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2010 – Libérez La Bête – Casey

La rédaction est encore sous le choc. Après écoute de l’album en long, en large et en travers, la sentence est unanime : la rappeuse du Blanc-Mesnil a sorti un opus de très grande classe et ce, sur plusieurs points. Analyse approfondie.

La couverture

Dès le départ, Casey a sorti le grand jeu. Une image travaillée, graphiquement belle et surtout étudiée pour être riche de sens. Elle apparaît morcelée derrière une vitre qui a volé en éclats. Toute la symbolique de l’image renvoie au passé d’esclave de ses aïeuls : la chaîne discrète mais présente, la cicatrice au niveau de la bouche et le sang qui souille l’image. Mais on peut le comprendre différemment comme si elle laissait le choix aux auditeurs. En effet, il se peut qu’elle montre qu’elle brise sa carapace. Qu’elle commence à se défaire de ce passé si présent. En attendant, elle se tient de profil tournée vers l’Est, le regard plein de défi d’une guerrière prête à livrer le combat. Et quel combat !

Le flow des blocs

Casey a quelque chose en plus. Au-delà de la technique irréprochable, il y a dans sa bouche quelque chose d’un fouet cinglant qui frapperait chaque mot sans exception. C’est sa façon de prononcer distinctement chaque notion qu’elle débite qui laisse cette impression. Elle ne veut pas que l’auditeur en perde une miette et le flot de ses mots est précis comme un métronome parfaitement réglé. A l’écoute, il devient très clair qu’elle a pesé et mesuré l’effet qu’aurait chacun des mots à l’endroit où elle l’a placé.

Les instrumentaux ou l’oppression musicale

Ce n’est surement pas pour rien que les premières phrases sont « C’est une immersion totale, une bascule brutale dans un chaos monumental ». Les productions de Laloo et Héry plongent l’auditeur en apnée complète dans un univers sombre et inquiétant. Léchées et parfaitement adaptées, les pistes sont la marque de grands professionnels puisqu’elles accompagnent le chant sans en prendre le dessus.

Les textes

Il y a bien longtemps que l’on n’avait pas si bien ramené le rap français à la poésie brute. Ce n’est pas dans le sens lyrique qu’a pris la chose de nos jours mais plutôt dans la notion technique. Certaines parties des textes sont des bijoux de figures de style. Ainsi l’enchevêtrement d’assonances et d’allitérations du second morceau de l’album, Regard Glacé, a stupéfait d’intelligence la rédaction. Sur le premier couplet, nous avons relevé 19 occurrences du son « tr », 34 mentions du son « é » et 34 de la sonorité « s ». Tout le morceau est à l’avenant puisque les deuxièmes et troisièmes couplets comportent leurs lots de ces figures de style (en « p », en « i », en « on » etc.).

Je fais mon intro, mon entrée sur une basse filtrée

Une batterie électro, un micro éventré

En pleine zone sinistrée entre usine et bistro

Je viens pour illustrer mon parcours de claustro’

L’album est un bijou d’écriture serré, de tension mal contenue. On croirait entendre le chant de la rébellion tant la voix de Cathy Palenne résonne des accents de la contestation. Quand elle frappe un morceau de sa diction si particulière, ce sont les tripes qui se soulèvent et les frissons qui parcourent le corps. Nous savons bien qu’il est de mauvais ton de se réclamer à tort et à travers d’artistes morts mais sa façon de dire des choses complexes avec des mots simples nous rappelle férocement un illustre sétois du nom de Georges Brassens.

Locataire d’une cité où les tours sont austères
Mon histoire c’est d’y être Noire, donc minoritaire
Hébété par les débilités que la télé déblatère
Et cette grande timidité qui m’a rendue solitaire

Chaque piste est soulevée d’intelligence et même quand elle s’éloigne de son trident préféré racisme-esclavage-intolérance, elle performe. Ainsi « Apprends à te taire » est une banderille tirée en la direction de tous ces rappeurs en France mythomanes et qui manquent cruellement de technique. En quatre mesures, elle appuie là où ça fait très mal :

Ta grammaire est instable, improbable et horrible
Ta diction dépasse le stade de l’inadmissible
Arrête les messages, illisibles au portable
Reprends ton cartable, ton pe-ra est pénible

Pareillement, sur « A La Gloire de mon Glaire », Casey place un champ lexical du crachat parfait et démontre à tous les réfractaires que le rap français manie bien mieux la langue que l’on ne veut le faire croire. Implacable, elle prouve aussi que l’on peut être vulgaire sans placer un seul mot déplacé.

La rédaction avait pour projet de faire le décompte des mots ou expressions qu’elle chante et que l’on ne retrouve jamais ailleurs, à l’inverse du relevé des vulgarités chez Booba. Sauf que la somme obtenue devient insignifiante tellement elle est élevée. Il y a 175 notions peu usitées ailleurs dans la chanson. Un tel chiffre n’évoque rien mais il témoigne de la richesse intellectuelle de l’artiste et permet par la même occasion de faire un petit coucou à Eric Zemmour et de tordre le cou à la théorie de l’analphabête.

Conclusion.

On pourrait regretter la tendance qu’a Casey à rapper sur une série de thèmes récurrents (esclavage, racisme, exclusion) mais la concision de l’album et sa précision permettent d’éviter toute lassitude. Cependant, c’est cette répétition qui empêche l’œuvre d’accéder au statut de classique. Nous sommes en présence d’un album de rap français d’excellente facture mais auquel il manque l’étincelle. Ce n’est peut-être pas le plus important car le constat après l’écoute, c’est que la cause des noirs s’est trouvé sa meilleure ambassadrice. Et que la France s’est découverte l’une des meilleurs artistes de sa génération tous genres confondus grâce à ses qualités d’écriture et de chant. Il fallait au moins lui rendre cet hommage.

À proposStéphane Fortems

Dictateur en chef de toute cette folie. Amateur de bon et de mauvais rap. Élu meilleur rédacteur en chef de l'année 2014 selon un panel représentatif de deux personnes.

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