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[Chronique] Veerus – Monark, complot et realness



Révélé aux oreilles du public rap au début des années 2010, notamment par le biais de collaborations avec Alpha Wann ou Némir, Veerus fait partie de ces rappeurs qui, à l’instar du parisien et du perpignanais, ont traversé cette décennie avec constance et ténacité, en suivant une direction artistique cohérente. Depuis ses débuts (et plus particulièrement sur son premier véritable album, Iceberg Slim, sorti en 2018), Veerus a fait le choix d’inviter sur ses projets de fins rimeurs (Infinit, Deen Burbigo, Freeze Corleone, etc.) pour des découpages de prods toujours efficaces. Le revers de ce parti-pris est peut-être, outre le fait que ses morceaux solos n’ont pas toujours reçus l’attention qu’ils méritaient, d’avoir un peu dispersé l’identité musicale et textuelle du MC originaire de Dunkerque. La sortie, le 8 avril dernier, de Monark, EP de 6 titres (sans featuring) et septième opus livré par Veerus, a de ce fait constitué une très agréable surprise.

La production de l’EP est assez éclectique, on y retrouve 5 beatmakers (Limbo Beats, Dieway, Sacré, Nelwyn et Buddah Kriss, moitié du duo Just Music Beats qui signe les prods de Van Gogh et de Lifestyle), sans que cela nuise à la cohérence du projet. Niveau sonorités, l’atmosphère générale est relativement sombre, pesante (on pense aux basses saturées de Lifestyle ou Infrarouge), bien que des influences west, plus légères, se glissent dans l’opus, par exemple sur le morceau Médailles. Comme il l’a confié à plusieurs reprises en interview, Veerus a beaucoup écouté les membres de Black Hippy (Kendrick Lamar, Schoolboy Q…), et d’autres rappeurs phares de la Côte Ouest états-unienne des années 2010 comme Nipsey Hussle, qui sont autant d’influences qu’on retrouve dans Monark, au niveau instrumental comme du point de vue des thèmes développés.

Pour analyser au mieux les axes thématiques, il faut disséquer dans un premier temps les procédés d’écriture utilisés par Veerus dans cet EP, et dans toute son œuvre rap de manière générale. S’il a fait ses armes aux côtés de MCs élevant la multisyllabique au rang de sacro-sainte institution, le rappeur des Hauts-de-France privilégie les rimes riches (« sablier » / « tablier ») aux enchaînements d’assonances, ces derniers se cantonnant à deux ou trois syllabes (« Réseau intraçable, jusqu’à la civière on se croit tous incassables », Monark). Ces schémas de rimes percutants se retrouvent jusque dans les différents refrains, véritables passages rappés démarqués du reste du texte par un usage bien dosé de l’autotune. Sur Lifestyle, Veerus expérimente par ailleurs un procédé stylistique, emprunté au rap US et qu’on retrouve de plus en plus dans le rap francophone ces dernières années, consistant à terminer plusieurs mesures par la même expression, la rime ou l’assonance se cachant dans le dernier mot précédent cette répétition (le sens de l’expression est également susceptible de changer d’une phrase à l’autre)  : « Ils mettent des sommes sur ma tête / ils trouvent pas mon truc en cherchant chez les autres sur ma tête / Il devrait d’jà y avoir une couronne d’or sur ma tête ».

Si les comparaisons et les références à des personnages réels ou fictifs peuvent être des ingrédients utiles pour fabriquer un bon texte, il n’est pas rare que certains rappeurs versent dans l’excès de name-dropping. Sur cet EP, Veerus s’extrait habilement de ce piège, d’une part car il convoque dans ses couplets des figures relativement originales, d’autre part car il sait inscrire ces invocations dans son univers propre. On croise ainsi dans Monark quelques noms bien connus du patrimoine culturel (Baudelaire, Van Gogh), mais également des figures artistiques plus inattendues, dont le rappeur s’approprie subtilement les caractéristiques en se présentant comme « Tchaïkovski en Asics » ou comme un « Basquiat avec la peau claire ». Les sportifs célèbres ont aussi leurs entrées dans les textes du MC, avec là encore une grande hétérogénéité dans les citations. Essentiellement puisées dans le foot et le basket, les références de Veerus font cohabiter dans l’EP stars actuelles (N’Golo Kanté, Chris Paul) et légendes des deux disciplines (Giuseppe Meazza, Larry Bird) dans un chassé-croisé intelligemment construit, qui suscite chez l’auditeur la curiosité et non la lassitude.

