Chroniques Grands classiques

[Chronique] Ministère Amer – 95200

Ce lundi 22 septembre 2014, les « lascars » du Ministère Amer reprennent le service ! A l’occasion d’un concert unique sur la mythique scène de l’Olympia, le groupe sarcellois se reforme pour célébrer les 20 ans d’un album rangé dans la case « classiques du rap français ». Une occasion toute aussi unique de revenir sur cette œuvre qui a marqué l’Histoire du rap français…

 « Ici Garges Sarcelles, dortoir des Grands de la banlieue Nord. Les Lascars parlent aux lascars… »

Cet été 1994, la banlieue s’exprime, insolente dans l’attitude, baskets blanches dans les pieds ! L’image de la main noire serrant le drapeau tricolore sur l’album d’Ideal J, en 1998, aurait déjà pu servir d’emblème, quatre ans auparavant. Depuis la capitale du Val-d’Oise, la voix solennelle d’Hamed Daye lance un appel à la résistance en direction d’une France qui a « noircit » ses traits. Deux ans après leur premier album (« Pourquoi tant de haine ? »), le Ministère ÄMER, emmené par ses « enfants » de Sarcelles, opérait un retour remarqué et remarquable ! Séparés de Moda depuis 1991, mais toujours accompagné de DJ Guetch et Kenzy, porte-parole du collectif et futur producteur du label Secteur Ä, Passi et Stomy Bugsy choisissaient de faire tomber les masques, relançant une aventure éphémère qui allait définitivement marquer les esprits. Dominant la pochette de l’album, le code postal des « expéditeurs » signait l’œuvre en gros caractères : 95200 !

« Vous avez demandé la police ? Ne quittez pas… »

Le premier contact est brutal ! Cet été 1994, c’est en « hors-la-loi » que les membres du Ministère se présentent, définitivement « grillés » à l’image des « culs de nègres sur l’asphalte » le temps d’Un été à la cité. Récit intimiste de la vie de quartier, 95 200 ouvre la voie à un rap sans complaisance où le quotidien des banlieues est décrit avec dérision pour en faire ressortir les difficiles conditions de vie et quelquefois toute l’absurdité : « Comme le dit Jacques Chichi, décontracte, dans chaque appart’ ça sent la bouffe, une vie de ouf’ !». Racailleux dans sa forme, sans concession dans son discours, l’œuvre marque avec force les débuts du rap banlieusard issu de l’immigration africaine. A l’adoption d’une posture victimaire, signe d’une rédemption future, les MC’s de la Secte Abdulaï préfèrent briser la glace par les mots, dégainant leur rimes « plus vite que les balles » à l’égard des symboles d’une morale républicaine rejetée et méprisée. Réponse directe à la plainte déposée par un autre Ministère – celui de l’Intérieur – deux ans auparavant, pour le titre Brigitte femme de flic, ce deuxième album du groupe sarcellois n’entend pas laisser tomber la hache de guerre. Le morceau d’ouverture anthologique de l’album, dénonçant, par l’humour et la provocation, les bavures policières dans les cités françaises au tournant des années 90, plonge ainsi très vite l’auditeur dans une atmosphère musicale dévoilant le côté sombre et décomplexé d’une diaspora africaine cloisonnée dans les quartiers populaires de la périphérie parisienne (« Les bleus bourrés au blanc on vu rouge ! »). Les lascars prennent un plaisir cynique à tailler de nouveaux costumes aux forces de l’ordre, avant que le refrain explicite du titre Brigitte femme 2… ne vienne consumer tout espoir de réconciliation entre le groupe et l’univers policier : « Les femmes de commissaires veulent avoir leur gangster, un arabe ou un noir vicelard au plumard ».

