La deuxième compilation de rap français où 100% des rappeurs sont en fait des rappeuses est sortie 20 ans après la première (Lab’elles sortie en 1996), avec LE RAP2FILLES SOUTERRAINE (à écouter ici), un projet initié par deux structures. D’un côté, on trouve une page Instagram, Rap2Filles, tenue par le beatmaker Ocho Doble. Cette page partage les meilleures freestyleuses amateures d’Instagram, et organise des concours entre elles. C’est grâce à elle que les rappeuses de la compilation ont été repérées. De l’autre côté, on trouve La Souterraine, laboratoire musical spécialiste de l’underground francophone, et son co-fondateur Benjamin Caschera, qui a apporté son expérience et son savoir-faire au projet.
On est allé rencontrer trois des artisans de ce projet précurseur : Ocho Doble, Bérénice Cloteaux-Foucault – de La Souterraine, et la rappeuse Pearly, l’une des rappeuses les plus prometteuses de la compilation. Discussion croisée.
Les origines de la compilation et sa fabrique.
Au départ, ce projet part de la page Instagram, « Rap2Filles » qui s’est associée à la Souterraine pour la compil’. Comment les deux univers se sont-ils connectés ?
Ocho Doble : Pour « Rap2Filles », je suis parti du constat que dans les concours de rap qu’il y avait sur Instagram, il n’y avait pour ainsi dire pas de rappeuses. Du coup, je me suis dit que j’allais lancer cette page pour les rappeuses, avec un concours. Et, au final, ça prend. Moi, j’avais en tête de faire une compil’ avec des rappeuses, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. Et là, pile au bon moment, il y a La Souterraine qui me contacte. Ils me disent : « On a vu ta page, et du coup on serait intéressés par faire une compil’ ! ». C’était vraiment le timing parfait.
Bérénice : Nous, on connaissait pas du tout bien les concours de freestyles sur Instagram. Jusqu’à septembre, je bossais sur un magazine féministe qui s’appelle Manifesto XXI. Une de mes collègues m’a envoyé « Rap2Filles ». J’ai directement envoyé à Benjamin Caschera, et on a passé une journée à tout éplucher. On s’est dit qu’on devait faire un truc avec. La sélection s’est faite assez vite.
Pearly : Moi, par exemple, Benjamin m’a contactée. J’avais sorti un clip, qui s’était fait retirer. Et il a réagi à ma story, en me disant que s’il a été retiré, c’était parce que j’avais pas les droits d’auteur. Après, on a continué à parler, et un jour il m’a dit « Ton son Polar, envoie-le-moi. » Je l’ai fait, et il m’a parlé de la compil, et après ça s’est fait ! Et ça fait plaisir, parce que moi je n’avais sorti aucun projet, juste une mixtape mais seulement sur YouTube. Et grâce à la compil, je peux avoir encore plus de visibilité, et j’ai découvert d’autres rappeuses ! C’est un bon projet, j’espère que ça va aller loin.
Ocho Doble : Moi, je savais déjà que t’allais être dessus, parce que t’es une des figures du rap féminin d’Instagram. Aussi, les gagnantes du concours, on les a directement mises sur la compil. Ça nous en faisait trois. Et après il fallait en prendre d’autres, donc on a fait notre sélection des rappeuses, de manière naturelle. Au final, ça a donné des morceaux tous différents les uns des autres. La compil est assez variée, même si on l’a pas voulu, et j’ai l’impression qu’il y a un bon esprit entre les rappeuses. Elles réseautent entre elles. Il y a de la compétition mais pas que !
Pearly : Ouais, il y a de la solidarité ! C’est un petit milieu, fermé. Dès que tu connais une rappeuse, on la partage, vu que personne le fait. En général, les gens suivent, mais ils partagent pas ! Là, c’est une manière de se serrer les coudes, et voilà, si une arrive, elle saura qu’il y a les autres ! La compil, ça aide. ll y a des meufs qui connaissent des meufs de la mixtape, etc. C’est bien que l’on puisse se découvrir entre nous, et pas que sur Insta. Plus il y aura de cyphers, plus il y aura de rencontres, et plus ça sera facile de faire d’autres projets.
