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[Interview] Thomas Guénolé « Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ? »

Le 3 octobre 2015, Thomas Guénolé défendait la qualité textuelle du rap français dans On n’est pas couché, auparavant et sur le même plateau, il mettait en lumière la rhétorique de la haine d’Alain Finkielkraut. Il n’en fallait pas plus pour nous faire apprécier le politologue, qui venait présenter son essai Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ? C’est à propos du traitement du rap français dans cette oeuvre « à rebours du cliché » que nous l’avons interrogé.

Commençons en toute logique par la fin ! Dans les remerciements, vous mentionnez les rappeurs comme des « poètes du béton » qui ont bercé votre écriture, pouvez-vous nous en dire plus sur vos liens avec cette musique et vos références ?

Avant d’écrire mon livre consacré aux jeunes de banlieue, j’avais une connaissance très rudimentaire du rap français. Ça se limitait surtout à quelques classiques de NTM et de IAM, aux principaux succès de Diam’s et de Sinik, et à une prédilection très forte pour les textes de Keny Arkana. Je n’ai commencé à vraiment m’immerger dans les textes et les morceaux du rap français, d’Assassin jusqu’à Médine, que mi-2014. Je venais de commencer à réfléchir et à me documenter systématiquement sur le mythe du monstrueux jeune-de-banlieue vu par les classes moyennes âgées des centres-villes, et sur les vrais jeunes de banlieue qu’il y avait derrière. Je me suis donc documenté, aussi, sur le rap français tel qu’il est vu par ces mêmes classes moyennes âgées – de la « musique-de-merde-sans-vraies-paroles » –, et sur le vrai rap français qu’il y a derrière les clichés.

De là proviennent mon analyse sociologique et politique sur le rap dans la société française, et le développement de mes goûts personnels en matière de rap français. Ayant développé ces goûts, je me devais de remercier tous ces « poètes du béton » d’avoir bercé mon travail d’écriture : d’où les remerciements que je leur adresse à la fin du livre.

         « Ils ont caricaturé nos discours radicaux
Ils l’ont résumé par Wesh wesh, yo yo. »
                                                                        Iam – La fin de leur monde.

Vous décrivez les stéréotypes du jeune-de-banlieue dans le prologue, ils sont très similaires aux clichés sur le rap, non ?

Cela se recoupe en grande partie, oui. Raison pour laquelle je ne pouvais pas faire un livre sur les jeunes de banlieue sans consacrer au rap un chapitre spécifique.
D’abord, les émetteurs des clichés ont le même profil sociologique : des personnes de 50 ans et plus, issues des classes moyennes et supérieures. C’est d’ailleurs comique de voir que quand un sexagénaire d’aujourd’hui s’extasie sur les classiques de sa jeunesse diffusés par Nostalgie, mais conchie le rap des jeunes générations, il ne se rend pas compte qu’il reproduit l’attitude de ses aînés envers le rock’n’roll quand lui-même était jeune.

Ensuite, le cliché du rappeur correspond assez fidèlement à celui du monstrueux jeune-de-banlieue vu des centres-villes. Ce dernier est un jeune et grand gaillard, arabe ou noir, qui menace de violer votre femme ou votre fille, de voler votre bien, et de brûler votre voiture. Le cliché du rappeur, lui, est un jeune sauvage arabe ou noir, torse nu avec une chaîne en or et une casquette à l’envers, consommant les filles faciles comme des clopes en s’extasiant sur son gros gun et sa grosse voiture de sport. On retrouve donc bien dans les deux cas la sauvagerie violente, la sauvagerie sexuelle, et le statut de dangereux alien agressivement haineux. Du reste, dans les deux cas, ceux qui propagent les clichés ou y adhèrent font la même erreur de raisonnement : ils généralisent à toute la population qu’ils détestent le comportement négatif d’une minorité d’entre eux.

Pour les jeunes de banlieue, la généralisation consiste par exemple ne parler d’eux que sous l’angle de la délinquance, de la criminalité, des bandes errantes, de l’islam intégriste : alors que 98% des vrais jeunes de banlieue ne sont ni délinquants, ni criminels, ni dans des bandes, et que 85% des jeunes femmes musulmanes de France ne portent jamais le voile.
Pour les rappeurs, la généralisation consiste à résumer le rap français tout entier à une minorité de sa production : les chansons les plus pauvres en paroles de l’égotrip ; et des textes anti-français: une sous-branche parfaitement marginale de l’égotrip.

