Chroniques

[Chronique Livre] Rap’n Philo, Francis Métivier.

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C’est suite à la parution de Rock’n philo en 2011 que Francis Métivier, docteur en philosophie et professeur de lycée, publie cette année un essai philosophique entièrement consacré au rap. Premier livre du genre, Rap’n Philo ose concilier une analyse de fond des textes de rap à une exposition claire et accessible des grandes notions philosophiques.

Surprenante entreprise pour certains, l’auteur se justifie dans l’introduction en expliquant que « si l’on peut soutenir l’idée d’une approche philosophique du rap, c’est essentiellement parce que rap et philosophie partagent un esprit critique, subversif, qui opère la construction d’une idée et d’une oeuvre par la déconstruction des raisonnements déjà établis ». Le propos de l’essai s’attèle donc à montrer que le rap propose une démarche philosophique cohérente à travers ses différentes attitudes et modalités d’expression et que ce procédé commun serait celui de « l’anti-notion« . Autrement dit, Métivier propose de définir le processus créatif du rap comme produit d’une mécanique critique. Il affirme par exemple que « le rap ne parle pas de la justice, mais à l’injustice, il ne parle pas de la paix, mais à la violence, il ne parle pas de la vérité, mais au mensonge ». Bien sûr, le mouvement rap est avant tout à considérer dans sa pluralité et ne peut être réduit à une seule intention globale, mais il convient en effet de reconnaître que c’est bien cette apostrophe directe et frontale à l’opposition qui caractérise la parole rapologique dans son ensemble. Sous la forme d’une punchline bien aiguisé, Francis Métivier signale d’ailleurs que « Le rap est une philosophie du clash, une dialectique de la punchline. » Le rap est philosophie en ce qu’il est un art de la critique, une sorte de contre-philosophie.

Afin de développer une réflexion d’ensemble sur le genre, l’essai se compose de cinq mouvements qui correspondent aux cinq catégories principales du rap français selon l’auteur : Le rap égotrip, le rap hardcore, le rap conscient, le rap gangsta bling-bling et le rap jazz poétique. A travers ce parcours musical, Francis Métivier tente alors de cerner la démarche artistique du rap à l’aide des grands penseurs de l’histoire des idées.

L’ouvrage s’intéresse d’abord au «moi » comme point axiale de la création rapologique. Le rap « égotrip » ne serait pas autre chose que la manifestation de la conscience de soi. Cette discipline marquée par l’égocentrisme mais surtout par le second degré pourrait alors être l’affirmation du sujet pensant-rappant dans un « ego cogito trip » faisant référence au célèbre « cogito ergo sum » (Je pense donc je suis) de Descartes. En ce sens, l’auteur va plus loin et se réfère aussi à Nietzche pour qui la puissance est plus importante que la morale. Le « je » doit alors faire sa place au milieu des autres et son affirmation implique forcément l’exclusion de l’autre. Dans l’égotrip, le « je » tue le « tu » et les battles consistent d’ailleurs tout simplement à « rester sur scène parce que l’autre en a été exclu. » Ici l’auteur fait se rencontrer Nietzche et Rohff mais plus loin ce sera Booba avec le concept Daisen d’Heidegger ou encore Orelsan et le logos spermatikos des stoiciens. Par la suite, le parcours philosophique de l’ouvrage emprunte aussi les sinueux sentiers de l’égo en tant qu’il est le lieu de l’intériorité et de la complexité identitaire : Diam’s et Husserl, les Psy 4 de la rime et Freud… Il y en a pour tout le monde.

Dans un second temps, l’auteur s’interroge sur le rap « hardcore » qu’il définit comme le renversement des valeurs morales. Il met en jeu la notion de « fucka » comme thème nihiliste et définit le rap hardcore comme la confrontation décevante du « moi » au monde. Cette frustration face à la société serait alors la première cause de la violence et de la brutalité du langage dans le rap hardcore qui est, en ce sens, un registre plus « contestataire que revendicatif ». Nous noterons ici la mention du Ministère Amer qui se révolte contre la « bonne conscience démocratique » de Rousseau à Lunatic qui brandit, au-delà de Marx, le crime (rapologique) pour se sortir de l’aliénation. Toujours dans ce cheminement de l’individu dans le champ social, Youssoupha s’exprime, lui, quant au rapport que chaque individu entretient avec l’autre. L’autre ? L’enfer, le loup. A partir des deux célèbres formules « L’homme est un loup pour l’homme » de Plaute et « L’enfer, c’est les autres » de Sartre, Youssoupha s’inscrit donc dans une réflexion sur l’intolérance et sur la liberté individuelle au sein du groupe. Plus loin, on rencontre aussi Max Stirner et NTM pour discuter de l’Etat et de l’injustice avant de croiser Camus et l’orgueil humain dont le cri « Nous sommes donc je me révolte » semble pourtant plus approprié à l’esprit rock que rap selon le philosophe.