« Toutes les libérations passent par une confrontation… »

  Cet été 1994, le lascar sarcellois n’est assurément pas venu en touriste sur le territoire musical français, braquant ses mots comme une arme sur les images d’Epinal d’une France accueillante où l’intégration sociale passerait par le silence d’une histoire passée pas toujours évidente à remettre en cause ! Défenseurs de la fraternité, théoriciens de l’universalité, passez néanmoins votre chemin ! Pas un appel au secours, et encore moins un appel à la paix ne s’égare sur les treize pistes d’un album porté de bout en bout par l’énergie survoltée de ces deux orateurs, prônant « la révolte façon kanaks de Garges-Sarcelles ! » (Je flirte avec le meurtre), et appuyés dans leur besogne par les productions éclairées de Guetch et quelques invités de marque (Hamed Daye, Assia ou encore Doc Gyneco, signant sur Autopsie, une première apparition discographique remarquée). L’attitude, irrespectueuse mais savoureusement décontractée, vomit une rage explicite en direction des uniformes, des dealers rôdant dans les rues de Sarcelles (Autopsie), de l’Histoire coloniale (Les cloches du Diable) ou des hommes politiques qui ont vendu leur âme et trahissent leur communauté : « Vais-je devenir comme Sarkozy, Martinez ou Poniatowski ? » (J’ai fait un rêve). Certains textes méritent cependant une oreille attentive pour en apprécier toutes les subtilités, se coiffant au passage de quelques références détournées de la chanson françaises, de Richard Anthony (Plus vite que les balles), à Claude François, en passant par Jacques Dutronc ou encore Christophe. Arrachant la parole, le Ministère ÄMER apporte une violence verbale poussée à l’extrême et entend relever la tête de la condition noire dans un pays dominé par les élites blanches : « Les nègres parlent de Révolution, mais ne veulent pas prendre de munitions, toutes les libérations, passent par une confrontation ! » (Paradis). Preuve de l’impact de cet album dans la conscience collective, le groupe restera au centre de la cible pour tenter de trouver des explications aux émeutes de 2005, ou lorsqu’un député en manque de notoriété, entendra briser son anonymat, en s’attaquant à l’influence des groupes de rap sur les violences survenant dans les cités françaises.

« Mon attitude est noire et fière »

En artistes libres, les membres du Ministère ÄMER portent en étendard l’Histoire d’un continent africain spolié, refusant toute idéologie les éloignant de cette identité, portée comme un vestige inébranlable : « Damné titulaire du A.M.E.R, mon attitude est noire et fière, mon attitude est amère ». Quelque chose de plus subtile émerge alors de cet album, cachant derrière sa colère et le rejet de toute assimilation, l’idée que seul le savoir peut porter l’homme noir vers la libération. Libération intellectuelle par le langage, libération sociale par l’affirmation de son identité africaine En Lingala on parlera fort, dans tous les transports, normal, le noir est trop noir trop fort !!! »), libération de l’être noir portant les ruines d’une histoire passée où se sont gravés symboles et noms de la lutte africaine, de Césaire à Lumumba, de Senghor à Sankara, de Fanon à Um Nyobe. Deux décennies plus tard, le Ministère Ämer est devenu à son tour un vestige, mais aussi – en partie grâce à cet album – un nom et un symbole. Celui d’un rap français ouvertement engagé, que beaucoup ont pris en exemple par la suite, pour écrire à leur tour, leur propre histoire.

Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à le partager avec les petites icônes ci-dessous, et à rejoindre la page facebook ou le compte twitter pour suivre les actualités que Le Rap en France vous propose.

À proposLaurent Lecoeur

Tombé dans la marmite du rap français. Ressorti sans formule secrète mais avec l'envie d'y replonger pour en savoir un peu plus...

1 commentaire

  1. Très bon article, il aurait fallu mentionner également le travail de production réalisé, hyper novateur, aucun sample cramé et un son reconnaissable entre mille. Pour moi ce disque est l’essence du rap français, à l’époque où beaucoup essayaient de reproduire le son des ricains…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.