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[Interview] NOIR LIBRE : « Les concours de flow dans lesquels tu rappes à 1000 à l’heure et tu racontes rien, ça ne m’intéresse pas ! »

Diaspora inspiration / L’essence des braves, un projet passé par les routes secondaires en cette année 2018. Il faut dire que Noir Libre, son auteur, se place lui-même dans la file des MC’s laissant passer « followers » et autres occasions de se mettre plus en valeur sur la voie médiatique. 6 mois écoulés et si peu de relais – hormis chez quelques confrères bien avertis – ont attisé notre curiosité. Au point d’en discuter avec le bonhomme en question, amateur de construction et de déconstruction en tout genre quand il s’agit de raisonner individualité(s) et mémoire(s) morcelé(es). Tout un chantier avec l’Afrique pour pilier central, autour d’un projet quêtant des réponses sur l’humain et son désir de se (faire) connaître.

Très honnêtement, je t’ai découvert par le biais de nos collègues du site lebonson.org lors de la sortie du feat. avec Lalcko. Un projet sorti récemment et aucune information diffusée autour de celui-ci et autour de toi plus généralement, c’est une volonté de ta part ou un manque de temps pour la partie promotion ?

Tout d’abord, merci pour cette interview. Effectivement, j’ai un projet qui a vu le jour cet hiver. Le manque de temps et l’envie de laisser parler ma musique ont fait que j’ai fait l’impasse sur le schéma typique de la promotion des artistes. Je suis pour un retour à la base. Comme à l’époque où les auditeurs devaient fouiner pour trouver des nouveaux sons que l’on n’entend pas forcément en radio. Et puis ma personnalité fait que j’aime être en retrait.

Maintenant que l’interview est lancée, tu peux nous en dire plus sur toi ? De ton nom d’artiste au contenu de tes morceaux, difficile de passer à côté des racines africaines qui ont sur toi une grande importance en termes d’identité…

Mon pseudo Noir Libre est un clin d’œil aux esclaves américains qui ont pu échapper à leur condition avant l’abolition. Mon message principal est vraiment lié à tout ça. Je pense qu’à notre niveau on doit aussi se libérer de certains carcans dans lesquelles on s’enferme ou dans lesquels on nous enferme. Je pense à des stéréotypes du genre « l’homme noir ne serait bon qu’à danser ou qu’à faire du sport ». Mes premiers enregistrements avaient pour vocation d’être plutôt des discours a cappella destinés à mes enfants et à mon entourage afin d’échanger et d’ouvrir le débat sur les problèmes de nos communautés, des problèmes surtout identitaires. Je voulais aussi me raconter, histoire que mes enfants, une fois plus grands, prennent connaissance de mon vécu d’une manière différente de ce que je leur raconte dans la vie de tous les jours.

L’une de tes thématiques principales sur cet album reste celle de la condition noire en France. Un sujet traité à maintes reprises dans le rap français, que penses-tu apporter de plus artistiquement et dans le discours sur ce thème ?

Je dirais que mes écrits sont des questionnements existentiels autour de la cause noire car physiquement et mentalement c’est ce qui vit en moi. C’est ma culture caribéenne et ce sont mes racines africaines. Et il y a tellement de non dits et de points d’interrogation sur la manière dont on est perçu et sur ce qu’on renvoie que je trouvais intéressant de mettre les deux pieds dedans. Je pense que par le passé, certains artistes de rap français ont pu y faire allusion ou évoquer leur attachement à l’Afrique mais c’était sporadique. De mon côté, j’essaye d’aller plus loin dans la revendication et l’auto critique.

Tes propos se relient à l’idée d’une union et d’une appartenance à l’Afrique de toutes les personnes ayant une ascendance africaine. Une idée mise en avant par Kwame N’Khrumah que tu cites sur l’un de tes titres. Il a été une source d’inspiration première lorsque tu as commencé à écrire ce projet ?

Effectivement, un des titres de l’album c’est Comme Kwame en référence à Kwame Nkrumah. Africains, c’est comme ça que je considère tous les afro-descendants de par le monde que ce soit aux Antilles, aux USA ou même en Amérique latine. Ma vision du panafricanisme c’est ça, considérer que nous ne formons qu’un malgré nos différences. Quand j’ai commencé le projet, j’ai juste assemblé des phrases, des idées, des débats récurrents dans ma tête et autour de moi. Je n’ai pas pensé à une personne ou un militant en particulier. J’ai juste écrit. Je sais ce que c’est que d’être noir en France quand il s’agit de chercher à louer un appart ou de trouver un taff. Mes enfants je dois les préparer à ça.

« On porte dans nos gènes des douleurs et une histoire qui ne sont pas encore très assumées ».

Le panafricanisme, dont N’Khrumah est l’un des pères spirituels, est apparu à une période et dans un endroit du monde alors en plein bouleversement. Qu’en reste-t-il selon toi aujourd’hui, sur le continent africain d’une part, mais aussi en dehors de ses frontières ?

