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[Chronique] Swift Guad & Raw Saïtama – Guérilla, synthèse sonore et fresque sociale

Deux ans après ses dernières prouesses boom-bap effectuées sur Masterpiece aux côtés de Mani Deïz, Swift Guad a de nouveau livré un projet en collaboration avec un seul et unique beatmaker, le discret mais talentueux Raw Saïtama. Sur Guérilla, sorti le 1er février dernier, trap et auto-tune sont relégués au second rang, sans pour autant être totalement absents, ce qui fait de cet EP davantage une synthèse qu’une véritable rupture par rapport à la direction artistique adoptée par le MC de Montreuil depuis cinq ou six ans.

Swift Guad l’a plusieurs fois confié, une partie de son public, conquis au tournant des années 2010 par la voie rocailleuse et l’impressionnante maîtrise technique du Montreuillois, n’a pas suivi après la transformation musicale opérée à partir de Vice et Vertu (2013) ou La Chute des Corps (2014). Plus encore, début 2018, les expérimentations du double album Vice et Vertu Vol. 3 ont sans doute achevé de convaincre les inconditionnels d’Hécatombe que Swift les avait définitivement abandonnés. Avec cinq titres boom-bap sur les huit que compte Guérilla, des scratchs et quelques samples vocaux exhumés des nineties états-uniennes, ce dernier donne à ses fans un peu nostalgiques l’occasion de tendre à nouveau une oreille attentive vers sa musique.

Si Swift Guad renoue aisément avec ses automatismes sur les productions boom-bap de Raw Saïtama, les deux artistes ne se sont pas privés d’explorer des sonorités moins « classiques », avec notamment des influences trip-hop sensibles sur Vague à l’âme et Virée nocturne. Par ailleurs, le rappeur de la Croix de Chavaux semble avoir tiré de ses derniers albums un goût prononcé pour les refrains chantés (certains sont plutôt réussis, comme sur Gris, d’autres peinent à se hisser à la hauteur des couplets, notamment sur Je prend mon temps), qui vont de pair avec un adoucissement palpable de son timbre de voix. Qui aimait la rugosité du rappeur regrettera sans doute cette atténuation, comme on peut également regretter le manque de cohérence entre les phrases qui caractérise certains morceaux. Si le principe de « la rime pour la rime » est susceptible de servir efficacement l’égotrip, le mélange de phrases engagées et de références à la culture de masse (typiquement : « je crois qu’il m’faut des lunettes, mais j’veux les mêmes qu’Horacio / les pédophiles sont graciés, on a des blèmes-pro raciaux ») donne à quelques couplets des allure de fourre-tout, alors que l’on sait Swift Guad capable de livrer des textes plus homogènes.

Toutefois, le MC montreuillois convainc stylistiquement par sa science de la multisyllabique, savoir-faire qu’il cultive depuis ses premiers albums et qu’il a en partie contribué à populariser, à l’instar de son alter-ego Paco, présent sur le titre éponyme de l’EP. Sur le piano-violon gradué de Guérilla, le compagnon de route de Swift délivre un couplet efficace dans lequel il porte un regard blasé sur l’industrie musicale et l’évolution du rap français, désabusement qu’exprime également Swift Guad dans certains passages de l’opus : « on a trop cru qu’on faisait des tubes, on s’fait plutôt entuber » (Gris).

Mis à part Paco, deux autres vieux acolytes de Swift, Original Tonio et Ol Zico (avec lequel il forme le groupe Notre-Dame) complètent la liste des invités de Guérilla, qui se veut un projet résolument plus familial sur le plan des collaborations que Vice et Vertu Vol. 3. Si le couplet du premier ne se démarque pas particulièrement dans le titre Virée nocturne, dont on retiendra surtout le refrain entêtant, la performance du second sur Vague à l’âme démontre une fois de plus l’étendue des talents de kickeur d’Ol Zico, capable de plier la prod quelle que soit la batterie utilisée. Après quelques mesures presque chuchotées, le rappeur du 91 percute le beat en dressant au passage le portait amer d’une époque « trash et difficile ». La noirceur des temps présents irrigue l’EP, comme elle irrigue plus largement la discographie de Swift Guad, que l’on peut appréhender, les albums parus depuis 2013 y compris, comme une vaste fresque sociale.

