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[Interview] l’ABCDR du Son (3/3) – « L’unanimité, ça n’existe pas sur Internet. »

Une question que j’ai oublié de poser au départ : pourquoi ce nom de l’Abcdr ?
JB : Ça je ne sais pas, j’aimerais bien qu’on m’explique.
Nico : Il n’y a pas d’histoire super complexe et recherchée, c’est un jeu de mots à la con. La base de tout ça, c’est quand on a monté les premières page de l’Abcdr avec Arnaud (Mase pour ceux qui s’en rappellent encore !), on écoutait pas mal le Saïan Supa Crew. Et il y avait un morceau qui s’appelait L’Abécédaire des Cons. On ne voulait pas forcément un nom du genre Strictly Hip-Hop ou Hip-Hop Machin. Avec le recul, je pense qu’on changerait 25 fois de nom (tu n’imagines pas la galère quand tu donnes oralement l’adresse du site !). D’un point de vue stratégie Web c’était complètement pourri, mais en même temps c’est cool, c’est nous et ça fait parte de l’histoire du truc.
JB : Autant l’interface on a pu la changer, autant l’adresse on a dû composer avec.

Changeons de sujet. Comment avez-vous eu l’idée des 100 Classiques ?
JB : Ça commence sur notre forum. Si mes souvenirs sont bons, c’est un mec appellé Alchi qui nous avait proposé l’idée : ça vous dirait de faire un top 100 Rap français en faisant voter les gens ?. On en a parlé entre nous et on a commencé par mettre en place un formulaire de vote. Au départ, ça devait ressembler à un article classique, dans l’esprit des « Abcdr d’Or », des petits trophées qu’on a faits pendant quelques années, où les lecteurs pouvaient voter pour leurs albums de l’année. L’un des éléments déclencheurs du projet, ça a été une discussion avec Aspeum – ancien pilier du site – qui m’a dit, en gros, Vous avez l’opportunité de faire un gros truc, ne faites pas les choses à moitié, vous verrez, ça vaudra le coup.
Sur Internet, il y a souvent cette idée qu’il faut courir après l’actu du moment, mais si tu prends le temps de concevoir un projet hyper-solide, sans penser à ta prochaine mise à jour, ça peut avoir bien plus d’impact que la somme de tous les autres petits articles que tu ferais à la place. Moi qui avait pété un plomb en voyant l’interface du classement d’Empire, j’ai donc commencé à bosser une interface similaire. Puis on a eu le soutien d’un statisticien pour le dépouillement, puis il y a eu l’idée d’aller chercher les artistes pour leur faire commenter les morceaux, puis on a proposé aux Haterz d’illustrer les pages, etc. Au fil des mois, le projet est devenu de plus en gros, on avait de plus en plus d’idées et on n’en voyait plus le bout. Sur la fin, Nico disait « Bon les gars faut qu’on se fasse une deadline parce que sinon le truc ne sortira jamais »
Nico : C’est comme les interviews qu’on obtenait. Au départ, on se disait qu’on allait faire une interview complémentaire. Puis on en faisait trois, quatre. Ensuite, on s’est dit que ce serait bien d’avoir les mecs qui sont au sommet du classement. Ceux qui te semblent complètement inaccessibles.
JB : Finalement, on se retrouve à interviewer Booba. Alors que ça faisait dix ans qu’on se disait que c’était impossible, on se retrouve au téléphone avec lui. Il ne se rappelait même pas de ses vieux morceaux (rires). Ce qui est drôle, c’est qu’au final certains considèrent encore que c’est notre classement alors que c’est le classement des lecteurs. D’ailleurs si c’était notre classement, il aurait probablement été très différent.

Tu évoquais plus tôt les critiques que vous aviez reçus à ce sujet.
JB : L’unanimité, ça n’existe pas sur Internet. La barre J’aime/J’aime pas sur YouTube en est l’illustration parfaite : même si tu fais le truc le plus mortel de la terre, il y aura toujours deux ou trois types qui diront que c’est de la merde. C’est quasiment mécanique. Il y a des critiqués fondées et il y a la simple malveillance, mais tout ça, ça fait partie du jeu, il faut juste faire le tri. Ce classement, en tant que classement « officiel » des 100 plus grands morceaux du rap français est totalement contestable. Il y a des artistes qui ne sont pas du tout représentés, comme le 113, TTC, La Caution et c’est dommage.
Nico : De toute façon, les critiques viennent en majorité de gens qui n’ont pas votés. Mais ce classement est une photographie du rap français faite par un panel d’auditeur à un moment donné. Il n’y a pas une vérité générale, on parle de musique et de sensibilités. C’est justement ça qui est intéressant.
JB : Et puis j’ai beaucoup répété à l’époque que les classements ne sortent pas d’un laboratoire. Ce qui est cool dans un classement, c’est de se demander ce qu’il y aura sur la page suivante. C’est ce parcours ludique qui est intéressant – ha ils ont mis ça ? Et qu’est-ce qu’ils disent sur ça ? Quand ça devient un aspirateur à clics, comme certaines listes racoleuses de Complex Magazine, c’est relou, mais quand c’est bien réalisé, ça peut être passionnant. C’est ce qu’on a voulu faire.

