L'exégèse rapologique

L’analyse de Ludo.

Ludo de Lucio Bukowski est le onzième et dernier titre de l’album Sans Signature, paru en novembre 2012, et venait conclure un opus aux ambiances multiples et variées. Le concept du morceau est remarquable et novateur mais surtout profondément émouvant. Le quasi-trentenaire s’adresse à l’adolescent qu’il était il y a de ça dix ans. Lucio se replonge dans un âge où il avait pour seuls patronyme Villard et prénom Ludovic. Il superpose deux tableaux ; celui de l’aube de son adolescence et celui de dévoile l’horizon de ses trente ans. Le rappeur avait d’ailleurs lui-même confié dans LeRapEnFrance que ce titre faisait l’état des lieux mental d’un homme qui réfléchit sur le temps qui passe, son parcours, ses échecs… Les thèmes liés à l’écoulement du temps sont fertiles chez Lucio et Ludo constitue l’une des pièces maîtresses du parcours artistique du rappeur lyonnais, si ce n’en est l’élément incontournable.

Lucio parcourt dix piges en une seule grande strophe en rimes suivies. Le texte est complexe dans sa narration car Lucio varie avec l’âge dans lequel il se place en jouant sur une possible rupture entre adolescence et adulte. Une séparation au service d’une meilleure unité, semble-t-il.

Un titre inondé de nostalgie ? Oui, et le choix du piano en atteste. C’est d’ailleurs compliqué d’envisager de ne pas en exprimer dans un tel (con)texte. Donc de la nostalgie, évidemment, mais pas que.
Après une longue introduction (le thème joué uniquement au piano) Lucio interpelle Ludo « Salut l’ami, quoi d’neuf depuis ces dix piges ? ». Il a recours à l’emploi de la deuxième personne ; il tutoie Ludo. L’adulte semble dire au garçon qu’il a été « regarde ce que tu es devenu ».

En regardant dans le rétroviseur, Lucio Bukowski se demande ce qu’il s’est passé au fil des années qui l’ont amené à devenir rappeur, qui plus est sous un pseudonyme. Il revient sur les fondations sur lesquelles il repose depuis son adolescence : ses goûts, ses passions, ses interrogations. En quelques mots, on se replonge dans l’aube des années 2000, « l’époque des survêt’ Tacchini ».

“ Salut l’ami, quoi d’neuf depuis ces dix piges ?
J’veux dire à part le rap, les livres et les litiges ? […]
Probable qu’aujourd’hui tu grattes encore ta poésie
Au fait, la musique ne me nourrit toujours pas
Et j’insiste mais je perds patience à chaque nouveau pas
Disons qu’dans vingt ans, j’aurai p’t-être des idéaux
Et surtout l’air d’un con à 50 piges devant mes vidéos

Et oui l’ami, rien d’neuf depuis ces dix piges
J’veux dire à part le rap, les livres et les litiges […]
Bien sûr qu’aujourd’hui, je gratte encore ma poésie
Au fait, la musique ne me nourrit toujours pas
Et j’insiste mais je perds patience à chaque nouveau pas
Disons qu’dans vingt ans, j’aurai p’t-être des idéaux
Et surtout l’air d’un con à 50 piges devant mes vidéos“

Tout au long du morceau, le trentenaire Lucio fait écho à l’adolescent Ludo. Un écho que l’on observe mieux en recollant les vers ci-dessus. Cette structure en deux parties reprend les mêmes événements, le même quotidien que dix années séparent. Les deux époques sont écrites avec les mêmes termes et ne sont modifiées que par quelques mots. Comme si en une décennie, quelques syllabes seulement étaient venues s’intercaler dans les mots et les phrases de la vie (de la jeunesse). Les mêmes centres d’intérêt, le même éveil poétique ; Lucio roule sur les mêmes rails que Ludo.

Il reprend au passage rendez-vous dans vingt ans et précise qu’il continue de s’interroger (de douter ?) sur le regard qu’il portera, quinquagénaire, sur le fruit de son existence et de ces productions de trentenaire.

 “Ils t’appellent tous Lucio mais pour moi tu restes Ludo “

Ce vers figure parmi les plus forts et les plus riches de signification. Lucio Bukowski se souvient du jeune homme qu’il a été et déplore que ceux qui l’entourent confondent sa vie d’artiste, son nom de scène et son vécu au détriment de sa véritable identité. Lucio fait également preuve de lucidité envers lui-même et regrette que l’on plaque son présent sur son passé. Le rappeur sait qu’il n’a pas échangé Lucio Bukowski contre Ludovic Villard. L’homme derrière ce texte est aussi bien Lucio et Ludo, l’ado et l’adulte, devenu artiste. Il s’oppose à la fois à l’idée d’un consensus d’harmonisation et de segmentation de la personnalité.

L’adulte va presque jusqu’à éprouver des regrets envers l’adolescent qu’il a été en confiant « Si j’avais osé, j’t’aurais écris ce texte plus tôt ». Peut-être qu’à cet âge-là, Ludovic Villard aurait eu besoin de ce regard aiguisé sur lui-même qu’il a acquis désormais ?

A plusieurs reprises, Lucio rappelle à Ludo qu’il vivait dans l’insouciance : « Tu m’as raté au croisement, faut dire j’étais une ombre ». Il se souvient qu’il n’a jamais trop su quel adulte il deviendrait et peine à lui dire que l’ombre est pourtant devenue lumière. En s’adressant à l’adolescent qu’il a été, « Peut-être suis-je l’éternelle source de tes pleurs », Lucio affirme qu’il a insisté dans le chemin de la vie, malgré les embûches, les incertitudes, les angoisses. Il garde cependant des inquiétudes et de l’appréhension à l’approche de ses trente ans (« J’espère mieux mais je crains toujours le pire »).

“J’ai beau faire l’dur, jouer la carte du détachement
Frère, je t’ai laissé il y a dix ans un peu lâchement »

Au début du morceau, c’est le rappeur Lucio qui tutoie Ludo.

“T’as beau faire l’dur, jouer la carte du détachement
Frère, tu m’as laissé il y a dix ans un peu lâchement »

A la fin de son texte, c’est pourtant bien Ludo qui tutoie Ludovic Villard, devenu le rappeur Lucio Bukowski. Car à presque trente ans, on repose bel et bien sur notre adolescence. Le vers « J’ai fait des rencontres mais j’ai toujours les mêmes frères » renforce une nouvelle fois le socle sur lequel repose Lucio, bâti à un âge plus jeune.

Lucio réfléchit sur les empreintes que le temps a déposé sur lui et se livre peut-être davantage sur Ludo, à l’évocation de son adolescence. Grâce à un concept prodigieux et une plume saisissante, le rappeur nous met au contact de l’adolescent qu’il était. L’émotion est palpable et on se retrouverait presque confronté à l’envie, insatiable, de se regarder dans le miroir de ses 15-20 ans.

À proposFélicien

Amateur de plumes, j'aime le rap lorsqu'il lie la puissance des mots à la chaleur de l'instrument.

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