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[Interview] L’Indis – « J’ai toujours pensé qu’un texte qui parle au cœur devient intemporel. »

Quand l’occasion se présente de rencontrer un monstre sacré du rap français, il ne faut pas la laisser passer. L’Indis est la moitié d’un groupe injustement méconnu mais devenu mythique par la force du temps : Les 10. Plus qu’une interview, c’est une discussion à bâtons rompus avec un homme passionnant que nous vous proposons. Plongée dans la pensée d’un rappeur brillant.

Tu peux nous raconter comment tu es rentré dans le rap ?

En 1987, le grand frère de Nakk enregistrait une émission de Radio Nova.

Deenastyle ?

Ouais, Deenastyle. Il nous avait donné la cassette et avec mon frère, on a tout de suite kiffé. On avait 12 ans, on écrivait les textes pour s’amuser. On n’avait même pas d’instrus, on rappait par-dessus les mecs de Nova. C’était pour le plaisir des mots. Pendant plusieurs années, ça a été comme ça. On écoutait ça toute la journée et on connaissait les sons par cœur. Les New Générations MC, les Little MC, on retenait même leurs dédicaces.

Ton acolyte était L’Avokato, vous êtes jumeaux. Il faut avoir une sacrée relation pour rapper tous les deux non ?

A l’époque, on était dans la catégorie des rappeurs qui font un minimum attention à la construction des phrases et quand on se parlait, on se comprenait. Je m’en suis rendu compte récemment. Pour moi, ça coulait de source. Aujourd’hui, les gens sont super pointus, ils connaissent tout le vocabulaire. Nous quand on a commencé à faire du multi-syllabique, on n’avait aucune idée du nom. Personne n’en faisait vraiment et on le faisait parce que c’était les ricains qui le faisaient. Une assonance c’était une rime approximative pour nous. On n’avait pas le jargon mais on se comprenait direct. Et je me suis rendu compte en travaillant avec d’autres gens que je leur parlais chinois.

Vous aviez inventé votre langage en fait.

C’est exactement ça. On avait une complicité.

Du coup, tu dois être l’un des derniers rappeurs en activité à avoir découvert le rap par Deenastyle.

Je sais que je suis un survivant mais quand je parle avec un mec comme Driver, je sais qu’on a les mêmes points de repères. D’ailleurs, j’ai une vidéo de 1989 où l’on peut me voir rapper. Par contre, elle n’est pas en ligne. Mais j’ai mis un concert de 1997 sur mon compte Youtube ainsi que le festival  XXL.

C’est votre première grosse scène, vous faites la première partie de Smooth Tha Hustler. Comment vous vous retrouvez avec cette opportunité ?

En fait, il faut remonter un peu. Pendant longtemps, nous avons rappé sans jamais chercher à nous faire connaître. Au contraire des rappeurs parisiens qui, dès leurs troisièmes textes, passaient déjà sur les petites radios. A l’époque, ce n’était pas comme aujourd’hui avec Youtube, il fallait courir dans tout Paris avec ta cassette pour se faire écouter par 3 mecs. Et on n’a jamais cherché ça.

Vous rappiez l’un pour l’autre alors ?

Non, pour les gens mais on n’avait pas envie de célébrité. On préférait être reconnu par des rappeurs qu’on trouvait fort que par un public. Comme pour nous prouver qu’on avait les compétences. Notre première apparition, c’est sur la tape de Wicked Prophet en 1993. On a aussi fait le générique de l’émission Conscious Time, présentée par Mouloud Achour sur Fréquence Paris Plurielle avec Assassin et La Caution. Il y avait donc des gens, qui nous connaissaient, qui nous appréciaient et qui nous casaient sur des plans. Donc le festival XXL se déroulait à Bobigny, les organisateurs croyaient en nous, ils savaient qu’il y aurait du monde et ils nous ont donnés un coup de pouce en nous plaçant en première partie.

C’est là que vous rencontrez Mark de Bombattak ?

Non. On rencontre d’abord Jo, le manager de la Mafia Trece, qui voulait absolument nous signer sur son label. Il nous a fait un peu dormir mais c’est lui qui nous a présenté Mark. Son émission Bombattak commençait à être en fin de vie, il tournait en rond avec toujours les mêmes artistes. Quand il nous a écoutés, il a eu l’impression de découvrir quelque chose de frais, de nouveau. On lui a ramené Nakk la fois d’après, on a freestylé tous les trois. Il a adoré et il a décidé de créer le label Bombattak avec nous trois.

Juste vous trois ?

Exactement. Les 10 et Nakk. Il voulait profiter de la notoriété du nom de l’émission de radio et balancer une compilation appelée Bombattak. C’était l’idée de départ. Ça ne s’était pas vraiment passé ainsi.