Envisagez-vous de faire la même chose avec des albums ?
JB : Je pense que si on le faisait avec des albums, on n’en mettrait pas 100. Ce serait mortel, on en parle de temps en temps, mais ça me paraît un peu trop évident de notre part. Je préférerais faire de nouvelles choses, essayer de surprendre.
Nico : Il y a plein d’autres sujets à creuser, plein d’autres idées en stock. On peut être capables de faire des projets vidéos, des mini-documentaires. Il n’est jamais sorti pour pas mal de raisons diverses mais on avait fait trois heures de vidéos avec Orelsan pendant la préparation de la sortie de son deuxième album. On s’était dit qu’avec autant de matière, on devrait sortir ça comme un documentaire. Finalement ça ne s’est pas fait comme ça, c’est devenu une mini interview de 25 min. Mais il y a plein d’autres possibilités aujourd’hui de sortir des plus gros projets. C’est une idée comme une autre.
JB : On a longtemps été des gens qui écrivaient des pavés. Mais aujourd’hui, on fait très attention au format. Quelle est la forme la plus appropriée pour évoquer un sujet : une vidéo ? un reportage photo ? un classement ? un entretien fleuve ? On a longtemps ignoré ces questions mais elles sont essentielles.
Nico : Ce qui est sûr, c’est que si on fait des vidéos, il faut que ça défonce. Si on ne l’a pas fait plus tôt, c’est qu’on n’avait pas les bonnes connaissances, pas forcément des gens très compétents dans notre entourage pour réaliser nos envies. Et quand tu prends un peu de recul, tu vois qu’on a déjà amélioré pas mal de trucs visuellement ces dernières années, notamment la photographie. On s’est imposés d’avoir aussi souvent que possible nos propres photos, avec des vrais photographes, question d’appuyer l’écrit avec des éléments visuels de qualité.
JB : On a liberté de pouvoir se planter, alors autant en profiter. Ça nous fait apprendre de nouvelles choses et ça nous évite de stagner. Les premières images de ce documentaire sur Orelsan n’étaient pas terribles. Le peu qu’on avait filmé ne fonctionnait pas trop, et à partir de là le projet s’est délité. C’est comme écrire un article sur un disque : ça demande de la discipline, de la précision, du rythme. Pour faire de la vidéo, il faut penser au cadrage, au son, à la lumière, à la narration… Toutes ces choses-là, on ne les maîtrisait pas. Mais on fera mieux la prochaine fois.
Nico : C’est un travail très différent. Tu n’es pas en train d’écrire une chronique où tu peux peser tes mots . Tout le monde a des idées tous les jours mais après il faut qu’elles soient réalisables. On ne s’arrête jamais, on se dit toujours que l’on manque de chroniques, d’articles, etc. Il faut être très volontaire, essayer d’être un moteur, sinon personne ne fait rien. Tout ça dans un contexte de bénévolat absolu. Ça surprend encore les gens mais on n’a même pas de local, pas de budget et pas de modèle économique défini. C’est à la fois notre force et notre faiblesse.

Vous recrutez comment ?
Nico : Au départ, il y a deux pistes. Les gens qui ont intégré l’équipe sont soit des potes – notamment au tout départ où les trois membres d’origine sont mes amis de toujours, soit des gens qui se font connaître, qui s’intéresse à ce qu’on fait en nous proposant des trucs. Après nous, on fait le tri, on rencontre les gens. Il faut que ça passe humainement. Et ce n’est pas une aventure dans laquelle tu vas faire une chronique et te barrer demain.
JB : Si on prend l’exemple de Diamantaire : quand je suis allé sur son blog, il y avait déjà de la densité dans ses interviews, et ce côté obsessionnel dans les questions. Tu sentais le mec qui était prêt à aller chercher un mec au milieu de nulle part, l’interviewer pendant deux heures, rentrer chez lui et faire la retranscription pendant huit heures. Ça ne pouvait que coller avec l’Abcdr. Recruter pour recruter n’aurait pas trop de sens. Mais si je devais faire un appel à la candidature, ce serait à des gens qui ont cette passion et ce souci du détail.
Nico : C’est très familial, les gens sont là depuis longtemps. JB est là depuis 11 ans, Kiko et Greg depuis un bail aussi. Comme je te disais, les membres d’origines sont mes amis d’enfance. Certains ne sont pas forcément très actifs mais ils sont là, ils proposent des idées et donnent leurs avis.
JB : Il faut que les gens soient souples quant à leur vision du rap. Individuellement, on n’écoute pas les mêmes trucs, on est rarement d’accord, on finirait surement par s’étriper si on devait définir un consensus collectif. Mais pour nous, ce qui importe, c’est pas de quel rappeur tu parles, mais comment tu en parles. Si demain, un membre de la rédaction arrive en me disant qu’il a passé du temps avec Mister You, qu’il en a fait un portrait de 20 000 signes et que l’article défonce, je le publie direct.
Nico : Il arrive que des chroniques d’albums te donnent envie d’écouter le disque parce qu’elles réussissent à bien en parler. C’est notre petite victoire, d’être capable de parler de quelque chose avec suffisamment de passion pour convaincre les lecteurs. C’est le meilleur compliment que l’on puisse me faire d’ailleurs.

