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[Dossier] Blessures d’enfance, quand le rap se venge…

L’éloge de la figure parentale est monnaie courante dans la chanson française et le rap n’échappe pas à la règle. Rares sont les rappeurs français qui n’ont pas au moins un morceau dans leur discographie faisant l’éloge de leurs ascendants. D’Oxmo Puccino avec Mama Lova, en passant par Je regarde la haut de La Fouine ou encore Mama de Jul (mais aussi Papa de Big Flo et Oli ou La nuit de Sch pour les morceaux dédiés aux pères), l’histoire du rap français est riche de papas et mamans aimants et courageux. Lorsque le vécu fut précaire, l’envie de les mettre à l’abri définitivement  avec une “villa au bord de la mer” est omniprésente. Que cela soit Fabe Quand j’serai grand j’veux habiter à la mer, avec mon père et ma mère (Quand je serai grand) ou plus récemment Moha la Squale “Moi et ma mère, une villa au bord d’la mer. Pourquoi ce serait pas nous gros, pourquoi ce serait pas nous ?” (Pourquoi ?) ce fantasme immobilier traverse les décennies (même si on ignore actuellement le pourcentage des parents de rappeurs propriétaires d’un bien près du littoral).

Malgré le côté surfait et attendu que peut avoir cette thématique pleine de bons sentiments, il faut avouer qu’à moins d’avoir encouragé Scar à pousser Mufasa du haut de la falaise dans Le roi lion, ces morceaux sont souvent perçus comme mignons et touchants par la majorité du public. Mais aujourd’hui on a décidé de s’intéresser à ces rares exceptions venant troubler la fête à la maison. Car le foyer familial n’est pas toujours un havre de paix et l’enfance ne rime pas toujours avec insouciance. Des événements suffisamment marquants peuvent donner l’envie de se venger bien des années plus tard, même si l’affrontement reste ici purement lyrical. Retour sur ces morceaux très personnels, à travers 4 diss track, où les blessures d’enfances de ces rappeurs devenus adultes laissent place à la rancune et à la rage. Les parents s’en sortiront-ils indemnes ?

 

Seth Gueko – Un couple impair

Avec La chevalière, Seth Gueko nous livre en 2009 un premier album aussi surprenant que déstabilisant. Si les rimes multi-syllabiques sont toujours au rendez-vous, les punchlines percutantes de ses débuts se font plus rares, et la violence insolente et efficace d’un Barillet plein ou d’un Drive-by en caravane a du mal à refaire surface. Ce qu’on perd en spontanéité, on le gagne sans doute en cohérence avec des morceaux plus thématiques et carrés. Le côté bon vivant du rappeur nous fait alors plutôt (sou)rire quand il nous invite au coeur de son intimité d’adolescent dans Bistouflex.

Mais c’est un autre morceau tout aussi personnel mais bien plus sérieux cette-fois qui ressort à l’écoute de l’album. Sur Un couple impair, Seth Gueko se met à nu mais d’une autre manière cette fois-ci avec une trame de fond bien plus sérieuse : sa (non) relation avec un père absent (“intérimaire” comme il le nomme dans le refrain). Sur ce qui est sans doute le son le plus percutant de l’album, le rappeur muni de 3 couplets au vitriol vide son chargeur sur son père infidèle en jonglant entre l’imagerie de ses pensées enfantines et son parler cru bien connu des barlous.

Il suffit de quelques phases biens senties, pour que le rappeur de Saint-Ouen parvienne à nous faire détester à notre tour ce personnage antipathique dont on saura finalement peu de choses, si ce n’est qu’il a quitté sa femme et son fils d’une manière peu élégante. Ce qui est sûr c’est que le jeune Seth Gueko se sentait particulièrement impuissant suite aux infidélités de son père et au divorce qui s’en est suivi : “Qu’est ce que t’aurais voulu que je dise avec mon gabarit de crevette à part souhaiter qu’un gars d’paris l’crève net, qu’un héros intergalactique pose une bombe dans le slip d’un père qu’a la trique quand il croise une blonde.”.  Face à ce père perçu comme un lâche, Seth Gueko préférait alors s’inventer une réalité alternative, c’est ainsi que dans Barre de fer, il dit mentir à ses camarades en classe en leur faisant croire que son père est tout simplement Jacques Mesrine.

