Chroniques

[Chronique] Lucio & Anton : La Plume et Le Brise-Glace.

Donc ça y est. La plume et le brise-glace est un album en liberté. Il peut rugir dans toutes les oreilles de France et même placer des coups de griffes chez les disquaires bien achalandés. Les hommes de Lyon ont réunis les deux plus gros félins de toute l’Animalerie afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes sous la houlette d’un Oster Lapwass en monsieur Loyal.

La première question qui se pose est évidemment celle du titre. Vous avez peut-être cru que c’était simpliste, Lucio ayant une bonne réputation de « plumeux » pendant qu’Anton Serra était surnommé « le monstre » par Thomas Blondeau dans les Inrocks. Soupçonnant quelques nuances, on a demandé à monsieur Bukowski ce qu’il en était réellement : « La plume et le brise-glace » c’est l’idée du poète et du vandale, de la douceur et de la violence, de la réflexion et des tripes. Comme deux archétypes de l’âme humaine. Néanmoins l’idée est de brouiller les pistes, ce qui fait qu’Anton n’est pas forcément le vandale ni Lucio le poète. La dualité n’est pas franche et notre but est de mettre en valeur les nuances multiples entre ces deux pôles. D’où la grande variété de thèmes et de couleurs musicales dans cet album. Et les compositions d’Oster accentuent à la perfection cette volonté. »

Bien sûr, on ne manque pas de s’interroger sur la signification de cette pochette aux accents mythologiques. On a donc tout naturellement interrogé Laurent Claveau, l’auteur de la couverture, de nous éclairer sur ce point : « Anton et moi nous connaissons depuis presque 10 ans, maintenant. A cette époque, nous travaillions ensemble. Nous nous sommes éloignés mais pas totalement perdu de vue. Nous suivions tous deux l’évolution de l’un et de l’autre et c’est tout naturellement que nous en sommes venus à travailler ensemble. Depuis quelques temps, je me suis mis à dessiner des chimères. Principalement sur des corps de femmes afin de pouvoir associer mon trait à celui de ma compagne (en effet, son travail est depuis longtemps basé sur l’intime). Je dessine, elle brode.

Notre collaboration a fait des émules et Anton en fait partie. L’un de mes personnages a les cheveux longs. Très longs. Assez pour qu’ils viennent toucher le sol et s’entortiller tel un vinyle à ses pieds. Enfin, ça, c’est ce qu’Anton a vu ! Nous en avons donc parlé et nous avons décidé de partir sur un personnage féminin. Un être assez doux pour trancher avec le côté machiste que l’on peut trouver dans le monde du rap. De là, j’ai opté pour une biche. Je souhaitais qu’elle ait l’air apaisé bien que blessée (les flèches dans le dos sont une symbolique des coups de la vie). Quant aux choix sur la couleur, je ne voulais pas que l’on perde l’essentiel et ai donc décidé de travailler uniquement en noir et blanc. Pas d’artifices. Pas de sang. Juste un peu d’or pour la faire briller. Enfin, afin de ne pas alourdir le tout, j’ai fait la typo à la main. »

Pour ce qui est de l’album à proprement parler, Lucio Serra et Anto Buko font ce qu’ils savent faire de mieux. Du rap sale. On se prend à opiner du chef parfois, à sourire ou même à carrément pouffer (« Car un peu comme le petit Grégory on est dans les temps »). Les deux sales gones n’ont pas changés, ça on ne pourra pas leur reprocher. Tout au plus, leur art a muri avec le temps puisque c’est un album complètement abouti qu’ils nous livrent là. La patte si familière possède toujours les mêmes griffes. On constate que le désamour pour les autres rappeurs est toujours bien présent. Sur plusieurs morceaux, la supériorité s’affiche sans fard notamment sur Les Lions Sont Solitaires ou Travail de Titans entre autres. De petites crottes de nez en grosses piques assumées, tout l’album est jonché de cet egotrip qui est si cher à Lucio et Anton et qui nous ravit toujours autant. Parce que, disons-le clairement, ce genre de propos quand ils sont justifiés réussissent toujours à faire mouche. C’est la frontière entre l’arrogance et l’estime de soi.

L’estime justement, parlons-en. C’est qu’ils n’en ont à priori pas des masses pour leurs contemporains et c’est à plusieurs reprises qu’on se prend à sentir l’influence de La Fin de L’Espèce de Fuzati dans les textes, principalement de Lucio sur des morceaux comme Aubergine ou Deuxmilletreize. Au-delà des références au versaillais, on sent un dégoût de l’humanité en tant que groupe avec des réflexions comme « L’évolution c’est 100 000 ans du feu à l’iPad / Dans sa tombe Darwin doit sniffer de l’héro à la paille » ou « Rien à compter j’me suis déjà fait tous les moutons la veille dans l’bus.» L’album a aussi juste ce qu’il faut de crasse. On sent que tout ce qui sort de la bouche des deux acolytes sort de la rue, sans retouche. On renifle le côté brut de deux artistes sans concession qui envoient se faire sauter tout ce qu’il existe de conformiste. Les productions d’Oster Lapwass collent parfaitement à cet état de fait et c’est lui qui balance les plus sérieuses cartouches. Côté featuring, tout se fait dans la consanguinité. L’Animalerie, c’est un peu le Barça. On a l’impression qu’il y a une philosophie globale et que les acteurs viennent se greffer au projet. Parce que  Hakan Le Grand et Eddy Woogie (anciennement Dico) ne dépareillent vraiment pas au milieu de cette savane. On en finit par se demander jusqu’où l’émulation positive va aller du côté de Lyon.

L’anti-système, c’est aussi de penser un album comme une montée en puissance. Ici, pas de hit-radio à la quatrième piste pour retenir l’auditeur mais un lent crescendo qualitatif qui s’accentue autour de Petit Con pour finir au justement nommé Pinacle. Alors que retenir de cet album ? Tout d’abord, il est à la hauteur. On n’en attendait pas moins de nos deux rappeurs lyonnais. Il nous fait réfléchir en n’oubliant pas d’être divertissant. Il est complet dans ce qu’il raconte. On passe d’une piste aux intonations mélancoliques à de la débilité pure, dans le bon sens du terme. On se laisse trimballer par deux gaillards qui ont visiblement des choses à dire.

Une question finit par se poser, elle va peut-être vous paraître un peu grosse mais elle mérite d’être posée : L’Animalerie est-il le meilleur collectif de l’histoire du rap français ? On est en droit de s’interroger vu la qualité presque irréprochable de tous les projets qui sortent du Rhône. Pour conclure, si le logo alternatif de cet album fait forcément écho à la faucille et au marteau du communisme, on veut bien devenir des fidèles du culte animaliste. Amen.

À proposStéphane Fortems

Dictateur en chef de toute cette folie. Amateur de bon et de mauvais rap. Élu meilleur rédacteur en chef de l'année 2014 selon un panel représentatif de deux personnes.

6 commentaires

  1. Super l’article, de très bons points dits et étudiés !

    C’est vraiment, une mine d’or dans l’Animalerie, il y a plusieurs styles de rap sur une quantité énorme d’instrus ce qui amplifie toutes les nuances des artistes.

    Et pour cet album là, je crois que c’est la perle du trio, avec des feats lourdement lourds !

  2. L’animalerie car nos folies sont bestiales.
    Album génial, collectif de génie. Ca rappe sévère à Lyon

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