Troisième étape du voyage, le rap « conscient » est un passage à la critique d’«une révolte qui s’est assagie par l’assimilation volontaire des valeurs morales ». Ce retour à l’évidence morale devient alors la condition même du rap dit « conscient » et nous retrouvons ici, avec surprise, Orelsan sous le regard de Jankélévitch et d’Epicure. Par la suite, l’auteur analyse avec Sniper l’importance de la raison prôné par Kant (« ose penser », « aie le courage de te servir de ton propre entendement ») et celle de la liberté de pensée et d’expression qui caractérise le rap de Tunisiano et de ses compères. Dans cette même perspective, l’auteur décortique avec parcimonie l’œuvre de La Rumeur qui a planté avec virulence le rap dans le débat politique et médiatique en abordant, par exemple, le problème du contrôle moral de la population digne du « dressage républicain » de Nietzche. Enfin, c’est à Locke et à Jonas que l’auteur fait appel pour expliciter le propos engagé et enragé de Keny Arkana ou encore l’arsenal poétique de Médine. En effet, l’auteur cite par exemple la rappeuse phocéenne qui conçoit qu’on ne « nique pas le système en voulant le détruire » mais « en construisant sans lui ». Cette réflexion sur la légitimité d’une désobéissance civile et de la résistance face à l’oppression apparaît alors comme l’aboutissement même d’une critique savamment réfléchie dans le cadre d’une transformation concrète. Le propos de ce rap se réfère donc à d’illustres valeurs humanistes à l’image de la maxime de Jonas : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatible avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ».

Quatrième phase : le rap « gangsta bling-bling ». D’apparence plus subversive, il est selon Francis Métivier un art de la parodie ou un registre alternatif qui, tout en se prenant au sérieux, se moque royalement du monde et de la politique. Il s’agirait alors d’une « provocation ouverte à la Diogène le Cynique, la pauvreté matérielle en moins, c’est-à-dire l’exhibition de la richesse matérielle en plus. » On découvre ici quelques pages consacrées à Epictète pour montrer que le rap gangsta est l’antithèse même du stoïcisme avec pour preuve le fameux Mia d’IAM et ses formules vaniteuses. Plus loin c’est Booba et Gygès, personnage de la Republique de Platon, qui conversent d’ostentation avant que les membres de la Sexion d’Assaut ne soient mentionnés pour un texte qui porte le symbole même de la réussite sociale : le disque d’or, véritable apogée capitaliste. L’auteur cite enfin Levinas pour montrer que le rap « gangsta » est avant tout une histoire d’image qui joue avec exagération sur l’écart entre l’intérieur et l’extérieur, le caché et le montré.

Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage le philosophe s’emploie à démontrer la pertinence artistique du rap à travers deux exemples incontestables de justesse poético-musicale : MC Solaar et Oxmo Puccino. Pour soutenir son propos, Francis Métivier s’appuie sur les réflexions de Bachelard à propos de la poétique et de la métaphysique et affirme que « l’intérêt du rap en tant que forme de parlé-chanté, est qu’en plus d’être poétique, l’image qui se dégage de son mot est acoustique ». Quant aux textes des deux MC, nous apprécierons leur abondant contenu philosophique à partir desquels l’auteur évoque Kierkegaard et ses réflexions sur les douleurs de l’amour et du mariage. On retrouve dans ces raps les thèmes indémodables de la poésie tels que le temps, le doute, la nostalgie ou l’amour. Le beat est comme un cœur qui bat, la voix comme un sanglot poétisé.

Au terme d’une lecture rythmée et plaisante, nous retiendrons donc la formidable curiosité de l’auteur qui a su analyser la culture hip-hop avec objectivité et pertinence sans toutefois figer le mouvement dans des catégories inconvertible. Malgré l’absence de certains rappeurs aux textes sans doute plus denses et intéressants du point de vue philosophique que certains des artistes mentionnés, l’essai mérite une lecture attentive de la part de tous les amoureux de rap. Essai très pédagogique, « Rap’n Philo«  parvient donc à aborder le hip-hop français à la lumière des grands philosophes avec humour et intelligence. L’ouvrage témoigne surtout d’une volonté d’ouverture très encourageante pour nous tous, amateurs de rap, qui rêvions de faire de cet art une « passerelle vers les grandes écoles » ou du moins une manière simple d’accéder au savoir et aux « valeurs ». De ce que l’on veut nous faire croire, le rap est bien plus riche et bien plus intelligent, le rap est bien moins bête et bien moins violent. C’est d’ailleurs cette déconstruction des préjugés par l’enquête rationnelle de l’auteur qu’il convient de saluer. Le rap, c’est « l’inoffensive violence des mots », la cadence de la révolte, le tempo de la critique. Il partage surtout avec la philosophie le besoin de se défaire de toutes les formes d’autorités ou des « tuteurs » comme les appelait Kant. Il est refus et insoumission. Le rap est « un courage qui envoie balader les autorités et groove par lui-même« .

 

 

 

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