantage chantés (Origine). Les flows très découpés, accentués par le dernier temps superposé à la dernière syllabe d’une phase montrent le panache et l’affirmation des convictions, ce sont des flows que Lord utilise pour les egotrips ou pour exprimer des émotions passionnelles comme la colère. Parfois, la voix se noie en fin de phrase pour donner une impression de facilité (pour les egotrips) ou de la lassitude (pour la déception ou la mélancolie). Les variations de flow démontrent la palette des émotions exprimées dans cette quête de soi. Le flow n’est pas seulement une démonstration de style, mais un véritable vecteur de sens, l’interprétation du rappeur signifie autant qu’elle fait bouger la tête. Par exemple :

« J’ai pas su l’aimer passionnément
J’ai pansé les maux
Pensant vraiment que ses démons puissent l’emmener
Poussant vainement son puissant venin
J’attends l’avènement du tout-puissant demain.
 » – Comme les autres

Dans ce passage, Lord appuie sa voix sur les allitérations en –p, créant des minis pauses dans sa diction, ce qui rend le passage à la fois très rythmique et laborieux dans sa déclamation, une apparente difficulté qui vient appuyer ce qui est raconté, à savoir l’échec d’une relation où il ne semble pas avoir su aimer convenablement la personne en question. Ce passage marque aussi une parenthèse dans l’instru, l’instrument est absent, le beat effacé. Juste après ce passage, l’instru reprend tous ses éléments et Lord rappe ces mots :

« On aime donc jamais personne mais des qualités
Je l’ai croisée dans un rêve j’ai vu briller ses deux iris
Contre lesquels je ne pouvais en aucun cas lutter
Parfois la peur ternit tes rêves
Sous le plafond des ténèbres si tard l’été
J’ai l’index tendu vers l’éternité
Puisque de battre mon cœur, cœur, cœur s’est arrêté
 »

Il emploie alors un flow plus rapide, le schéma de rime change également : les rimes sont retardées à l’écoute du fait de leur alternance, le flow est moins accentué et découpé, les rimes chantées et donc étirées dans le temps collent parfaitement à la description du texte qui raconte un moment suspendu, un échange de regard et la présence du rêve.

Majeur-Mineur travaille énormément ses pistes pour multiplier les effets au service des propos du rappeur (très visibles dans le dernier track), ce dernier offre une panoplie dense de techniques à la fois rappées et chantées. Impossible donc de se lasser d’un morceau tant Lord met du soin à évoluer au sein de la même instru, à l’image du morceau L’insolence des élus. Dans le dernier couplet, Lord utilise le « je » pour décrire les maux de la société, un choix habile qui le fait se positionner au cœur de cette société décriée, évitant la posture de moralisateur détaché qui jonche les mauvais textes de rap engagé. Le couplet utilise l’énumération, la somme de petites phrases assassines pour peindre le paysage chaotique de nos environnements.

« Je suis la crainte de Marx, le désespoir des astres
J’suis l’absence de conscience devant c’putain désastre
J’suis le regard des autres, j’suis la détresse d’un jeune
Qui s’éteint dans l’désordre
 »

Ces petites phrases ne sont pas sans rappeler le règne de la communication ultra rapide, la culture du buzz et de l’immédiateté, Lord utilise les armes de ceux qu’il dénonce avec brio. Là encore le flow est porteur de sens, à mesure que le texte avance, il accélère et devient rageur, hurlant sa colère devant cette accumulation et jusqu’à la saturation, rappelant que là où chacun semble se résigner devant l’insolente cascade de drames qui sévit en France, ce trop-plein peut et doit se transformer en rage, le vase doit déborder pour créer du changement. Ces démonstrations techniques viennent coller une gifle à ceux qui pensent qu’on ne peut pas bouger la tête sur des morceaux engagés et qui associent ces tracks à des lentes agonies musicales totalement inaudibles pour les auditeurs pressés que nous sommes.

Lord et Majeur-Mineur ont réussi un projet court mais dense dans lequel la musicalité a son trône sans jamais user de son pouvoir pour écraser le sens, les ambiances variées soulignent les différentes facettes d’un jeune homme qui cherche sa voie. De bon augure pour le futur, car comme Lord le rappe pour clôturer l’album, « Je n’veux pas être, je veux devenir ».

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.