Les mêmes briques et la même odeur

Puisant dans son vécu banlieusard, le Montreuillois, s’il revendique depuis quelques années un rap nourri d’images plus positives, dépeint toujours une société rongée par les effets d’un capitalisme devenu incontrôlable. Par petites touches disséminées dans l’EP, Swift Guad dévoile les quotidiens de personnages qui n’ont guère leur place médiatique que dans les couplets des rappeurs indé, du père « flagada au fond d’un sale bar-tabac » à la « mère de famille qui claque sa maille à Carrefour » (Guérilla). Dans son discours sur la consommation et l’importance accordée à l’argent, Swift peut parfois donner l’impression de se contredire, pris dans l’ambiguïté entre un égotrip « de rappeur » où il est courant d’afficher ses ambitions financières (« on veut les poches pleines, on a les dents longues », Champion) et une dénonciation du consumérisme qu’on retrouve en filigrane depuis ses premiers albums (dans l’Ogre et l’enfant, sur Hécatombe 2.0 par exemple). La colère que l’on trouvait dans certains morceaux issus des précédents projets semblent s’être muée sur celui-ci en lassitude, vis-à-vis du contrôle policier, de la détérioration de certains quartiers ou de la difficulté à concrétiser en bénéfices économiques les efforts fournis par beaucoup de rappeurs indépendants.

Dépense tes sous tu seras utile et sur la voie d’la réussite

Parmi les exutoires possibles face à la « vie violente » évoquée dans Amidala / innocent, la défonce sous ses différentes formes demeure un sujet omniprésent dans les morceaux de Swift Guad, d’une manière peut-être plus prononcée encore sur Guérilla que sur les opus précédents. L’alcool, dilué ou non, y tient une place toute particulière. Si la déontologie journalistique nous oblige à recommander une consommation modérée de spiritueux, il est toutefois nécessaire de différencier une évocation mélancolique, lorsque boire sert à oublier les « peines de cœur » et « le froid de l’hiver », d’une évocation plus festive qui inspire à Swift de jolis parallèles : « alcool et gue-dro, j’suis David Bowie ». Le corps décrit par Swift Guad, marqué par des « nuisances » fumées ou ingérées, est également marqué plus concrètement et positivement par des tatoueurs que le Montreuillois met encore une fois à l’honneur avec cet EP dont la cover a été réalisée par le prolifique Gumo (déjà mobilisé par Swift pour la pochette de Vice et Vertu Vol. 2).

Tout n’est donc pas entièrement sombre dans le propos de Swift Guad, qui est également capable de diffuser une certaine dose d’optimisme dans ses morceaux. C’est notamment le cas quand Swift traite de la thématique de l’enfance, sujet auquel il consacre des titres spécifiques depuis Pour les p’tits (Le Prélude) jusqu’à Histoire, sur Guérilla, en passant par A.Z.R. (Masterpiece). Sur Histoire, nostalgie et critique sociale s’entremêlent, sans pour autant que l’on tombe dans le misérabilisme qui caractérise certains discours politiques et médiatiques sur les banlieues populaires. Si la violence et la précarité ne sont pas passées sous silence, transparaît l’idée que la périphérie dans laquelle a grandi Swift Guad constitue également un vivier créatif. Le rappeur le sait d’autant mieux qu’il a passé de nombreuses années de sa vie à travailler pour la mairie de Montreuil auprès des enfants de la ville, ce qui n’est sans doute pas étranger à cette récurrence du thème de l’enfance dans sa discographie. Les difficultés sociales nourrissent la débrouille et l’inventivité, c’est peut-être ce que Swift expose quand il chantonne « on a des problèmes, on est des champions ». Il suffit de constater la vitalité artistique de la scène hip-hop montreuilloise pour s’en convaincre.

Sur un format court auquel il ne nous avait pas habitué, Swift Guad livre une sorte de condensé sonore, revenant au boom-bap sans pour autant, comme c’était le cas avec Masterpiece, marquer une rupture nette avec l’orientation musicale suivie depuis 2013. S’il donne parfois l’impression d’évoluer dans ce qu’il nomme lui-même un « flou artistique », le Montreuillois n’a perdu ni son regard critique ni son sens de la formule, ce qui invite à garder un œil attentif sur ses projets en préparation, qu’ils soient littéraires (Swift a plusieurs fois confié qu’il travaillait à l’écriture d’un roman) ou musicaux.

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