Quand j’ai vu le descriptif de la mixtape, j’ai vu « Rap2Filles », et au final je vois que les deux personnes derrière la sélection, c’est Julien et Benjamin, deux mecs. Du coup, je me suis dit que c’était un peu dommage ! Est-ce que c’est une question que vous vous êtes posés, la question de faire participer davantage des femmes à la sélection ?
Ocho Doble : En fait, il n’y a pas de femme qui le fait. Peut-être qu’il y en a mais je ne crois pas… Après, c’est vrai qu’en général, on croit que moi je suis une meuf. Sur Insta, on me dit : « Ca va ma belle ? » Mais c’est normal, je comprends ! Elles pensent que c’est une meuf qui va défendre le truc. Moi, franchement, meuf ou gars, je m’en fous. Il y a des rappeuses qu’on ne met pas assez en avant, et du coup j’avais envie de le faire. Et ça marche, c’est vachement écouté par des gens du milieu du rap en fait, un peu comme La Souterraine pour son milieu.
Bérénice : C’est pour ça d’ailleurs que l’association entre les deux est cool, parce que c’est des publics super différents. La Souterraine, à la base, c’est hyper chanson, la musique francophone. Mais le but de La Souterraine, c’est de faire une archive de la musique underground francophone, et donc on ne pouvait pas le faire sans parler de rap, la musique la plus écoutée en France. Et surtout des meufs, qui sont invisibles dans le rap, comme dans la musique de manière générale. On a commencé à mettre du rap sur la dernière compil’, qui s’appelle Rurbain. Et là, avec Rap2Filles, ça prend un tournant, et ça mêle deux publics : un plus âgé et amateur de chanson, et un plus rap et plus jeune. On essaye de faire des ponts, de créer un truc hybride et fluide.
Au niveau de la fabrique du projet, je me demandais si vous aviez retravaillé certains des morceaux. J’ai vu que l’instrumentale du morceau de Sensei H avait été composé par Baron Rétif, un compositeur proche de La Souterraine.
Bérénice : Ce que l’on a constaté en faisant le projet, c’est que les prods, elles viennent presque toutes de YouTube, en mode libre de droit. Il y en a qui sont trop bien, d’autres qui sont un peu plus standards. Et vu que nous, à la Souterraine, on a à notre disposition des gens qui font des prods, il y a des meufs qui ont été réceptives ! Et là, Sensei, elle était chaude. Après, le but, c’était de faire un truc rapide aussi, donc comme il y avait douze titres, c’était compliqué de tous les produire, les masteriser. Là, ça donne un côté authentique au truc, pas trop retouché.
Ocho Doble : Pour l’instant, La Souterraine comme « Rap2Filles », on ne fait pas d’argent, donc on fonctionne avec les moyens du bord. On essaie de mettre en avant du mieux que l’on peut les rappeuses, et au fur et à mesure que ça grandit, on va essayer d’avoir une vision plus globale sur le projet, de produire plus. Car le but, c’est clairement d’en faire plusieurs. On est vraiment à l’aube d’un truc, on est dans les prémisses de ce qui, dans cinq ans on espère, sera normal. Là, c’est le caillou qu’on jette dans la marre. On voit ce que les gens en pensent, et derrière on fait un volume 2, un volume 3, un volume 4, un volume 5,… Le but, c’est d’agrandir le mouvement.
Bérénice : Et le but aussi, c’est de créer du lien, du réseau, de se voir en vrai, pas que sur Insta ! Rien que la soirée de lancement du 11, le but, c’est de créer un lieu de rencontre.
La diversité musicale du projet.
Cette mixtape, elle a trois particularités à mes yeux : il n’y a que des rappeuses, que des amateures, et aussi il y a des gens de toute la France – et même du monde avec une rappeuse de Montréal. C’était une volonté ?