« On veut être riches mais à choisir on préfère rester vrais », Monark

Ces évocations de personnages célèbres révèlent un trait thématique important dans la musique de Veerus, à savoir celui de la réussite, du succès, qu’il soit financier ou critique. La focalisation sur la fortune matérielle, si elle est peut-être moins prégnante que sur les précédents projets de l’artiste, est encore largement observable dans Monark. Si l’expression de ses goûts pour les Classe A, les Cartier ou Maison Margiela n’est pas ce qui nous intéresse le plus dans le rap de Veerus, force est de constater que sa manière de parler de ces symboles de réussite constitue non pas une caricature, mais une greffe réussie de codes esthétiques inspirés par le rap d’outre-Atlantique. L’autre versant de la réussite selon Veerus se situe du côté de l’honnêteté et de la morale, le rappeur valorisant grandement dans ses textes l’ « être vrai ». Son propos est donc empreint de sincérité, que ce soit lorsqu’il évoque les trafics (« J’suis vrai depuis ma première paire de Ray-Ban, quand j’ai compris c’que les grands faisaient aux Pays-Bas », Van Gogh) ou les conséquences négatives de ces derniers (« Force aux frères qui portent électroniques bracelets », Lifestyle).

Une autre dimension du rap de Veerus sur laquelle il peut être intéressant de s’attarder est le rapport au temps exprimé dans les différents couplets de Monark. On y retrouve en effet plusieurs références au passé (le terme « depuis » est répété huit fois dans les six titres), à un futur préjugé positif (« Futur chef-d’œuvre de la machine », Médailles), mais aussi aux interrogations immédiates de la vie quotidienne (« Qu’est-ce que je vais mettre dans mon assiette ? », Médailles). On peut ainsi distinguer, dans la musique de Veerus, une tension propre à nos sociétés contemporaines, qui fait s’entrechoquer vision enthousiaste du futur et contraintes du présent et du futur proche, réflexions sur la longue durée (« Depuis le berceau j’suis prêt, jusqu’à ce qu’ils m’entourent de craie », Monark) et impression de manquer de temps (« J’ai pas le temps de dire « j’ai mal » », Chaos).

Expliciter le titre de l’EP va nous permettre d’aborder un dernier axe, celui des références à des complots et des machinations, qui se glissent dans plusieurs passages de Monark. Cette propension à parler d’affaires obscures peut sembler, au premier abord, entrer en contradiction avec la valorisation du « vrai » qui irrigue par ailleurs le projet, sauf que les « complots » évoqués par Veerus ne sortent pas de l’imagination de forumers occultistes. Pas de reptiles ou d’Illuminatis dans les textes du MC de Dunkerque, mais des allusions à l’affaire Zandvoort (mise en cause d’un réseau pédocriminel européen), à la traite d’êtres humains, et bien entendu au projet Monark (ou projet MK-Ultra), programme mis en œuvre par la CIA dans le contexte de la Guerre Froide et visant à tester plusieurs méthodes de manipulation mentale.

Derrière ce type de références (largement popularisées dans le rap français sous l’impulsion de Vald ou Freeze Corleone), on trouve chez Veerus des objets d’engagement développés plus en profondeur, notamment la critique du néocolonialisme économique. Le MC dénonce ainsi, sur Van Gogh, le « racket » dont est victime l’Afrique, notamment à travers la « spoliation » (Lifestyle) de ses métaux. Veerus exprime aussi de manière régulière son attachement à la terre de ses origines (« cœur brisé comme la terre mère », « français sur les papiers, mais nos cœurs sont ailleurs »), thématique qui revient en fil rouge dans ses différents EPs et albums (on pense par exemple au très beau morceau Elles, sur l’album Minuit sorti en 2014).

Alors qu’il n’était à la base pas prévu par son auteur, l’EP Monark offre, avec ses six titres, un bon aperçu de ce que Veerus sait créer en termes d’écriture et d’univers. Pour les convaincus, l’opus constitue par ailleurs bon hors-d’œuvre en attendant un plus long format.

 

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