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[Dossier] À la recherche du temps perdu : ce que Proust nous apprend sur Isha

Quand on jette un coup d’œil à tous les tops et bilans de fin d’année des différents médias de rap français, y compris le nôtre, ici, le nom d’Isha fait sans doute partie des plus cités. En seulement deux courts albums (ou deux longs EPs) et deux ans sous ce nom, le bruxellois a ainsi su mettre d’accord une grande partie des auditeurs de rap francophone. Mais quelle est la singularité de ce rappeur ? Qu’est-ce qui explique qu’il nous touche tous autant ? Sans doute faut-il chercher du côté de son rapport au temps, à son passé.

C’est d’ailleurs ce même rapport au temps qu’Isha semble avoir bouleversé, en abandonnant en 2016 le nom de Psmaker. Alors que Psmaker a passé des années à perdre du temps – ne sortant en dix ans de carrière qu’un seul projet complet en 2008, Isha court après le temps perdu. Il court après le temps qu’il a perdu sur sa route vers le succès bien sûr, en augmentant désormais sa vie, mais aussi – et surtout – à la manière de Marcel Proust, il court après le temps perdu de son passé ; il court après ses souvenirs, à travers l’évocation de détails sensoriels de cette période révolue. Alors que le rapprochement entre les deux artistes peut sembler incongru, il a en réalité toutes les raisons d’exister. Et si Proust nous permettait de mieux comprendre ce qui fait le sel de la plume d’Isha ?

 

 

La madeleine de Proust vs Le Frigo américain d’Isha

 

« C’est peine perdue de chercher à évoquer notre passé. Tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. » Quand Proust évoque la rencontre avec un objet matériel comme porte d’entrée vers son passé, cette rencontre se concrétisera plus tard chez lui, toujours dans Du côté de chez Swann, par sa découverte de l’emblématique madeleine accompagnée de son thé, dont le souvenir sensitif sera une véritable ouverture vers sa mémoire, reliant son présent à son passé. Cet objet matériel vient en effet le replonger dans ses souvenirs, par son pouvoir d’évocation. Avec la madeleine, il se rappelle de ses vacances à Combray. Pour Isha, ces portes d’entrée vers le passé, ce seront évidemment celles du Frigo Américain.

 

 

C’est d’ailleurs par ces portes que commence le récit d’Isha sur ce titre qui l’a sans doute révélé à toute une partie des auditeurs de rap : « Et j’me vois encore caresser ses portes chromées / Une sorte de métal qu’on ne trouve que sur les bécanes / Ses poignées étaient fermes comme les fesses d’une sprinteuse professionnelle / Je viendrai te voir quand j’ai sommeil ». En se remémorant cet objet, ce « rêve d’enfant », l’ancien membre du crew L’Agency se rappelle de la pauvreté, des inégalités raciales, mais aussi de ses rêves américains, de ses rêves d’ascension.  Mais tous ces souvenirs semblent émaner de l’objet lui-même, dans toute sa dimension sensorielle.

Chez Proust, les souvenirs émanent de la saveur de la madeleine et du thé. Chez Isha, ils semblent provenir directement du bruit des glaçons, du contact des poignées, du bruit de la porte, de la vue de la lumière, du goût des haricots préparés par sa mère. Les objets sensibles, les détails sensoriels semblent ainsi contenir quelques souvenirs cachés. De là découle chez Isha comme chez Proust une attention particulière au monde sensible. Ce que l’on qualifierait de détail devient pour eux le cœur même de leur oeuvre, tant ces objets aux apparences anodines deviennent de véritables clés de leur passé. Si le frigo et la madeleine semblent tenir place de symboles de ces systèmes de pensée, ils ne sont pas les seuls objets à occuper cette place dans les textes des deux hommes.