En 1995, Nagui et Robert Charlebois caricaturaient lourdement cette musique sur le plateau de Taratata, provoquant le départ de Fabe. Vingt ans après, Nekfeu fait face à la condescendance de Yann Moix dans On n’est pas couché, ce qui tend à confirmer la méconnaissance de cette musique dans les grands médias. Comment expliquer ce manque d’évolution ?

Précisément par la méconnaissance. La fracture intergénérationnelle est extrêmement forte en France sur le rap. Un récent sondage paru dans 20 Minutes indique que seulement 18,5% des Français aiment le rap mais que c’est 38% – le double ! – chez les 18-24 ans et 35% chez les 25-34 ans. Or, seulement 44% des gens qui n’écoutent pas de rap considèrent les rappeurs comme des artistes à part entière, alors que c’est 80% chez les gens qui en écoutent. Autrement dit : les 50 ans et plus, catégorie d’âge presque atteinte par Yann Moix, n’écoutent pas le rap et n’aiment pas le rap ; et pour les jeunes au sens large, jusqu’à 35 ans, c’est le contraire. Moralité : les grands médias étant dirigés et ayant pour figures de proue des 50 ans et plus, il est logique que le rap y soit mal compris, mal-aimé et enfermé dans des clichés.
Je dois cependant souligner une exception : quand j’ai été invité par Laurent Ruquier dans On est pas couché, pour parler de mon livre sur les jeunes de banlieue, il m’a lui-même posé sa première question sur la diabolisation du rap français. C’était la toute première fois qu’une interview sur mon livre démarrait par ce thème.

Vous évoquez le cas d’Orelsan, comme symbole de l’exportation des modes des banlieues, comme le rap, vers les classes moyennes et les centres villes. Aujourd’hui, le rap vient de partout et ne gravite plus systématiquement autour des banlieues comme dans les années 90. Cette expansion peut-elle aider cette musique à s’extirper des clichés balianophobes qu’elle subit ? 

La dédiabolisation du rap est en marche mais elle va prendre énormément de temps, parce que c’est un processus générationnel. En résumé, quand les 18-35 ans d’aujourd’hui auront 45-60 ans, la bataille d’image contre la diabolisation du rap sera gagnée, tout simplement parce que le groupe central des classes d’âges de la société française sera devenu pro-rap.
Cela étant, je pense qu’on commence à voir poindre une autre cassure générationnelle, entre les fans de rap adultes et ceux qui sont adolescents, autour de l’émergence de la trap française. Les adolescents semblent suivre le mouvement, avec des étoiles montantes comme Kaaris, Gradur et autres Niska. En revanche les fans adultes de rap ont plutôt tendance à rejeter ce courant récent : en le considérant comme du sous-rap, sans contenu, dont la musique se limite à du saccadé sur des instrus à gros beats. Et les plus calés parmi eux ajoutent qu’à côté de la trap originelle américaine, la Dirty-South, cette trap française ne vaut pas tripette.
Par honnêteté intellectuelle, je dois d’ailleurs avouer préférer de très loin ce qu’on appelle souvent, dans une classification simpliste mais grosso modo efficace, le « rap conscient ». Donc, forcément, je fais moi-même partie des trentenaires fans de rap qui trouvent que la trap française, c’est juste du bruit sans textes ; mais je me soigne !

Justement, un artiste comme Médine s’oriente très clairement, au niveau de la forme, vers la trap, tout en gardant sa valeur contestataire et réfléchie. Ce mélange est-il réellement possible, alors que la forme même de la trap, qui pousse à filtrer au maximum pour arriver à l’essence de la pensée, entraine plus facilement des incompréhensions textuelles, comme ça a été le cas avec Don’t Laïk ?

Pour mal comprendre Don’t Laïk, il faut à mon avis soit partir avec un très lourd préjugé anti-rap, soit ne pas écouter attentivement les paroles, soit être tout simplement de mauvaise foi. Car à l’écoute et a fortiori en visionnant le clip, il est parfaitement clair qu’il dénonce ce que plusieurs intellectuels – moi inclus – dénoncent aussi et appellent la néolaïcité : une dénaturation de la laïcité ancienne, qui était la neutralité spirituelle de l’Etat y compris dans l’apparence de ses locaux et de ses représentants ; pour en faire la néolaïcité, exigence de neutralité vestimentaire des usagers des services publics voire de l’espace public et pouvoir ainsi, en pratique, persécuter les musulmans pratiquants. Bref, Don’t Laïk est bel et bien une dénonciation de la néolaïcité et non pas de la laïcité. Mais il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

Cela rappelé, essayer de faire du rap conscient dans le canevas de la trap française est un vrai défi, puisque comme vous le soulignez, ça suppose de réduire les paroles à leur quintessence. Mais après tout, les classiques de la poésie comptent déjà des auteurs ayant été des virtuoses du vers concis et fulgurant : je pense par exemple à Rimbaud.

