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Les scènes locales dans le rap français : fantasme ou réalité ?

Il y a eu 93 Empire, et depuis ça ne semble plus s’arrêter : 13’organisé pour Marseille, la fameuse mixtape 100% Sevran, un potentiel projet commun des artistes du 91… Rapper sur une compilation aux couleurs de sa ville ou de son département est l’une des tendances du rap français en 2020. Ces compilations thématiques sous-tendent l’idée de scènes locales dans le rap français : des ensembles régionaux ayant une forme d’autonomie et de cohérence. Mais si aux Etats-Unis parler de l’existence de scènes locales dans le rap relève du lieu commun, en France, la cohérence de celles-ci pose question, au point que l’on peut se demander si ces projets communs ne sont pas davantage des images  à destination d’un public demandeur de collaborations que le reflet de scènes locales dynamiques.

 

Les scènes locales dans le rap : évidence aux Etats-Unis, mystère en France

 

Mais avant de rentrer dans le vif  du sujet, il faut se poser une question un peu théorique (promis, on fait vite) : qu’appelle-t-on à proprement parler une « scène locale » dans la musique ? Si l’on demande à des inconnus dans la rue, chacun aura sa définition. Et si l’on demande à des spécialistes… Ça sera à peu près pareil. Pour prendre une définition large et consensuelle, prenons celle que donne le sociologue de la musique Gérôme Guibert (ici) : une scène musicale est un ensemble de « comportements collectifs liés à un courant musical sur un  territoire localisé ».

Cette définition permet de distinguer les trois éléments clés qui font une scène locale : un territoire, des liens sociaux entre ses artistes (des collaborations, une solidarité…), et quelque chose de commun dans le son de ceux-ci (des sonorités, des rythmiques…). En gros : 1 scène = 1 lieu + 1 réseau d’artistes + 1 « son » particulier et identifiable. Comme on le disait plus haut, cette notion de scène locale s’applique particulièrement bien au rap états-unien, où des scènes se forment fréquemment autour de ces trois pôles. On peut ainsi penser à une ville comme Detroit, dont les rappeurs se hissent progressivement au sommet du rap américain depuis quelques années, à force de mettre en avant leur son et leurs collaborations.

Il faut dire que l’émergence de scènes musicales états-uniennes est favorisée par l’organisation de l’industrie de la musique outre-Atlantique : alors qu’en France, toute l’industrie musicale ou presque se polarise autour de Paris, aux Etats-Unis, il y a de nombreuses centralités industrielles du rap, portées par de puissants labels, de Los Angeles à New-York, en passant par Atlanta, Miami, ou Chicago. Dès lors, l’organisation de réseaux à l’échelle locale ou régionale y est plus évidente qu’en France.

Pourtant, les  compilations locales françaises, si elles ont été remises en lumière avec 93 Empire, ne sont pas nouvelles. On peut penser au label Negative Music qui en 2008 avait mis en valeur de nombreux départements d’Île-de-France, ainsi que Marseille. On peut aussi se souvenir d’Alkpote qui un an plus tard mettait en avant La crème du 91, sur une mixtape collaborative. Mais comment comprendre ce gain de visibilité des compilations locales, à une période où le rap français est régulièrement pointé du doigt pour son uniformisation, son homogénéisation ? Existe-t-il vraiment des solidarités locales entre les artistes des départements et villes en question, et surtout un son commun ?

Il faut arrêter de fantasmer des scènes locales partout en France

Quand on y regarde de plus près, rien n’est moins sûr. Si l’on prend la fameuse compilation hypothétique du 91 en préparation, on ne voit ni de liens entre tous les artistes présents (des collaborations antérieures par exemples), ni de point commun musical notable. De même, la mixtape de Sevran ne semble pas tant chercher à refléter une scène déjà soudée, que justement construire cette scène. Ainsi, la fabrique du projet – et les tensions entre Kaaris, DA Uzi, Maes, 13 Block, et Kalash Criminel – a été l’occasion de voir que le rap sevranais était loin d’être une scène unie et soudée, où tout le monde travaille ensemble.

Pour parler du seul projet qui a abouti aujourd’hui, à savoir 93 Empire, là encore, la démarche relevait davantage de la réunion d’artistes pour certains sans liens évidents au départ (mise à part leur fierté départementale), que d’une démonstration de force d’un réseau de rappeurs préexistant. Si la compilation a marqué, c’est justement parce qu’elle réunissait sur un même titre des artistes que l’on n’imaginait pas rapper ensemble (Mac Kregor et 4Keus Gang par exemple). Mais on ne peut pas parler ni d’une solidarité entre tous les artistes du 93, ni d’un « son » commun et identifiable.

La seule compilation à faire exception serait celle de Marseille : sur le premier extrait, on retrouve ce nouveau son marseillais spécifique, largement inventé par Jul et développé par sa postérité ces six dernières années. En revanche, parler d’une scène soudée serait encore un peu exagéré, quand on sait que Naps et Jul ont longtemps été en froid. Ici, on retrouve donc peut-être bien la formule « 1 territoire + 1 « son » », mais il manque la troisième partie de l’addition : le réseau d’artistes.