Les descriptions proustiennes vs les évocations sensorielles d’Isha

Dès le premier titre du premier volet de la série de projets La Vie Augmente, Isha annonce ce thème de la mémoire comme central dans son oeuvre. Sur La vie augmente, il raconte son passé, sans généralités vagues, mais avec son don de l’évocation par le détail, par le micro, par « le trou de la serrure ». Tout comme Proust décrira les asperges de son enfance pendant des pages, Isha pour parler de la mort de son père commencera par son pyjama ; pour parler de sa tristesse, il commencera par son nez qui coule. Quand il veut évoquer sa relation avec une fille, il passera par sa « robe satinée« , et par un horaire bien précis : 3h37 du matin. Tout au long du projet, le rappeur belge parsème ses egotrips et ses rêves de richesse d' »incursions dans la vie d’un troubadour » (Colette). Sur S.O.A.B, il assène ainsi par deux fois : « J’oublierai jamais ».

Mais c’est sur le deuxième volet de sa série de mini-albums qu’Isha rentre plus profondément dans cette exploration de ses blessures (« On m’a blessé, on guérit tous »Justifié). Celui que « le temps a rendu triste » (Justifié) lève un peu plus le voile sur ce temps écoulé, et renforce son lien sensoriel à celui-ci (« On se souvient d’vos voix, on se souvient d’vos odeurs »La maladie mangeuse de chaire). Sur ce projet, Isha, en améliorant sa vie, quitte certes son passé douloureux fièrement, (comme sur Domamaï), mais dans un même mouvement il ne cesse de chercher à le réanimer, comme pour mieux affronter ses souvenirs toujours bien vivants. Après tout, pour exorciser ses démons, le plus important est de les nommer.

Il se remémore l’odeur du « matelas qui pue » (La maladie mangeuse de chaire) sur lequel il a écrit ses premiers textes, tout comme Proust évoque l’odeur des aubépines avec fascination. Pour les deux hommes, les souvenirs sensoriels semblent « cacher quelque chose qu’ils [invitent] à prendre » (Proust, Du côté de chez Swann). Comme si c’étaient les objets qui avaient quelque chose à leur dire, comme si ce n’était pas eux mais « leurs plumes qui [leur racontaient] des images » (La vie augmente), des images du passé , celles qui « tournent sans arrêt » (Au grand jamais). Des objets émanent les sensations ; des sensations, de ces « picotements sur le front et sur les joues », qu’Isha évoque dans le morceau Clope sur la Lune avec Scylla et Sofiane Pamart, émanent les souvenirs et les images ; des images émanent les mots, les mots surprenants, les mots justes, les mots touchants.

Éclairer les textes d’Isha à la lumière de ceux de Proust, ce n’est pas tomber encore une fois dans le piège de vouloir légitimer le rap en l’intégrant à la culture hégémonique, à savoir la littérature (piège que l’on évoquait ici). Les régimes esthétiques des deux artistes sont d’ailleurs extrêmement différents : là où Proust privilégie les longues descriptions précises pour restituer ce passé sensoriel, Isha préfère les évocations impressionnistes, par touches de couleur. Ainsi, sur le morceau Définition d’un OG, extrait du projet collectif Tueurs,  ces touches de couleurs se manifestent par une énumération dont chaque terme trace un peu mieux les contours, les ombres de sa jeunesse tumultueuse, et ses reflets gris : « Les journées enfermées dans l’hall / les cauchemars où tu t’réveilles en sanglots / La peine et les douleurs fantômes / J’ai connu les angoisses / Les poètes aux dents jaunes. »

En rapprochant la manière dont les deux hommes travaillent leur mémoire, on peut en revanche voir comment deux artistes pratiquant des disciplines différentes (la musique et la littérature), peuvent avoir le même rapport au temps qui passe et peuvent tous deux tenter de le rattraper de la même manière : Proust et Isha s’éclairent l’un l’autre. Ainsi, bien que l’ancien poète et le « nouveau poète » (La maladie mangeuse de chaire) n’aient pas grand chose à voir, les faire dialoguer à travers le temps n’a rien d’une absurdité. Et, avec Proust, on comprend mieux ce qui nous touche chez Isha : cette capacité à nous lier aux objets de son passé, et surtout à les faire parler.

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Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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