C’est avec rancœur que Seth Gueko  alterne entre passé et présent en n’oubliant pas de souhaiter tout un tas de bonnes chose à son géniteur : “J’espère que ta femme te trompe et que tu lui demandes de rester et que ton nouveau fils te manque de respect”  pour finir par se demander si lui-même n’a pas reproduit ce que son père avait pu faire : “A cause de toi j’ai reproduit le même schéma chez moi, en espérant que mon propre fils vienne pas chanter ce morceau contre moi”. Il s’agit sans doute d’un des morceaux les mieux interprétés du rappeur et à travers ses phases assassines sur son père c’est bien l’amour pour la figure maternelle qui transparaît tout au long du titre (« d’façon ma mère c’est la plus belle »)  et le désir de lui rendre justice :“C’batard il payera chaque larme aux gouttes de sang”.  Un morceau qui fait office d’une parenthèse plus que bienvenue dans la carrière de Seth Gueko qui a plutôt l’habitude de nous emmener dans des univers différents avec un fond de déconnade qu’on lui connait bien.

 

Guizmo – Je m’en rappelle

Guizmo a l’habitude depuis Dans ma ruche de nous faire partager son intimité à travers des morceaux aussi personnels que torturés. Avec Je m’en rappelle, présent sur l’excellent Amicalement Vôtre il nous dresse le portrait d’un beau-père alcoolique, infidèle et manipulateur. Les paroles font forcément écho à Un couple impair de Seth Gueko. Les mots sont différents mais l’expérience est similaire, le tout délivré avec encore plus de haine. Si les points communs entre les deux morceaux sont frappants, il n’y a aucune raison de crier au plagiat, la raison étant tout simplement que le sujet est tristement universel.

Tous les ingrédients sont réunis : l’amour porté à la mère qui subit le comportement irrespectueux de son compagnon (”Et maman est blessée, elle sait que t’as des maîtresses, tu la manipules en se servant d’ses faiblesses”), les expressions de gamin qui refont surface (« t’as d’la chance, j’ai pas dit à mon père il t’aurait niqué ta race !”) et enfin la conscience de ne pas être un modèle non plus (« j’suis pas un mec bien mais toi t’es encore pire donc mon petit pote on se revoit en fer-en”). A cela vient s’ajouter la violence physique subie de la part de ce beau-père décrit comme quelqu’un de “narcissique”, “égocentrique” et “sadique”. Guizmo, frappé par le compagnon de sa mère (“et comme j’étais son fils bah c’était les cocards”) affirme désormais son désir de revanche : “j’me bagarre avec toi quand tu veux”.

Enfin, en guise de dernier couplet, tout comme son acolyte du 95, c’est plein de jolis vœux qu’il adresse à cet homme vivant désormais avec sa nouvelle famille : « J’espère que ton beau-fils te crache dessus, et que ta nouvelle femme, c’est la reine des …. Qu’elle te trompe de partout avec des gros voyous et si t’ouvres ta gueule ils te cassent le …” On saluera également sa pirouette linguistique « t’es une pute de fils” visant  à éviter d’insulter indirectement sa grand-mère.

Si les paroles sont crues et violentes, c’est surtout l’interprétation du rappeur toujours très habile pour faire passer des émotions qui prend aux tripes l’auditeur.  Aucun répit ne lui est accordé durant les presque quatre minutes du morceau. Il nous l’avait déjà prouvé à maintes reprises, Guizmo gère à la perfection les tracks moins formatés qui lui laissent l’occasion d’étaler sa mélancolie et sa rage avec ou sans refrain (C’est tout, André, J’en ai marre). Ici le rappeur ne préfère pas trop divaguer pour aller direct à l’essentiel : rétablir l’honneur de sa mère en anéantissant son beau-père en bonne et due forme. Le rappeur de Villeneuve-la-Garenne n’est jamais aussi à l’aise quand il règle ses comptes (Chat perché). Sa maîtrise des intonations et sa façon d’incarner et d’interpréter son texte avec une simplicité et une efficacité remarquable rappellent les placements d’un Salif ou d’un Despo avec qui il a d’ailleurs collaboré pour le dispensable projet Jamais 203.

 

Keny arkana – Eh connard

Ce morceau au nom évocateur est extrait du très réussi premier album Entre ciment et Belle Etoile dans lequel Keny Arkana narre notamment ses fugues juvéniles. Eh connard raconte plus en détail son passage dans une maison de redressement de mineurs où elle fut placée à l’âge de 11 ans. Elle y dénonce principalement le manque d’humanisme et les pratiques du chef d’établissement de ce drôle de foyer. Car c’est bel et bien à lui que le morceau s’adresse. Aucune pique envers sa mère (qui l’a élevé seule) ne transparaît dans ce morceau, même si elle semble déplorer sa crédulité face aux discours de ce directeur qui ne racontait pas une occasion de la rabaisser : “moi j’men fous j’tai jamais écouté mais ma mère elle t’a cru”.