Quand on vous dit qu’on fonde un label pour Les 10 et Nakk et qu’une compilation va sortir, vous vous sentez comment ?

On touchait quasiment du doigt le but de dix années de rap dans l’underground. Il y a un mec qui écoute vingt morceaux de deux jumeaux qui sont complètement inconnus et il kiffe, il se demande comment il a pu passer à côté alors qu’il croyait tout connaître.

Et comment ça s’enchaîne ?

Il faut le reconnaître, Mark avait le bras long. On se retrouve à freestyler dans les bureaux de pleins de directeurs artistiques. Ça commence à beaucoup parler de nous dans les maisons de disques. Pas que pour nos qualités de rap mais aussi pour le fait que l’on soit jumeaux et blancs. On était un bon coup pour eux.  Mais au final, tous les plans ont avortés. Le rap ne vend plus, on arrive à la fin de l’âge d’or. Les directeurs artistiques sont sur la sellette, ils deviennent très hésitants et ils veulent signer des projets dont ils sont sûrs. Mark nous dit que les médias préfèrent Nakk à nous et petit à petit, on a senti qu’on était évincés du projet. Comme on n’est pas bêtes, on a préféré se retirer.

C’est le début de la fin.

Ça faisait dix ans qu’on rappait, on avait l’impression de toucher du doigt un semblant de reconnaissance. Mon frère était vraiment un acharné dans tout ce qu’il entreprenait autant au niveau de l’écriture qu’au niveau des productions. On arrivait en bout de course et d’un seul coup tout s’écroule. On a préféré tout arrêter.

On appelle ça l’ascenseur émotionnel.

Nakk le raconte dans un morceau. T’as l’impression que tu arrives en haut, tu fais le morceau avec Wallen et tout le monde en parle. Laurent Bouneau te dit qu’il te passe en rotation maximum pour finalement te dire la semaine d’après qu’il va passer un autre son de Wallen qui a un album qui sort. Ce sont des détails comme ça qui font que tu passes de ça arrive à ça n’arrive pas.

C’est presque l’objectif d’une vie qui s’écroule.

Oui mais on a toujours rappé pour le fun et pour le kiff. On a refusé des plans qui auraient pu nous mettre bien comme le générique de La Vérité si je Mens. L’objectif, ce n’était pas de devenir célèbre c’était d’être reconnu.

D’ailleurs, est-ce que vous vous rendiez compte à cette époque que vous aviez un truc en plus ?

Moi, je trouvais mon frère tellement fort que je ne comprenais pas que les gens ne l’entendent pas. Idem pour Nakk. Je les trouvais vraiment au-dessus du lot. Je me demandais si c’était parce que je les côtoyais tous les jours et que je n’étais pas objectif.

Maintenant tout le monde s’en est rendu compte mais à l’époque… (il coupe)

C’est toi qui le dit que tout le monde s’en est rendu compte !

Sincèrement, j’ai rencontré pas mal de gens dans le rap français et je n’ai jamais entendu personne dire qu’il vous trouvait mauvais.

Tu sais, si on a arrêté le rap c’est  qu’on s’en prenait plein la gueule tous les jours. Flow monocorde, trop scolaire etc. Sept ou huit ans après, il y a des gens qui me disent qu’ils se rendent compte de certaines techniques qu’ils n’entendaient pas à l’époque.

Est-ce que vous n’avez pas l’impression d’avoir été en avance alors ?

Je ne sais pas. Cela dit hier, j’ai posté sur Facebook le couplet de 22 ans et les gens écrivent qu’ils trouvent ça lourd alors que le couplet a 15 ans. Alors tu as peut-être raison. Mais on n’a rien inventé dans tous les cas. On a juste analysé les américains. Je te dis la vérité, les multi syllabiques, les rimes croisées et embrassés, on a fait ça parce qu’on entendait les cainris qu’on kiffait le faire. Et quand on entendait un rappeur français, on se disait : lui il a le flow de Jay-Z, lui il a le flow de Biggie, celui-là c’est Smith & Wesson. Quand t’entends Ill, quand t’entends Cassidy, Ali, Booba et Oxmo, tu te rends compte que les mecs ont un timbre de voix particulier. Ils faisaient la différence à ce niveau.

Vous n’étiez pas microgénique ?

C’est exactement ça. On n’était pas microgénique. Autant en visuel, les gens était impressionnés mais après en studio ils trouvaient ça plat. On ne faisait pas exprès, on travaillait à mort mais ça ne passait pas. On était hyper carrés niveau technique mais nos voix étaient trop monocordes. Alors on était peut-être en avance mais c’est impossible à dire. J’espère juste que les gens n’attendront pas dix ans avant d’aimer ce que je prépare !

