Chroniques

[Chronique] Lucio Bukowski & Nestor Kéa – L’art raffiné de l’ecchymose.

Ecchymose : nm. Marque cutanée de couleur bleu-noir, puis violacée, verdâtre ou jaunâtre, souvent secondaire à un traumatisme, et due à une infiltration sanguine sous-jacente.

Et lui aussi il est peintre. Dix coups de pinceau pour un tableau sanglant, dix coups de poing pour une ecchymose raffiné : voilà l’idée. Mélange d’esprit poétique et de bestialité musicale, L’art raffiné de l’ecchymose contient tout le caractère singulier d’une œuvre déjà mâture et conséquente. En effet, depuis les six EP qui ont suivi le premier album Sans signature paru en 2012, cette seconde production entièrement musicalisé par le génial Nestor Kéa vient affirmer encore un peu plus l’importance des ouvrages du rappeur lyonnais dans le paysage musical (et littéraire) français. On se souvient déjà des délicieuses Saletés poétiques où la collaboration entre les deux compères avait permis de découvrir la diversité des influences et des inspirations musicales du beat-maker ainsi que la formidable complicité qu’il pouvait y avoir entre son approche de la musique et les textes du rappeur rhône-alpins. Bref, ici encore, la magie opère.

Rock, rap, électro, blues. Tout y passe et s’agence avec brio sous l’égide du minutieux savoir-faire de maître Kéa. De quelque chose de terriblement cynique comme les fantasques percussions de Don Quichotte à une sombre mais pour autant agréable dose de mélancolie dans le Jour de pluie bien approprié, on se balade dans un univers bariolé de teintes particulièrement contrastées. Cette richesse musicale se joint avec adresse à l’esprit de Lucio et à son apparente volonté d’abolir les frontières entre les genres et les arts comme peuvent en témoigner les abondantes références culturelles qui ponctuent ses textes : de Bashung à Odilon Redon, de Rouaud à Kierkegaard

Concernant les textes, l’écriture tourne encore et toujours autour du thème central du temps. Doute récidiviste, soupir récalcitrant, il obsède le rappeur à la fois dans son parcours d’homme mais aussi dans son esprit d’artiste se heurtant à l’urgence essentielle de la création. En ce sens, presque chaque morceau propose quelques brides de réflexions sur le temps qui, au gré de son écoulement fugace, disloque les évidences et offre une inépuisable matière au doute, à la nostalgie et à l’angoisse : Terreau poétique infini. Au cours des textes, l’idée du temps prend alors surtout forme dans plusieurs personnifications qui maintiennent l’effroyable constance de son déroulement implacable. A la fois corps immense (réduit à son « épaule » ou à son « poumon« ), « bâtard » criminel ou « proxénète violent« , il ne promet que le néant et son éternité vertigineuse.

Cet ensemble de méditations semble alors inscrire ce rap dans un style proche des vanités picturales et de leur « memento mori« . En ce sens, les diverses évocations eschatologiques permettent à l’auteur de relativiser la puissance illusoire des autorités actuelles par rapport à l’immensité de la création. Dans le morceau liminaire intitulé Satori – où l’on retrouve d’ailleurs un sample de Pink Floyd – une formidable anaphore de questionnements représente bien cet esprit : « Qui achètera Nike et Smartphone après la fin du monde ? Qui conduira sa Benz’ entre des ruines en flammes ? Qui commandera du KFC ? Qui sera rentable ?« . Cette critique du libéralisme procède alors d’un rap pédagogue qui cherche non pas à critiquer frontalement le système capitaliste mais à montrer, avec intelligence, le creux abyssal qui sépare ce monde axé sur l’apparence et la rentabilité de la richesse de l’humanité et de sa mémoire ancestrale. C’est en cela que les citations artistiques prennent sens tout autant que les cinglantes interrogations du morceau de clôture Mon ardoise: « Quel été le taux de suicide chez les amérindiens ? Avaient-ils besoin de Freud et des politiciens ?« 

Dans ce défilé de titres à la fois sombres et cyniques, acerbes et lumineux, une large palette de mélancolie dessine donc les errances poétiques de ce narrateur-rappeur harnaché à sa solitude, riche et millénaire. Fruit d’une intériorité débordante, le « je » du rappeur embrasse les coins les plus ombrageux d’une pensée humaine pleinement actuelle car esseulée dans la terrifiante masse contemporaine. Dans ce processus poétique permanent (mais immensément varié dans son contenu), c’est donc les différentes ambiances musicales ainsi que les featuring qui offrent à cet album un relief généreux et percutant.

Au fil des morceaux nous noterons donc, par exemple, le morceau éponyme et sa force poétique indomptable. Chef d’œuvre incontestable, il s’étale sur quatre minutes savoureusement déroutantes et embrasse l’ensemble des questionnements essentiels à l’œuvre du rappeur. Nous retiendrons également le clip du morceau, plutôt atypique dans le milieu, puisqu’il propose une création sculpturale en correspondance avec le visage hébétant qui occupe la pochette de l’album. De plus, outre les très bons apports des poètes intervenants comme Veence Hanao ou Arm, nous retenons de Lucio la suave et enivrante énumération du premier couplet d’Autre gare, même train et sa puissance d’évocation qui frappe l’auditeur notamment grâce à la mélodie du violon. De plus, la scansion énergique de Sysiphe propose une forme de parlé-rappé bien propre à la déclamation énergique de l’auteur lyonnais qui se base sur une diction claire et distincte et un jeu subtil sur les vocables et les sonorités. Enfin, un morceau comme Quand je toucherai le fond offre une véritable explosion de couleur. Comme une euphorie picturale de lignes et de formes, de rêves et de desseins, la musique entraîne l’auditeur dans sa cadence réjouissante.

Terriblement incisif et savoureux, le style Bukowski est celui d’une peinture à la fois tendre et sanguine à la manière des fauves : rien de très surprenant pour le rappeur de l’animalerie. Et puis, si « les couleurs se succèdent » et que « les douleurs deviennent succès » c’est bien que l’ecchymose est réussie. Comme un tableau enfin terminé, un poème achevé, un instant saisi. Il n’y a plus qu’à contempler.

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