Bref, parler de scènes locales en France est souvent exagéré et relève d’une forme de fétichisation du local – sans doute entretenue par la fascination pour les scènes états-uniennes. En fait, lorsque l’on emploie ce terme à propos de notre pays, on veut souvent juste parler des rappeurs d’une même ville. Cela ne veut d’ailleurs pas dire qu’étudier le rap à l’échelle des villes n’est pas intéressant (la passionnante série « Rap Maps » publiée par Mouv’ l’année dernière en est la preuve), mais cela ne doit pas laisser penser, ni à l’auditeur ni au journaliste, que tous les rappeurs d’une ville seraient forcément unis, solidaires, se connaîtraient, et auraient un son commun.

Dans les faits, souvent chacun fait un peu sa vie, et l’on a tendance à chercher une identité commune à des artistes qui n’ont pas  grand chose à voir mise à part leur origine (comme pour Bruxelles il y a cinq ans où on cherchait tous à tout prix le lien entre Damso, Hamza et Roméo Elvis). Bien sûr, des scènes locales existent ou ont existé (le rap west coast de Grigny et Sarcelles, ou plus récemment la scène cloud de Corbeil-Essonnes ou celle drill du XVIIème arrondissement de Paris), mais  ces phénomènes captivants ne doivent pas nous pousser à voir obligatoirement dans les compilations thématiques la célébration d’une scène, remplie de complicité et de sonorités en commun. Cela veut-il dire que ces compilations, au-delà de l’effet de communication, n’ont aucun intérêt, sont superficielles ?

Vers l’émergence de scènes locales en France ?

Bien au contraire ! Là où une compilation « spécial Détroit » ou « spécial Bay Area » viendrait refléter la réalité de collaborations et d’un son commun à une région des USA, les nouvelles compilations du rap français viennent davantage construire ces solidarités locales qu’en rendre compte, et c’est ce qui fait leur force. En réunissant les différentes générations du 93, Fianso a contribué à renforcer les liens au sein de son département, et à faire collaborer des artistes qui, s’ils s’étaient écoutés de génération en génération, s’ils baignaient dans une culture musicale commune et se respectaient, n’avaient jamais eu l’occasion de  travailler ensemble. Le processus qui est peut-être en cours en France est presque inversé par rapport au modèle américain. Alors qu’aux USA, la création d’un réseau et d’un son entre les artistes d’une ville sont antérieures à la visibilité nationale de celle-ci, en France, la mise en scène de la ville ou du département semble parfois précéder l’effectivité d’un réseau d’artistes à l’échelle du département en question.

Le géographe Séverin Guillard, qui travaille sur les scènes rap locales en France et aux Etats-Unis, souligne à quel point la notion de « scène » fait écho à celle de « mise en scène » de la ville. Les artistes, par leur musique, mettent en scène leur territoire. C’est particulièrement vrai pour ce qu’il se passe aujourd’hui dans le rap français. Le projet 13’organisé est une mise en scène du rap marseillais actuel, une vitrine, où l’on arbore fièrement le maillot de l’OM, comme un emblème. Mais toutes ces vitrines départementales ou urbaines qui sont en train de se construire peuvent très bien aboutir à un renforcement effectif des scènes locales en France et des liens (sonores et sociaux) entre rappeurs à l’échelle de la ville ou du département. Pour reprendre notre exemple de tout à l’heure, c’est justement grâce à 13’organisé que Jul et Naps ont rappé ensemble !

Alors, loin de nous l’idée de dénigrer les compilations de rap locales ! Simplement, voyons-les plutôt comme des points de départ que comme des points d’arrivée. Elles contribuent à écrire d’un côté un récit du passé du rap français qui prend en compte l’importance de l’échelle locale, avec des filiations entre générations de rappeurs d’un même département (le 93 par exemple), et de l’autre côté, elles contribuent à écrire un futur du rap français où les solidarités entre rappeurs d’une même ville seraient renforcées, jusqu’à aboutir à l’existence de véritables scènes, aussi consistantes et variées qu’aux Etats-Unis, au-delà de la simple dichotomie historique Paris/Marseille, qui elle-même est souvent fantasmée (voir notre article à ce sujet ici).

Bref, on ne peut que se réjouir de ce retour en force de la ville et du département dans le rap, qui vient nous prouver que la globalisation du rap est loin d’avoir estompée la diversité de ses configurations locales, et qu’à l’avenir celles-ci pourraient même se renforcer. Les rappeurs français ont de belles mises en scènes de leurs territoires à nous proposer, et au final peu importe si elles reflètent une réalité palpable ou pas au sein de la ville : l’important c’est que l’on y croit, et qu’elles provoquent de belles collaborations.

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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