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Le rap français et le Moyen-âge: Troubadours, joutes verbales et justifications d’écriture.

« Qu’ai-je fait de spécial ? Quoi de plus qu’un autre ? Simple troubadour, je pose des mots sur quelques notes » (Médailles, Shurik’n) Contrairement aux idées reçues, le Moyen-âge fût une période de très grande fécondité artistique et littéraire. Outre les récits arthuriens ou les chansons courtoises, on trouve notamment certaines formes de poésie et de musique finalement pas si éloignées du rap. Des chansons revendicatives aux échanges improvisés en passant par des formes d’égotrip avant l’heure, voici donc un petit tour d’horizon des analogies possibles entre le rap et certaines expressions poétiques de l’époque médiévale. Oui, on ose tout.

Les poètes du peuple : Les troubadours et les trouvères

D’abord on trouve les troubadours (langue d’oc) ou trouvères (langue d’oil) qui apparaissent au cours du douzième siècle. Le rapprochement entre ces chanteurs ambulants et les rappeurs d’aujourd’hui semble assez évident. Premièrement, d’un point de vue formel, la superposition de textes poétiques sur un fond musical est tout à fait propre à ce genre de chanson populaire. En effet, dans une conférence sur les poètes picards, Frédéric Billet compare les trouvères aux rappeurs dans leur « très grande facilité à faire de la poésie orale ».

De plus, les troubadours furent les premiers à utiliser la langue vernaculaire – langue du peuple – pour leurs déclamations poétiques. En opposition à la langue officielle de l’époque qui était le latin, certains troubadours affirmèrent donc très rapidement leur ouverture d’esprit en osant affirmer la langue vernaculaire comme langue poétique. Cette tonalité populaire est peut-être l’une des caractéristiques essentielle du rap qui prétend montrer toute l’importance d’une langue libre et accessible.

Enfin, il convient surtout de signaler toute la dimension sociale et revendicative de ces poètes médiévaux à l’image d’un état d’esprit inhérent au rap : celui d’un rap « engagé » ou plus piètrement nommé « conscient ». Pour exemple, les «Siventès» sont des chansons satiriques et politiques qui se permettent de critiquer les puissants ou de dénoncer une injustice. Un traité du treizième siècle explique, effectivement, que: « Pour faire un sirventès, on doit parler d’un fait d’armes, dire du bien ou du mal de quelqu’un ou relater un fait d’actualité« .

Dans son ouvrage Pour une analyse textuelle du rap français, Mathias Vicherat cite Manuel Boucher à propos de la filiation musicale du rap. Ce dernier affirme que « L’histoire de la musique revendicative, en France, est très ancienne. En effet, depuis très longtemps, en Europe, à l’époque médiévale notamment, la chanson apparaît comme le moyen le plus efficace pour faire passer des messages. Les troubadours construisent ainsi, au XII ème et au XIII ème siècle, des chansons politiques. (…) Ainsi, il semble bien qu’en France le phénomène des chansons engagés ait une tradition ancestrale » avant de conclure que « Par conséquent on peut penser que l’histoire du rap français n’est peut-être pas seulement le résultat de l’influence venue des Etats-Unis, mais qu’elle est plus complexe ».

Les joutes verbales au moyen-âge : « Partimen » et « tenso »

Les genres littéraires (ou musicaux) du Moyen-âge sont très nombreux mais deux en particulier peuvent attirer notre attention tant ils sont proches des « battles » ou des « clashs » (bien que parlant plutôt de thèmes assez léger).

Nous avons d’abord le « partimen » qui est un genre de débat chanté. Le fonctionnement est simple : un premier poète lance le thème d’un problème à débattre et les poètes suivant essayent alors d’improviser pour exprimer leur point de vue sur le sujet en question. Tous les couplets doivent être chantés sur la même mélodie que celle choisit par le poète qui débute : celui qui « part le jeu ». Cette succession de couplets qui conversent d’un même thème est assez proche de nombreux morceaux de rap. On peut penser à certains morceaux qui réunissent plusieurs rappeurs autour d’un thème ou d’un cause. En revanche il ne s’agit que très rarement d’un débat mais plutôt d’une succession de couplet orientés en faveur d’un même propos (11’30 contre les lois racistes, 16’30 contre la censure etc..)

Puis, de la même manière on trouve le « tenso » où « deux interlocuteurs échangent librement, en couplets alternés, sur un thème fixé entre eux. Cette pratique est une de plus anciennes chez les troubadours. Il est, aussi, assez fréquent de voir deux rappeurs se parler l’un à l’autre, notamment par le biais d’une mise en scène fictive et parfois épistolaire.

Cependant, il faut dire que c’est bien la recherche de la performance qui réunit les troubadours et les rappeurs. En effet, il s’agit, à chaque fois pour les MC, d’improviser et de trouver l’inspiration dans l’instant présent. Dans le hip-hop, les confrontations du genre apparaissent donc régulièrement dans les « battles », qui relèvent le plus souvent d’un style « égotrip ». La virulence du propos, comme son second degré, en font une pratique tout à fait singulière. Mais question orgueil, les auteurs médiévaux ne sont pas en reste…

De l’égotrip avant l’heure : Les préfaces et les autos-justification d’écriture

Si le moyen-âge est aussi difficile à étudier, c’est d’abord parce que la fonction d’auteur n’y avait aucun sens. La plupart des écrits ne comportaient d’ailleurs aucune signature. Cependant, autour du douzième et treizième siècle certains poètes commencent à revendiquer la paternité de leurs œuvres, et ceci de manière parfois très orgueilleuse voire insolente.