Après la période des grandes indépendances africaines, il faut dire qu’il y a eu une baisse de motivation générale. Ce sont des révolutions qui ont été tuées dans l’oeuf. Rien que ce terme : « indépendances africaines »… En fait, c’est aussi symbolique que l’était ce qu’on a appelé « l’abolition de l’esclavage » en 1848. L’Afrique est un grenier dans lequel le monde se sert à tous les niveaux : ressources naturelles, talents, cultures … Je dirais que les grandes industries, celles qui dirigent réellement ce monde basé sur le profit, n’ont aucun intérêt à ce que l’africain prenne les rênes de sa destinée. Tout est fait pour que la condition de l’africain ne s’améliore pas. On peut considérer que c’est de la victimisation mais je décris juste une réalité. Aujourd’hui, dans le monde, le noir est souvent considéré comme le dernier de la classe, stigmatisé. On porte dans nos gènes des douleurs et une histoire qui ne sont pas encore très assumées. C’est important de se concentrer sur les choses positives et penser à l’avenir sans être bloqué par le passé, mais tant qu’on n’arrive pas à comprendre tout ça avec objectivité on construira sur une base bancale. Prôner l’unité entre nous peut paraître utopique, mais je pense que c’est déjà la base psychologique minimum qu’on doit exiger pour nous même.

Faire du rap en 2018, ça sert à quoi selon toi ?

Moi, je n’ai jamais vu le rap autrement qu’un moyen d’expression contestataire. L’écriture a toujours fait la force du rap en France et ce n’est que depuis ces dernières années que le message passe au second plan. Je pense qu’aujourd’hui, faire du rap au sens propre peut être un relais de ce que le peuple pense de ses dirigeants et des difficultés quotidiennes, mais il peut aussi faire passer plein d’émotions différentes. Il existe toujours des gens qui ne sont pas forcément sur le devant de la scène mais qui font avancer ce mouvement comme il se doit.

Justement, Est-ce qu’il y a des artistes, dans le rap ou en dehors, avec qui tu as l’impression de partager ta vision artistique ?

Oui je citerai Elom 20ce, un artiste togolais très engagé qui fait la lecture en outro de mon projet d’un très beau texte d’Amzat Boukhari Yabara, mais aussi Lalcko et mes proches du groupe Dangereux Dinosaures. Je me sens aussi proche d’un Ta-Nehisi Coates, auteur du livre Colère Noire. Il était mis à l’honneur il y a quelques temps sur Paris par un club de lecture qui s’appelle READ.

Si on devait porter une critique négative sur cet album, ce serait pour son côté parfois linéaire. Sur le titre « Sépulture » notamment, tu privilégies très clairement le discours à la musique, très minimaliste. Un style assumé et volontaire pour mieux faire passer le message ?

J’essaye d’allier le fond et la forme, mais il est clair que je privilégie le discours à tout le reste. Mon but étant d’être le plus compréhensible possible, les concours de flow dans lesquels tu rappes à 1000 à l’heure et tu racontes rien ça ne m’intéresse pas ! Je suis vraiment tourné vers l’ouverture d’esprit et je pousse les auditeurs à cogiter.

On évoquait le titre Sépulture. Un morceau sur lequel on retrouve Lalcko, disparu des radars depuis quelques temps. Comment s’est faite la connexion ?

La connexion s’est faite naturellement car on a un proche en commun et on partage une vision similaire sur beaucoup de sujets donc je pense que c’est ce qui fait l’atmosphère particulière du titre qu’on a partagé. C’est un rapport humain avant tout. Respect à lui.

La question suivante n’a rien d’original mais quelles sont tes influences sur le plan artistique, qu’elles soient musicales, littéraires ou autres ?

Mes premières inspirations sont avant tout mon entourage et les leaders d’opinions qu’ont pu être Malcolm X, Marcus Garvey ou Baraka Amiri. Sur le plan littéraire, Peaux noires masques blancs de Fanon, La crise du monde moderne de René Guenon ou encore SeGou de Maryse Condé sont ,entre autres, des livres qui m’ont beaucoup apporté. Le film Rue Case Nègres d’Euzhan Palcy m’a bercé étant plus jeune et Gil Scott Heron, Sade, Oumou Sangaré, Femi Kuti, Common, Nas ou Kolo Barst sont des artistes et auteurs qui me parlent aussi énormément.

As-tu l’intention d’essayer de mieux faire connaître ton univers dans un avenir proche ?

Oui je compte revenir mais je ne sais pas encore sous quelle forme peut être avec un recueil ou un essai. Je voudrais explorer d’autres supports pour aller plus loin dans l’écriture. Je vais également envoyer d’autres vidéos. Je veux avant tout faire des choses intemporelles, donc je prends le temps d’être satisfait de ce que je fais avant de les envoyer.

Diaspora inspiration / L’Essence des braves, album en écoute ici

À proposLaurent Lecoeur

Tombé dans la marmite du rap français. Ressorti sans formule secrète mais avec l'envie d'y replonger pour en savoir un peu plus...

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