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Une histoire du mot moula dans le rap français

Ma grosse moula, le moula gang, la moulaga,… En 2019, la moula a conquis le rap français, sans pour autant prendre un sens fixe. L’argent, le shit, les gens : tout semble pouvoir être qualifié de moula. De MHD à Heuss L’Enfoiré, les rappeurs s’approprient ce mot, pour en faire un gimmick imparable. Devenu le terme emblématique du rap, la moula fascine même les médias généralistes, à l’image de France Inter, qui lui consacra une chronique le 31 août dans sa nouvelle émission Le Grand Urbain. Mais d’où vient ce terme ? Comment expliquer son succès fulgurant ?

Tout d’abord, revenons à la base de la moula : son étymologie. Le mot moula est au départ un mot de slang (argot) états-unien, souvent orthographié moolah. Il est utilisé depuis la fin des années 1930 pour désigner l’argent. Son origine est bien mystérieuse. En 2008, répondant à la question d’un lecteur, le rédacteur du site spécialisé The Word DetectiveEvan Morris, indique chercher depuis des années d’où vient ce terme, en vain (l’article est disponible ici). Il donne une idée  : le terme irlandais « moll oir« , qui signifie un « tas d’or ». En commentaire, un internaute (Eugène) évoque une autre piste, aujourd’hui la plus souvent citée : le mot espagnol « mula » (mule). Quel rapport avec l’argent ? Au Venezuela, l’expression « Bájate de la mula » (« Descendre de la mule »), signifie « payer ».

Quoiqu’il en soit, pour nos rappeurs francophones, la moula vient des Etats-Unis. Le terme apparaît d’ailleurs très tôt dans le rap américain – par exemple en 1995 sur For The Money, titre du rappeur californien G » Len (à écouter ici). On peut remonter plus loin : le mot est employé avant même la naissance du rap par des artistes noirs-américains comme Chuck Brown, créateur du go-go, en 1984, sur son titre We need some money (un super morceau disponible ici). Le développement de la thématique de l’argent dans le gangsta rap de la deuxième moitié des années 90 puis des années 2000 a contribué à vitaliser la présence du terme dans le rap. Pour les rappeurs, le mot moolah permet ainsi de diversifier les termes qu’ils emploient pour désigner leur obsession. Ainsi, l’un des principaux utilisateurs du terme « moollah« , le louisianais Lil Wayne, donne à son label Young Money le surnom de Young Moolah dans ses morceaux.

Dans le rap français, le terme arrive dans la bouche de nos rappeurs préférés bien plus tôt que ce que l’on pourrait croire, et que ce qu’affirment Eric et Quentin dans Le Grand Urbain, qui datent cette arrivée de 2012 ! En fait, dès 1995, Akhenaton emploie le terme dans son morceau J’ai pas de face, sur son célèbre album Métèque et mat, scandant : « Que pour la moula-ia« . Le rappeur semble être l’un des fervents défenseurs du terme, puisqu’il l’emploiera en 1997 par deux fois sur Sad Hill, compilation à la thématique western spaghetti de DJ Kheops, son acolyte au sein d’IAM. Sur le morceau éponyme, le rappeur marseillais s’amuse à détourner le titre du film de Sergio Leone Pour une poignée de dollarsen… « Pour une poignée de mula » (à écouter ici). Mais le terme ne gagne pas immédiatement en popularité. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, moment où le  rap sudiste des Etats-Unis se met à influencer très fortement le rap français, que le mot prend toute sa splendeur. Là encore, le mot sert à diversifier le champ lexical de l’argent. Ainsi, Booba, sur Caramel, scande le mythique : « J’dois faire du biff, de la mula, du caramel ».

2015 est souvent décrite comme une année charnière du rap français. Elle l’est aussi pour le terme moula. Deux des têtes d’affiches du rap cette année-là (MHD et Gradurici), et un jeune talent prometteur (Hamzaici) sortent un morceau portant son nom. Avec MHD, deux virages s’opèrent : tout d’abord, on utilise de plus en plus l’orthographe francisée moula face aux  orthographes à l’américaine moollah et mula. De plus, la moula ne sert plus seulement à désigner l’argent, mais aussi ce qui nous procure de l’argent, à savoir le shit et la beuh. Cette extension du sens de moula semble venir du Nord-Ouest parisien, puisque le XVBarbar emploie le terme dans le même sens la même année, se permettant même la formule paradoxale : « J’vends la mula pour la monnaie » (Le gun ou la roseici).