Est-ce que tu penses qu’un support comme Youtube vous a manqué à cette époque ?

C’est une question épineuse parce que si on était devenus plus célèbre grâce à Internet, combien le seraient devenus aussi ? Toujours est-il que c’était beaucoup plus difficile de se faire écouter. Un mec qui avait du talent, on pouvait passer à côté il y a quinze ans. Maintenant, ce n’est plus possible. Grâce aux réseaux sociaux, il passera forcément dans tes oreilles. Je n’ai jamais été aussi connu qu’aujourd’hui alors que j’ai fait des morceaux beaucoup plus beaux qu’actuellement. Mais Internet est une toile d’araignée. Avant, on dupliquait dans un double cassette nos morceaux et on allait chez chaque personne en disant : tiens, écoute-le. En une demi-journée, trois personnes t’avaient écouté. Aujourd’hui, tu fais un clip et en une minute, 5000 personnes l’ont vu.

C’est une autre dimension, tout simplement.

C’est ça. Mais du coup, ça a ses qualités et ses défauts. En toute logique, ça devrait signifier que c’est celui qui a le plus de talent qui devient le plus exposé. Mais les effets de mode font que ce n’est pas la vérité.

Pour changer de sujet, est-ce que quand les 10 s’arrêtent l’entité L’Indis existe concrètement en toi ?

Non, c’est que je dis. Aujourd’hui les gens connaissent plus L’Indis que Les 10 ou L’Avokato, ça me fait de la peine. Sans mon frère, j’étais rien. Je n’existais pas dans le rap sans lui.

Ça rejoint peut-être inconsciemment l’idée de cette relation fusionnelle.

Peut-être oui. Je ne suis pas Nicola Sirkis qui était horrible avec son frère jumeau. On avait commencé le rap ensemble et Nakk pourra te le dire, de nous trois c’était mon frère le mentor. On était ensemble et toutes les techniques c’était lui qui les sortaient en premier. Si tu demandes à Nakk qui était le rappeur le plus technique du rap français, il te répondra L’Avokato. Il était trop fort et jusqu’en 2000, j’étais toujours à la traîne. Mes textes n’étaient pas aussi aboutis que les siens.

Finalement, c’est peut-être parce que vous étiez tous les trois que vous êtes devenus si forts. Ça créait peut-être une émulation.

Nakk est à part. Il nous regardait au début et puis quand il a commencé à écrire, il a posé un texte. Et puis deux. Et au troisième, il avait déjà rattrapé notre niveau alors qu’on avait cinq ans derrière nous. Il a quelque chose de particulier. Mais peut-être qu’aujourd’hui s’il a autant de technique, c’est parce qu’on était tous les trois ensemble. En tout cas, c’est le seul rappeur français qui me choque à chaque texte que j’écoute.

Et tu ne trouves pas qu’il est largement sous-exposé ?

Quand tu vois qu’il a fait la première partie de Youssoupha à Bobigny, ça fait de la peine même si Youssoupha est talentueux. Mais il faut se rendre à l’évidence, on fait du rap qui n’est pas accessible à tous. Toutes proportions gardées évidemment, c’est comme un livre Saint. Tu ne peux pas le mettre entre toutes les mains. Il faut avoir suffisamment de recul pour comprendre toutes les phrases. Je pense que notre rap à nous rentre dans ce créneau. Après tu as aussi le choix de permettre une double lecture pour que tout le monde s’y retrouve comme le font certains rappeurs mais alors ton discours devient ambigüe.

C’est peut-être là aussi que le rap français marque sa différence par rapport aux autres genres musicaux, dans le sens où beaucoup de morceaux nécessitent plusieurs écoutes pour une totale compréhension.

Je suis persuadé que les rappeurs français sont plus forts qu’Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire. Autant techniquement que métaphoriquement. J’exagère un peu mais pour moi Nakk n’est pas moins fort qu’Arthur Rimbaud. Mais il existe dans d’autres genres musicaux des gens qui proposent des textes très recherchés et très aboutis, ce n’est pas l’apanage du rap français.

Pour revenir à ta carrière, on arrive entre 2004 et 2010. C’est la période où tu as tout arrêté.

Quand mon frère a arrêté, je n’ai pas pensé un seul instant à reprendre en solo. J’ai fait quelques featurings quand on me proposait mais entre 2000 et 2004, j’ai dû faire à peine dix morceaux. Et dix morceaux en quatre ans, ce n’est pas être un rappeur.

Et tu fais un rejet du rap ?

