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[Chronique] Lautrec – Hapax, la solitude contemplative

Hapax du grec hapax legomenon « chose dite une seule fois » ; expression ou mot n’apparaissant que par une fois dans un corpus donné. C’est le nom de l’album de Lautrec sorti vendredi dernier. Lautrec faisait son entrée sur la scène rap il y a tout juste deux ans avec le projet La cruauté tranquille du quotidien suffit, des mots que l’on doit au peintre du XIXè siècle Toulouse Lautrec à qui l’artiste a aussi emprunté son pseudonyme. Ce choix est le premier mérite que l’on peut attribuer au MC car Lautrec est un grand peintre et sa palette se pare progressivement de sombres nuances.

Les cloches d’abord, puis des mots, puis enfin des notes qui démêlent une certaine légèreté cristalline. Aux premières secondes de l’album, Lautrec s’inscrit déjà dans un courant pictural. L’écho de cloches qui résonnent, puis des mots qui semblent avoir été extraits d’une simple conversation. Mais c’est l’auteur qui s’efface déjà du paysage urbain, se plaçant au centre d’un manège humain qui se répète, et dont il livre une description où tous les sens sont convoqués, comme affutés par une observation triste, crue, mais toujours subtile.

« Vaguement émouvants dans leur détermination à gratter un peu d’amour à emporter». Intro

D’abord accompagné de Guts (ex Alliance Ethnik) pour les productions de La cruauté tranquille du quotidien suffit, cette fois ce sont les musiciens Dan Amozig et Kung Lao qui ont travaillé à ses côtés.

Avec Hapax, Lautrec donne une nouvelle importance aux instruments dont ressortent des ambiances qui se renouvellent à chaque morceau. Très singulières, que ce soit les douces notes de guitare dans Plic Plac qui concluent un morceau ponctué de montées en puissance hargneuses, ou encore dans Le petit Dormeur du val dont la fin rock surprend et constitue une grande prise de risque. La principale nouveauté d’Hapax est en fait l’inauguration d’une relation puissante entre la voix et les instruments qui n’ont jamais eu autant d’importance chez Lautrec. Par cette variété de mélodies, Lautrec passe de l’empathie à la colère et toujours au travers le prisme du doute.

Dans L’Aleph, le dédoublement de sa voix lui permet d’endosser le rôle allégorique de la douleur. Par la même volonté de se glisser en dehors de lui même, mais en changeant le ton de sa voix cette fois, il se met dans la peau de la femme, de l’homme et de l’ado dans Triptyque, dont le titre me semble être une référence aux arts plastiques. Ce qui est fort, c’est que Lautrec ne tombe pas dans la caricature sur laquelle il est parfois facile de s’acharner. Non, l’auteur ne fait pas un portrait d’une société globalement décharnée mais des portraits individuels d’hommes et de femmes d’une beauté touchante par leur simplicité. Il a d’ailleurs, avant Hapax, sorti quatre portraits d’un peu plus d’une minute, où, à chaque fois, il prête sa voix aux personnes qui se confient à lui. Une série qui illustre à quel point l’artiste « (j’) aime être oublié.. loin ».

« Insipides, abjects », « les emmerdes qu’on entasse », « les concessions qu’on empile »… Le parc de Belleville est un passage à tabac de la médiocrité qu’on ne s’avoue pas. Alors que certains pourraient hausser le ton sur ce titre (ou encore dans Les gens) en vue d’une catharsis, il transmet l’impression d’être désarmé face à un avenir inquiétant dans lequel on s’aventure seul. Hapax parle en effet de solitude, mais de solitudes au pluriel, celle du serveur et de la jeune femme dans Je t’ai vue, celle de Misa Criolla ou celle d’Esc.13 Bat.B et de l’anonymat que ça entraine : « je suis personne je suis tout le monde et c’est pas juste » Triptyque.

Bien que cet album expose une solitude, c’est avec cette admirable envie de se dévoiler et peut être de nous dévoiler, que le rappeur nous délivre Hapax. Cet album est le reflet de l’observation d’un quotidien qui n’est plus cruel par sa tranquillité mais par l’isolement. Mais un souffle optimiste s’extrait de cette atmosphère brumeuse : la contemplation à laquelle Lautrec se livre n’est-elle pas le remède à cette solitude ? Le MC partage avec le peintre cette obsession pour la contemplation de laquelle nait une œuvre, peinte ou musicale. En élaborant Hapax, malgré les coups de pinceau au flow mouvementé, les coloris froids et amers, Lautrec rend moins seules les personnes qui se sentent oubliées. C’est pourquoi il nous le chante ou nous le murmure, sa voix vacillante nous invite à observer puis écrire (ou dessiner), pour prendre du recul ou, au contraire, pour plonger, tête baissée dans le monde.

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Henri de Toulouse Lautrec, Au bal du Moulin de la Galette, 1889, huile sur toile, The Art Institute of Chicago

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