Nous pouvons donc penser à certaines préfaces d’ouvrages qui étaient considérées comme des textes de justification d’écriture où l’artiste expliquait pourquoi il fallait lire son texte et en quoi il était supérieur à celui des autres. Pour cela, nous pouvons citer la préface de L’Exemple d’Alexandre où l’auteur écrit : « ces poètes bâtards rabaissent les récits et veulent pourtant passer à la cour avant les meilleurs ; sans connaître les finesses de la langue, ils veulent en juger mais quand ils ont tout dit, leur conte ne vaut pas un denier ». Dans la même optique, il y a aussi Le roman de Thèbes qui s’introduit en ces termes : « Qu’ils se taisent tous ceux de ma profession (…) Ils sont tous aussi capables de m’écouter qu’un âne de jouer de la harpe ». Enfin, le prologue du Roman de la Rose prévient le lecteur : « Soyez persuadés de cette vérité : ce roman surclasse tous les autres ».

Dans le rap, les morceaux de style égotrip se construisent à coup de punchlines (« phrase-choc ») qui peuvent parfois bien ressembler aux exemples précédents. Si le rap véhicule surtout l’image d’un moyen-âge lointain et obscur, nous pouvons tout de même citer quelques-unes de ces mesures sur le thème avec: « Ils veulent tester l’intestable, putain d’MC de bac à sable, flow minable du 3ème âge, putain de fossile du moyen-âge » que lance Rockin Squat dans Intestable ou encore Booba qui, dans son morceau 1.8.7 en compagnie de Rick Ross, scande «J’suis sur la lune, ‘sont au Moyen-âge ». Mais on rencontre aussi une matière plus mythique et légendaire comme chez IAM dans Quand tu allais on revenait Shurik’n entame son couplet comme ceci : « Je siège à la table des chevaliers de la basse ronde, noble confrérie de la rime profonde où chaque guerrier a sa spécificité, chaque phrase est disséquée, soigneusement étudiée. » Les références au Graal sont aussi assez récurrentes comme ici chez Orelsan dans le morceau Bada bing : « Cherche mes sons comme Perceval le Graal » mais restent cependant très évasives ou générales.

Sans vouloir défaire le rap de sa singularité il semblait donc intéressant – et amusant – de montrer que le mouvement hip-hop n’est en rien refermé sur lui-même. A l’inverse, il est un formidable moyen de faire du lien entre les arts, les cultures et même les époques. Car ce qui compte c’est peut-être de « ne pas finir comme une chanson qui meurt parce qu’on ne la chante plus, c’est le Graal que chacun poursuit, sans répit, souvent pendant plus d’une vie, mais bon t’es sûr de rien ici.» (Shurik’n, Sûr de rien)

À proposLeonard

L'enfant seul paumé dans un centre commercial

9 commentaires

  1. Bonjour Naiprohenstefling, je me permets de répondre à la place du collègue Léonard qui fait plus partie de la team, mais que j’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois : non, je ne crois pas que son taf sur le rap ait dépassé ce qu’il a fait sur le site, et en ce qui concerne un ouvrage de référence en la matière, je ne peux t’en conseiller qu’un : Le rap ou l’artisanat de la rime de Julien Barret. 1luv

  2. Bonjour,
    Merci pour cet article éclairant, Léonard ! As-tu poursuivi tes recherches dans ce domaine depuis ? Sais-tu s’il y a d’autres chercheurs français à part Frédéric Billiet qui se sont penchés sur le sujet ?
    Bonne continuation, Michael.

  3. Bonjour, concernant les troubadours comme « poètes du peuple », c’était surtout à propos du passage du latin à une langue vernaculaire, donc populaire (et oui, cela ne recouvre pas QUE le français mais aussi et surtout l’occitan, je vais corriger). De plus, cet article ne prétend pas être exhaustif (sur la condition des troubadours etc..) il ouvre juste des portes !

    Merci en tout cas !

  4. Et oui, sans trop s’en douter, l’auteur est en pleine actualité occitane!!!

    Pour entendre des teasers de rap sur des textes occitans anciens authentiques, lire des traductions et des commentaires, et entendre chanter certains textes de troubadours, Rdv. sur le site du spectacle ‘La Trilogie Crozada d’Uei’ actuellement en cours de diffusion dans la région toulousaine et dans le tarn:

    http://www.croisade-albigeois-2009-2013.org

    A vous y rencontrer,

    A leu

  5. Ceci dit, quelques bémols:
    – Attention à ne pas assimiler de façon erronée les troubadours aux « poètes du peuple »: l’un des premiers troubadours que l’on connaisse était Guillaume de Poitiers, neuvième duc d’Aquitaine et un des plus grands seigneurs de son temps.
    – De plus, la phrase suivante « en opposition à la langue officielle de l’époque qui était le latin, certains troubadours affirmèrent donc très rapidement leur ouverture d’esprit en donnant à la langue française ses premières lettres de noblesses en poésie » est une aberration et en contradiction avec ce qui est dit plus haut dans l’article: les troubadours s’exprimaient en occitan (langue d’oc) et non en français!!

  6. Bravo pour cet article passionnant et qui recoupe deux de mes intérêts, le rap et la littérature médiévale! Et ouais.

  7. Bonsoir!
    Merci pour l’article.
    Le rap en France est une tradition assez séculaire, notamment dans le sud d’où, je crois, sont issus les tensons. L’expression vient de l’occitan car le mot clash n’existait pas à l’époque.

    Pour les marseillai(se)s et pour tout le monde, une petite track bien ludique et TOUJOURS d’actualité de mes biens-aimés Massilia Souns System:

    Enjoyez que diable:

    http://www.youtube.com/watch?v=tNnL0msC_JM

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