Quand il y a eu l’émergence du rap de cité avec 113 et que les jeunes ont vraiment commencés à kiffer ce rap là et que même dans mon quartier, les petits me citaient les trois membres du 113 dans leurs trois rappeurs préférés, je me suis dit que j’étais comme les parents qui soulent leurs enfants avec du c’était mieux avant. Alors j’ai tourné la page, il n’y avait plus d’adéquation entre le public rap et ce que j’appelle moi du rap. Et à partir de ce moment-là, quand tu faisais autre chose que du rap de ter-ter on te disait que tu faisais du rap conscient. Nakk faisait du rap conscient. A l’époque de Time Bomb, personne ne disait qu’ils faisaient du rap technique, c’était du rap point barre.

Et à quel moment tu te rends compte que le rap te manque ?

Au départ, ce n’est même pas que ça me manquait. Ce sont des mecs comme F6 et Char du Gouffre qui m’envoient des productions alors que pour moi, j’étais inconnu en tant que L’Indis. J’avais tellement de conneries dans la tête que j’ai décidé de les coucher sur papier. Je suis arrivé au studio, j’ai rappé et on m’a dit que c’était pas mal.

C’était les prémices de l’EP Mes Classiques ?

C’était le morceau Aucun Sens qui est présent dessus. Quand mon frère a écouté, il était super fier de moi et lui qui ne me fait jamais de compliments, il m’a dit que c’était aussi bien qu’avant.

L’EP est donc sorti en février. Tu en penses quoi avec le recul ?

Je l’ai fait pour m’amuser, je savais qu’il n’y aurait pas de thème. Quand j’ai commencé, je me suis dit qu’il ne fallait pas que j’oublie cette notion de plaisir. Et parfois, je pense qu’à tel endroit j’ai mal posé, qu’à tel endroit ce n’est pas bon. Puis je me rappelle que c’est de l’amusement. Mais j’avoue que quand je l’écoute, je me dis que j’ai déconné parce qu’il n’y a pas de thème et que je ne suis pas satisfait de tous les morceaux mais je me rappelle qu’au moment où je l’ai fait, c’était dans une certaine optique. Pour le plaisir et pour laisser une trace, avoir un cd avec mon nom.

Le fait d’être la moitié des 10 t’a aidé ?

J’ai eu énormément de chance de faire partie des 10 et c’est pour ça que j’ai pu le faire. C’est grâce à ce passé que j’ai eu mes productions et mon visuel.

Et l’EP s’est bien vendu ?

Il m’en reste une quinzaine sur les mille que j’avais. J’ai tout fait moi-même de A à Z. J’ai lancé un teaser sur le net et un ami m’a proposé de le vendre sur son site internet pour avoir un point de vente. J’ai ouvert les préventes à partir du 26 janvier et j’envoyais le cd le 12 février. Je voulais juste envoyer les 100 premiers parce que je tenais à les dédicacer. Et le propriétaire du site m’appelle et me dit qu’il a déjà 350 précommandes.  Une fois que j’étais rentré dans mes frais, je n’ai plus compté le nombre de ventes. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que j’ouvrais le dernier carton. Je suis content parce qu’en trois mois, j’avais écoulé 80% du stock.

On en vient à la dernière question. Quand on écoute aujourd’hui des textes d’il y a quinze ans, on se rend compte qu’ils n’ont pas vieilli. C’est une fierté ?

J’ai toujours pensé qu’un texte qui parle au cœur devient intemporel. Ce n’est même pas une question de technique ou de courant musical. A partir du moment où il a parlé à ton cœur, il traversera les âges. L’amour et la haine existent depuis la nuit des temps, c’est universel.

À proposStéphane Fortems

Dictateur en chef de toute cette folie. Amateur de bon et de mauvais rap. Élu meilleur rédacteur en chef de l'année 2014 selon un panel représentatif de deux personnes.

4 commentaires

  1. Je tiens à faire part de ma réaction aux propos de L’Indis sur Nicola Sirkis. Qui est-il pour avancer de tels propos ? Que sait-il de la relation entre Nicola et Stefane ? De quel droit ose-t-il juger Nicola Sirkis de la sorte sans le connaître. Sur le coup, L’Indis aurait mieux fait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler et de réfléchir avant de sortir de telles âneries.

  2. Superbe interview, c’est ce genre de personne qui relève le niveau du rap francais! la fouine, booba, rohff and co rabaissent l’image et le niveau du rap! merci a l’indis, swift guad, hugo boss, Nakk, Saké, Flynt pour ne citer qu’eux de garder des valeurs fortes et de ne pas chercher a ce commercialiser a tout prix!! C ca le vrai Hip hop, le message avant la monnaie!

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