La petite question de la fin, quel est votre article préféré de l’Abcdr ?
Nico : Pour moi, il y a le top 100. Pour les souvenirs et le résultat final. Après, si tu veux continuer à avancer, à faire mieux, il faut toujours te dire que ton meilleur article, c’est le prochain. Celui qui n’a pas encore été imaginé.
JB : Moi dans mes meilleurs souvenirs, je mettrais certaines situations d’interviews où, au cours de la discussion, tu sais que ça va défoncer. Tu vois presque l’article s’écrire devant tes yeux, et t’as qu’une seule envie, c’est de le faire lire à tout le monde. Ça nous est arrivé avec Thibaut De Longeville, par exemple. On s’attendait à un échange intéressant, mais on est allés bien plus loin. En rentrant chez moi, ma hantise était de faire tomber mon dictaphone sur les rails du métro, alors qu’il était au fond de mon sac !
Nico : On a fait trois heures d’interview et on a dû poser quatre questions. Alors qu’on en avait genre quarante ! Thibaut a parlé deux heures. Quelque part, je me dis qu’il savait exactement ce qu’on voulait entendre. Au bout d’un moment, il a été obligé de répondre au téléphone. On s’est regardés avec JB en se disant que ça défonçait, on avait des anecdotes incroyables, mais on avait posé que quatre questions. C’est aussi ça que j’adore, et qui continue de me – et de nous – faire avancer : la curiosité et la découverte constante. Et l’envie de partager ça tout ça.
JB : A titre personnel, je suis fier d’avoir fait des interviews que j’aurais aimé lire ailleurs. comme l’interview de Tekitha, la chanteuse du Wu-Tang, ou celle de Pen & Pixel. Il n’y avait pas beaucoup d’info disponible sur eux, et on a apporté quelque chose. Ce sont des interviews où j’ai d’abord satisfait ma propre curiosité, puis par ricochet celle des lecteurs. Une autre interview très importante pour moi, c’est celle du journaliste Kris Ex. Ça a été l’une de nos premières interviews d’un « homme de l’ombre ». Non seulement le mec nous a raconté des anecdotes mortelles, mais il y a aussi une espèce de mise en abîme de l’Abcdr à l’intérieur : on croit faire une interview, alors qu’en vrai le mec est entrain de nous donner des clés pour progresser, il sait qu’on en a besoin. Sa réponse sur le rôle de la critique, notamment, c’est le meilleur conseil qu’on m’a jamais donné en matière d’écriture.
Nico : Évidemment, il y a aussi le plaisir d’accéder à des gens que tu apprécies, tout simplement. Ces interviews ont toujours un goût particulier. L’Abcdr, c’est à la fois beaucoup de travail mais aussi beaucoup de plaisir. Et j’aime à dire que c’est notre laboratoire d’expériences du Web, où on réalise et teste nos idées, le fruit de nos observations. J’ai un souvenir assez marquant à partager. Juste avant la sortie de L’Ombre Sur La Mesure, La Rumeur nous avait invité à l’écouter l’album dans un gros studio de l’ouest parisien. Je n’avais jamais été dans un vrai studio et là on entre dans un truc : la machine de guerre. On devait être quatre ou cinq médias. C’était complètement ahurissant pour nous d’être là, à écouter l’album, et à donner en direct notre avis au groupe. Je m’en souviens d’autant plus que le son tabassait et que Jean-Pierre Seck avait amené Temps Mort, qui allait sortir quelques semaines plus tard. Il l’a joué du début à la fin… Tu sors d’un truc comme ça, tu as encore plus la dalle, t’as envie de tout péter.
J’ai pas mal d’autres souvenirs liés à des concerts, des interviews. Interviewer Pete Rock, un mec dont j’ai saigné la discographie dans les grandes largeurs, c’est quelque chose. J’avais entendu beaucoup de choses sur lui…. la rencontre était  mortelle. Allez, dernière anecdote : en 2007 on fait les Eurocks avec une partie de l’équipe Abcdr. On réussit par je ne sais plus quelle arnaque à se retrouver avec RZA et Raekwon après leur concert. On n’a pas réussi à faire une vraie interview digne de ce nom, mais j’ai encore les quelques bribes enregistrés sur mon vieux dictaphone tout défoncé. Alors on a été bons ?

À proposStéphane Fortems

Dictateur en chef de toute cette folie. Amateur de bon et de mauvais rap. Élu meilleur rédacteur en chef de l'année 2014 selon un panel représentatif de deux personnes.

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