La rappeuse marseillaise est marquée par le discours antipathique du directeur qui envisageait pour elle un avenir tout tracé : “tu t’rappelles quand tu disais que j’atteindrai pas les 16 piges et que j’finirai morte dans un coin de rue…”  Chaque couplet commence par un “tu t’rappelles” qui lui permet de cracher ses souvenirs à la face du directeur du foyer. Les pensionnaires semblent subir un recadrage bête et méchant dénué de tout humanisme. La violence décrite est surtout psychologique mais pas que…

Car Keny Arkana s’indigne également contre le traitement médical réservé aux jeunes perturbateurs : “Pour nous assagir c’était quoi tes méthodes ? Ah ouais droguer les mômes en bourrant leur tête de medocs”. Les faits dénoncés sont sérieux : la rappeuse évoque des prises de médicaments comme l’haldol, utilisés généralement pour soigner des maladies spécifiques telles que la schizophrénie, la psychose aiguë ou encore les troubles bipolaires. A première vue des médicaments pas forcément adaptés à ce public… Ce que la rappeuse ne manque pas de souligner : ”car tu avais pas le droit et ça tu le sais très bien d’ailleurs j’pourrais traîner devant les tribunaux tes pratiques de tirailleur”.

Malgré le récit de ses mésaventuresKeny Arkana est philosophe et la confiance en un jugement ultérieur et supérieur est bien présente: “Y a une justice là haut plus juste que votre système”. Si la rage ne la quitte pas durant sa prestation, ce n’est qu’à la fin que le ton se fait plus espiègle avec un “j’regrette pas t’avoir jamais écouté” répété et fredonné d’un air narquois, comme pour mettre en lumière sa libération et sa réussite (et donc les prédictions erronées de son ancien directeur). Pas de doute, aujourd’hui la rappeuse engagée est bel et bien libre, comme en témoigne ses nombreuses péripéties autour du globe qui l’a fait parfois (souvent) s’éloigner du petit monde du rap.

 

Majster (Ex Despo Rutti) – Les plus belles roses poussent dans la merde

Glorifié et choyé par les rappeurs le temps d’un son ou d’une phase, Majster prend à contrepied 99% des morceaux de rap dédiés aux parents. Les plus belles roses poussent dans la merde s’apparente à un véritable règlement de compte familial à travers une introspection du rappeur sur l’éducation parentale qu’il a reçue et les conséquences que cela a pu avoir dans sa vie actuelle. Dans ce morceau effleurant les dix minutes, c’est sans filtre que Majster nous fait une fois de plus rentrer dans son intimité comme il a coutume de le faire au cours de ces dernières années à travers des supports variés : albums, livres ou autres live Facebook…

Majster commence son entrée par une généralisation sur “les parents africains” en s’appuyant sur sa propre expérience : “ils t’cognent d’abord, ils t’expliquent après, pourquoi ils t’interdisent des choses sans te dire pourquoi ?”. En prenant pour exemple ses propres parents, il déplore le manque de pédagogie et une éducation à la dure, liée selon lui à une culture spécifique à un continent tout entier qui maintiendrait les enfants dans un état d’ignorance et donc de mal-être.

C’est d’abord la figure du père qui en prend un coup, tant Majster en a reçu de sa part dans sa figure à lui. Son paternel pour qui on éprouvait jadis de l’empathie lorsqu’il se retrouvait braqué par un homme malveillant dans Les sirènes du charbon (“un fils de pute a fait sentir le froid glacial d’une arme sur la tempe à mon daron au distributeur BNP juste quand il allait retirer sa carte”) se transforme ici en un véritable tortionnaire : “Papa, pourquoi ces châtiments corporels ? Pourquoi ces coups d’ceinture, tu crois qu’jsuis ton esclave?”. Majster le sait, l’enfant qui construit sa propre représentation du monde en fonction du modèle parental aura souvent des séquelles de ces mauvais traitements, et ce souvent jusqu’à l’âge adulte : « Quand les humains qu’tu aimes le plus au monde t’agressent, tu es mort dans l’âme”.

Des violences physiques dénoncées par Majster qui s’opposent au discours plus compréhensif qu’il a pu tenir dans Les quartiers ont craché à la gueule de ma fidélité. Ces parents qui pour nous protéger d’une future précarité, la prison, la mort, allaient jusqu’à nous frapper jusqu’à plus fort que la police elle-même, en vain.”. A contrario, avec Les plus belles roses poussent dans la merdeMajster ne s’inscrit plus dans le registre compassionnel vis-à-vis de l’éducation parentale. Il n’est plus question d’honorer ou de rendre fier ses parents mais de déconstruire leur mode de pensée jugé erroné. Le rappeur tient à vivre avant tout pour lui-même sans forcément suivre le chemin attendu par ses parents qui, d’après lui, n’ont pas de raison de juger ses actes.