Bérénice : Pour nous, c’est important de mettre en avant des meufs qui sont pas que de Paris, de décentraliser la musique – rap ou pas d’ailleurs, ça a toujours été important pour la Souterraine.
Ocho Doble : C’est vrai que pour les rappeuses qui ne sont pas de Paris, c’est vraiment le seul tremplin. Parce qu’il n’y a rien chez elles. C’est un moyen de gagner de la force.
Pour rentrer dans le détail du projet, j’aimerais revenir sur ton morceau Pearly, Polar, qui est sorti en 2018 au départ. Déjà, il y a la prod, un peu brésilienne. Comment ça t’est venu ?
Pearly : J’étais sur YouTube, et je tombe sur ce son, je le trouve bien, et je découvre que le beatmaker c’est un mec connu. Du coup, ils ont supprimé le clip. Là, je vais lui parler sur Instagram, mais je me dis que ça va passer à la trappe, parce qu’il est suivi par 20 000 personnes ! Mais le mec, il me répond, il me follow. Après, on parle ensemble, et il me dit que le beat, il a déjà été acheté par un mec connu, du coup galère… Mais en tous cas cette prod, elle a un truc fou !
Et puis, t’as trouvé une manière de poser dessus ! Un peu nonchalante.
Pearly : En fait, j’avais bu du vin avant… Quand je raconte cette histoire ça fait rire les gens ! Moi, je bois pas de vin normalement, mais bref, j’avais bu du vin. Et j’avais déjà le truc en espagnol ! « Ho, hola que tal ? ». Je me suis dit « Ça, ça va être un refrain ! », et c’est venu facilement. La prod, elle me parlait, j’avais un bon délire dessus.
A côté, il y a des morceaux beaucoup plus politiques sur la compil, cette diversité musicale, ça vous a guidé aussi pour la sélection des titres ?
Bérénice : C’était naturel de prendre le meilleur des meufs dans chaque style. Il y en a qui sont tellement fortes, chacune à leur manière. Tu passes de Turtle White à Savannah Sweet… Elles sont toutes les deux fortes à leur façon. Ça montre bien à quel point les meufs du rap sont toutes aussi – voire plus diversifiées, autant dans le fond que la forme.
Toi aussi, d’ailleurs Pearly, tu as cette diversité. Ton dernier « Street Conscience », t’es sur quelque chose de beaucoup plus sérieux. T’aimes bien avoir deux facettes ?
Pearly : Moi, je ne veux rentrer dans aucune case. Je veux pouvoir tout faire. C’est ça l’idée, faire plusieurs styles. Et j’aimerais bien pousser un peu la chanson, ça serait trop cool. Tu dois trouver un juste milieu entre le sérieux et la légèreté. Tu dois pouvoir passer du coq à l’âne !
Une mixtape politique ?
T’as aussi participé au tremplin Rappeuz, comme tu disais tout à l’heure. C’est important pour toi ces différentes initiatives ?
Pearly : Franchement oui ! Pour se produire, c’est cher. Quand tu n’as pas d’équipes, c’est compliqué, t’es tout seul, t’es isolé… Ça démotive ! Il faut plus de structures, plus d’associations, pour représenter ça. Car ça existe, mais ce n’est pas accessible ! J’ai été invitée sur « Radio Galère » à Marseille, mais ça arrive petit à petit. Je pense qu’en 2020, il va y avoir vraiment un truc. Il faut qu’il y en ait une qui perce. Ça va ouvrir la porte.
Il y en a qui commencent à faire un peu parler : Shay, Chilla…
Bérénice : C’est juste qu’il y a un écart énorme, entre les meufs qui font leur freestyle sur Insta, et ces meufs là qui sont deux. Il y a un fossé énorme, et c’est trop dur de le franchir. Il faut des thunes, de l’entourage, un label. Et les labels de rap mettent pas trop leurs thunes sur des meufs.