Après, il faut bien admettre que faire du rap conscient via la trap est probablement le seul chemin, certes un chemin de crête, pour son avenir. L’autre option, c’est tourner en rond en disant que c’était-mieux-avant, et perdre le contact avec les jeunes. Tout bien pesé je dirais donc qu’une fois admise l’absence de chemin idéal, l’approche de Médine est sans doute la bonne.

« Alors c’est ça votre rap hardcore, des quarantenaires qui rappent pour des moins de 16 ? HugoTSR – Ici

Vous dites que la posture du jeune-de-banlieue voulant se donner l’allure du rebelle, en quête de respect, le pousse à se mettre soi-même à l’écart. Parmi ces postures, il y a l’imitation des têtes d’affiche du gangsta rap, ce que vous appelez l’autocliché.

C’est un proviseur de Stains qui m’a expliqué cela : des adolescents, jeunes de banlieue, s’habillent comme les gangsters en peau de lapin, pseudo-rebelles, qu’ils voient dans tel ou tel clip de rap.
Pour ma part je considère l’égotrip à l’allure de gangster d’un Booba, ou d’un La Fouine, comme une escroquerie morale envers leur public d’adolescents. Ils s’inventent une vie de rebelles sulfureux hors du système, mi-rappeurs mi-gangsters, armés jusqu’aux dents pour imposer leur jouissance matérielle et nihiliste. Mais en réalité, ces pères de famille bientôt quadragénaires emploient des comptables, payent docilement leurs impôts, signent des contrats avec des multinationales de l’industrie du disque, et sont ainsi complètement inféodés au système qu’ils prétendent rejeter. A fortiori comparé au véritable passé de gangstérisme de figures de proue majeures du gangsta-rap américain, c’est une arnaque.

« Si tu savais, combien comme moi veulent s’envoler, ne pas
Rester cloués au sol, et ne pas stagner.
Les années passent, hélas, mais trop peu se sont cassés,
Mais c’est pas un choix, gars c’est le contexte qui veut ça,
Y’a pas de mauvais prétextes, y’a juste pas assez de choix ! » Koma – Loin des rêves

Koma résume pour moi une partie du livre, celle où vous expliquez que la banlieue est une zone de transition : les plus pauvres restent, ceux qui réussissent s’en vont. Mais ceux-ci sont en minorité. Le plus grand fléau en banlieue, n’est-ce pas cette stagnation, le manque de perspectives et ce qui en découle : l’ennui ?

Quand je suis interviewé sur ce livre, je répète souvent que les deux plus grands fléaux qui frappent nos jeunes de banlieue sont le chômage et l’ennui, et non pas la délinquance et l’islam intégriste. Le drame des jeunes de banlieue c’est que les classes moyennes âgées des centres-villes n’ont pas en tête les vrais ordres de grandeur.

L’islam intégriste est marginal chez les jeunes de banlieue : moins de la moitié d’entre eux sont musulmans ; dans cette moitié, à peine 2 sur 10 sont sérieusement pratiquants ; et dans ces 2 pratiquants sur 10, l’intégrisme est encore lui-même minoritaire. Quant aux criminels, aux délinquants et aux bandes errantes qui tiennent les murs « enfermés dehors », ça ne représente que 2% des vrais jeunes de banlieue.

En revanche, si l’on examine la situation d’emploi, un peu moins de la moitié des jeunes de banlieue sont à la fois au chômage et ce que les Britanniques appellent des « NEET » : ni en emploi, ni formés, ni éduqués. Pour eux, donc pour près d’1 jeune de banlieue sur 2, ce qui se profile est une vie entière de chômage et d’ennui. L’écrasante majorité des autres est en emploi précaire et mal payé, de type livreur ou couvreur pour lui et caissière ou femme de ménage pour elle. Une petite minorité va obtenir un emploi d’ordinaire réservé aux enfants des classes moyennes âgées. Puisque l’on parle ici d’immigrés et de descendants d’immigration récente – soit de l’Europe latine et orientale soit principalement du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne –, je n’ai pu arriver qu’à la conclusion suivante : oui, il y a en France un apartheid économique, social, culturel et territorial. Et refuser de l’admettre, c’est du déni de réalité.

 

Etienne Kheops

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"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

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