Sur Genius (ici), MHD explique la chose de la sorte : « Il y a plusieurs “moula” (ou “mula”). L’argent, le cannabis ou bien “moula” dans “Je vais te mettre la moula” qui veut dire “Je vais te mettre la pâté”. »  Le terme moula devient de plus en plus polysémique, désignant presque un état d’esprit (le moula gang). Il séduit bon nombre des têtes d’affiche du rap français, de PNL à Ninho, en passant par Niska ou Damso. De nouveaux morceaux portant son nom sortent, de l’excellent titre de Siboy aux morceaux moins marquants de 4K, GLK, Maes, ou Vegedream, en passant par un freestyle de Guy2Bezbar.

En quatre ans, la popularité du terme explose, notamment à travers la danse de la moula de MHD. Tous les types de rappeurs s’y mettent (de Soprano à Guizmo, Jul, LIM, ou QE Favelas en passant par Lord Esperanza), et rien ne semble pouvoir arrêter le succès du terme. Le mot n’a pas d’autre origine géographique que le rap états-unien (contrairement à beaucoup de mots arabes ou wolofs qui traversent le rap français), et tout le monde peut donc se l’approprier, et lui créer sa propre histoire.

C’est là que Heuss L’Enfoiré arrive, ouvrant encore un peu plus les possibles autour de la moula. N’importe qui peut se métamorphoser en bonne moula, en grosse moula, et, pour les plus chanceux, avoir de la grosse moulaga tah Bogotà. Le rappeur va jusqu’à employer le mot 53 fois sur son album (selon l’émission Rap Jeu, en ligne ici). Cette extension du sens du terme est un phénomène que l’on retrouve pour bon nombre de termes d’argot hybrides comme l’explique Koba la D en interview sur Konbini (qui eut cru qu’un jour LREF citerait Konbini ?) : « Un mot qu’on invente, à chaque contexte, t’as capté, il change de signification. » (interview à regarder ici).

Depuis, le mot est sur toutes les bouches, et Ninho, véritable baromètre et éponge du rap français, a déjà adopté le terme de moulaga sur son dernier album, ainsi que sur son featuring avec Niro. Rien ne semble pouvoir arrêter la moula, le terme étant même employé en Allemagne par le rappeur Cro (ici) ou en Italie par Vegas Jones (). Mais comment comprendre ce succès fulgurant ?

La réponse semble aussi évidente que complexe à expliquer : moula est un mot rigolo. En alternant un phonème arrondi et fermé (mou), et un phonème non-arrondi et ouvert (la), le mot sonne de manière ludique, et est plus plaisant à faire rimer qu’un mot comme argent, et ses sonorités moins claires et rondes. La moula permet plein de jeux de mots faciles ( avec ouhlala, mou là, mala, molly, fou là,…), et l’utilisation intensive du terme sur Trône de Booba montre bien la fraîcheur que peut avoir l’arrivée du mot dans le vocabulaire, même pour un rappeur présent depuis plus de vingt ans.

Le mot revêt même un caractère enfantin dans cet aspect ludique : on peut le répéter, doubler ses syllabes, pour en faire un gimmick obsessionnel. Des artistes comme Naza, ShayAya Nakamura ou L’Artiste l’emploient ainsi presque comme un outil rythmique, que l’on répète en boucle. Heuss et George Moula l’ont bien compris : peu importe ce que la moula veut dire, ce qui importe c’est comment la moula sonne.

Comme l’écrivait un récent article de nos collègues de Yard (ici), « les mots sont présents pour être ré-appropriés. Et ils se distinguent parce que le choix des syllabes ajoute de l’inédit à des structures et des mélodies déjà connues. » Ici, moula, court, percussif, ludique, sans origine fixe, sans sens fixe, sans longueur fixe, semble pouvoir devenir une surface de  jeu, sur laquelle chaque artiste va faire rebondir ses envies, ses possibilités, sa personnalité. Il revêt une plasticité qui le rend communicatif, voire contagieux, de l’artiste à l’auditeur, mais aussi entre les artistes. Donc, comme d’habitude, c’est Heuss qui résume le mieux tout ça : « J’suis une moula, t’es une moula. »

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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