Ocho Doble : Il y a aussi un écart entre les rappeuses numéro 1 en France, et celles numéro 1 à l’international. Nous, on va avoir des rappeuses qui plaisent aux amateurs de rap et aux filles, mais qui plaisent pas encore aux mecs. Les Cardi B, les Young MA, c’est autre chose !
Pearly : C’est parce que c’est des bonhommes aussi ! Regarde Cardi B, elle est féminine, mais quand tu regardes sa mentalité, c’est un bonhomme. Ici, on n’a pas d’exemple de bonhommes. On a juste l’exemple de la petite fille, sexy, mignonne. C’est un stéréotype. On a besoin de voir l’inverse que ce que les gens attendent. Il y a des meufs qui vivent des vies difficiles, avec peu de revenus, et il n’y a personne pour les représenter dans le rap. On a besoin de ça aussi, quelqu’un qui dit les choses.
Ocho Doble : En France, en plus, on a une culture où on va dire : « La femme, faut qu’elle se respecte. » Aux Etats-Unis, ils sont plus ouverts. Ici, on a un gros travail à faire sur ça, pour que des rappeuses puissent plaire aussi aux mecs.
Vous vous êtes posés la question du sens de cette mixtape ? Si elle avait un message, si elle visait un public particulier ?
Bérénice : Le but, c’est de donner de la force collective aux meufs, et de montrer que c’est possible de le faire. Là, c’est pas une meuf qui gagne en visibilité, mais douze d’un coup, toutes aussi douées les unes que les autres.
Ocho Doble : En tous cas, moi le message que je voulais faire passer sur Insta, c’est que c’est pas du tout un mouvement féministe. Enfin, c’est féministe mais juste dans l’idée d’égalité, faut qu’on rééquilibre le truc.
Bérénice : Le simple fait que ça existe, c’est féministe et politique. On ne peut pas parler à la place des meufs, leur faire dire autre chose que ce qu’elles veulent dire, c’est une tribune libre pour elles. Et elles sont toutes là.
Ocho Doble : Après, pour le nom, fallait être clair à moment. Au niveau de la couleur, c’est rose et tout, mais c’est qu’il fallait poser le truc. Si tu fais un truc trop flou, à un moment les gens ne comprennent pas. Mais moi, dans le futur, je vais essayer d’aller vers un truc moins rose, moins fille…
Pearly : Faut faire un truc qui parle à tout le monde ! Car la musique, c’est fait pour parler à tout le monde.
Bérénice : Après, sur la compil, tu as des meufs qui sont carrément plus radicales aussi, genre c’est Sensei H qui dit qu’il y a trop d’hommes dans le rap français. T’as deux teams un peu : celles qui ne veulent pas être associées à du rap de meuf, parce que ça en ferait un sous-genre du rap, et celles qui veulent grave le revendiquer. C’est ça qui est cool dans la compil aussi, c’est qu’il n’y a pas toujours le même rapport à ça, à ce que c’est qu’être une rappeuse.
Du coup, vous diriez que la compil prend pas une position politique ?
Bérénice : En fait, le fait que la compil existe, c’est politique. Parce que c’est que des meufs. Rien que le fait de faire ça, ça jure, parce que ça n’a jamais été fait avant. Mais après, on n’a pas voulu compiler que des meufs hyper-radicales là-dessus, qui ne veulent être qu’entre meufs. C’est ça qui est cool. On n’est pas en train de dire : « Maintenant, on va monter un label, tout casser et remplacer les mecs. » C’est juste : « On se donne de la force. »
En termes de retour, vous avez l’impression que la compil a été bien reçue ?
Bérénice : Ouais, carrément ! Mais c’est qu’il y a un tel vide, que c’est normal que – même si c’est des meufs amateures – ça intrigue. C’est nouveau, en fait. Les meufs, elles sont douées. C’est pas comme si on avait pris des meufs sorties de nulle part. C’est hyper frais, t’as douze meufs hyper différentes, et forcément ça va intriguer.
Ocho Doble : Et finalement, c’est peut-être le rap féminin qui va renouveler le genre.