Les mots choisis sont durs et rancuniers, spécifiquement envers son père à qui il pose la question de la reproduction du schéma familial (“j’t’enverrai te chier dessus à ton tour dans un hospice, tu vois j’suis qu’un produit de ton éducation”).  La revanche du rappeur est telle que le rappeur finit symboliquement le morceau en tuant son père : “’le seul noir qui me vengera c’est mon flingue” conclut Majster en faisant rimer tout comme Seth Gueko “papa” et “paw-paw”. On peut facilement comprendre que face à la violence silencieuse de son paternel, Majster a choisi comme père spirituel un chanteur amoureux des mots, le regretté Charles Aznavour auquel il rend un hommage atypique dans Abba.

Alors que son père est décrit comme un “boxeur”, la mère, elle, est critiquée pour son absence de démonstration d’amour et d’affection, ce qui aurait des conséquences inattendues sur sa vie sentimentale : “Maman me dit pas je t’aime j’le dirai pas à ma meuf non plus, elle en sera frustrée, elle va me tromper ». Majster fait d’ailleurs mention d’une relation particulièrement toxique et chaotique dans Solenoglyphe. De manière générale, il désacralise les liens du sang (“j’ai pas demandé à naître pour pleurer vos obsèques”) et conteste le fait que ses parents puissent émettre un jugement sur ses décisions personnelles tout en résumant sa présence au foyer parental à une simple histoire de jambes en l’air (« c’était chouette ? Vous avez baisé comme des fous ? Maintenant j’suis là”).

Le troisième couplet est particulièrement marquant et devrait plaire à un certain nombre de politiques dénonçant une victimisation généralisée, un laxisme parental ou un manque d’éducation dès qu’on aborde la question des banlieues : “que le p’tit de 7 ans traîne en bas d’la cité jusqu’à 23 heures, là ou y a d’la violence c’est grave”. C’est avec férocité qu’il évoque tous les discours visant à se disculper de ses échecs « et le renoi va s’défendre en disant qu’il avait trop d’bouches à nourrir d’une main, ben, fallait en faire moins”  et les comportements de “soumission” empêchant toute évolution sociale. Majster oppose d’un côté la richesse et la communication et de l’autre la précarité et l’absence de dialogue spécifique à son environnement : “Je jalouse les potes qui ont des iPhone, chez moi les gosses ne parlent pas”.

Une éducation africaine très critiquée par le rappeur mais qu’il prend soin d’étaler comme pour expliquer, sans excuser, le comportement et l’attitude de ses parents. Si le discours ethnicisant peut être contesté, ce morceau hors-norme et incontournable nous rappelle que Majster est maître dans l’art d’inviter l’auditeur au cœur de son intimité et de ses réflexions, ce dernier allant jusqu’à donner le nom de sa psychiatre en guise de titre d’album (depuis changé en Je n’ai rien fait d’autre que mon travail Mr Simba…).

A travers ces 4 titres, ce sont donc autant d’histoires qui bien que différentes se rejoignent sur bien des points tant ces expériences sont universelles. Si la création se fait dans la douleur, on pourrait presque être accusé de sadisme tant on prend plaisir à écouter ces diss track visant des anonymes. Mais ce qui fait surtout plaisir à entendre, c’est la force et l’énergie que ces blessures d’enfances semblent avoir donné à ces rappeurs meurtris par une partie de leur passé. Devant la qualité de ces morceaux et la discographie plus qu’honorable que chacun s’est construit au fil du temps, c’est là qu’on se dit, que peut-être effectivement “les plus belles roses poussent dans la merde”.
N’hésitez pas à partager vos diss tracks préférés destinés à des anonymes, ou tout autres morceaux très personnels liées à l’enfance (Une mention spéciale à Frédéric d’Ol Kainry qui évoque le divorce de ses parents ou le plus récent Sur le sol de Lomepal et sa relation particulière qui le lie à sa mère). En attendant, on espère que des potentiels rappeurs en herbes ne souffrent pas trop en ce moment même pour peut-être nous livrer dans un futur proche, à nous auditeurs égoïstes, des morceaux animés par la soif de vengeance…

3 commentaires

  1. Ces deux vers dans Métèque de Joey Starr:
    « J’ai pris des branlées par un père déserteur
    Au point d’espérer qu’en enfer il y ait du bonheur »

  2. Quand j’ai vu le titre de l’article, j’ai tout de suite pensé à « Tragédie d’une trajectoire » de Casey. Un morceau percutant où transpire la haine et l’envie de revanche face au monde.
    Dommage qu’il n’ait pas été traité ici.

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