Chroniques

[Chronique] AL – Le Pays des lumières

Au milieu des années 90, Alain Mazars devient AL en plein cœur de la « brousse » dijonnaise. A cette époque, l’enfant né du côté de Kaolack a déjà bien grandi, rugissant ses premières rimes à partir du « trou du cul du monde ». Les années passent, et de Talant à la Banlieue nord parisienne, le dessein d’une carrière dans l’ombre prend forme pour un MC préférant les paroles d’hommes à des textes illuminés. Belle clarté d’esprit en somme, révélant un artiste dont la part sombre devient le socle principal de l’identité musicale. En cette fin novembre, AL sort de la brume son troisième album, avec l’envie intacte d’éblouir encore un bout de temps la scène hexagonale. Parce qu’après tout, peu importe ce que réserve l’incertitude du temps, le lion ne rebrousse pas chemin quand son instinct le pousse à quitter l’obscurité, pour Le pays des lumières

« Quand t’amènes tes auditeurs à l’abattoir, je préviens juste les miens d’être prêts pour la bagarre… »

L’enfant de Kaolack a bel et bien grandi, rugissant ses nouvelles rimes pour éclairer un monde désormais un peu plus grand. L’itinéraire reste pourtant le même, entre Le Blanc-Mesnil et Talant où ont été tournés les deux premiers clips (Mon pote, La même chose) de ce troisième opus, dévoilant ses premières notes comme se réveille un homme divorcé de sa jeunesse. Par une introduction presque chantée (La deuxième partie), AL se met à jour avec le public et à la première écoute, la surprise peut survenir pour les avertis qui ont gardé les ambiances percutantes et ténébreuses de Paroles d’hommes et Alpha Lima, ouvrant les deux précédents albums. Pourtant, AL n’a rien perdu de ce qui a fait sa force et sa singularité depuis l’aube de sa carrière : une éloquence sans artifice délivrant une narration introspective dense, réfléchie et plongeant progressivement dans le noir. Car si l’album s’ouvre avec une pointe d’humour éclairé, l’obscurité reprend progressivement le dessus dans l’atmosphère entourant les quinze pistes du projet.

« Magiques sont ces instants où la lumière épouse le noir, vu d’en haut tu pourrais confondre Blankok et Lloret del Mar »

Certains rappeurs ont passé l’âge des enfantillages et n’ont plus vraiment de choses égayantes à raconter, l’innocence enfouie dans les souvenirs lorsqu’ils contemplent le monde. A 42 ans, AL poursuit cette contemplation en solitaire, sans manquer une occasion d’égratigner la masse lorsqu’elle commence à prendre une forme bien trop humaine. Le résultat offre une alchimie réussie avec l’inévitable DJ Saxe, à l’origine de onze nouvelles productions sur cet album, Banane, Hery, Djo Watt et Laloo se partageant le reste du travail sur les quatre autres titres. Côté invités, si Terminal 3 n’avait guère eu le temps d’en faire briller, Le Pays des lumières se montre plus généreux à cet égard, avec la présence de l’associable associé Adil (Détaché), de Taïro (D’où on vient) et de « l’équipe au long couteau » par la voix de Casey et B.James (Mineurs). Des featurings servant de marqueurs pour illustrer l’évolution d’un disque empruntant les chemins tortueux de la nuit en un peu plus d’une heure. Si les apparitions de Taïro et Adil se font au début de l’album, Casey et B.James entrent en scène sur l’avant dernier titre et le crépuscule semble être alors tombé depuis un moment. Un léger sourire aux lèvres marque de manière évidente ce passage du jour vers la noirceur la plus totale. Jamais AL n’a dévoilé autant de lumière, fermant les yeux sur la noirceur le temps d’un titre à l’ambiance détendue qui se savoure lorsque les six morceaux qui suivent enveloppent Le Pays des lumières dans un climat musical où l’orage et l’obscurité ne font plus qu’un.

« Des barres les droits de l’Homme, les règles de la Mafia gèrent le monde comme à Syracuse, moi je serais condamné même si l’arme du crime a été fournie par les mecs qui m’accusent…»

Par sa maturité aussi bien textuelle que musicale, cet album est peut-être le projet le plus abouti signé Matière Première par la voix de son principal porte parole, toujours aussi éloigné de ces Mc’s qui « s’inventent un amour pour Aznavour » pour espérer « l’intégration médiatique ». Un projet abordant des thématiques variées tout en glissant vers de nouvelles orientations rythmiques et vocales le long des quinze titres qui traversent l’album, preuve que la vrai force d’un artiste est peut-être de réussir à surprendre son public de longues années après ses débuts. Quinze pistes de rap qui font de vraies entailles, en alliant une écriture percutante de justesse à un rap brut toujours sans concession envers le « mépris de l’étranger » qui « le pousse à ne pouvoir exister qu’à travers des rapports de force ». Symbolique de cet état esprit, le morceau AL Qaïda risque de résonner dans les oreilles attentives un bout de temps. Ses rimes incisives et lucides sur les apparences et les idées reçues prises pour des vérités absolues, son beat métallique, oeuvre du beatmaker Djo Watt, et son final détonnant, en font sans aucun doute l’un des titres les plus puissants de cette année rap 2015. Un morceau qui, comme beaucoup d’autres pistes de l’album, n’évitera pas sa plongée brutale dans le feu de l’actualité, à l’heure où l’image de la foi musulmane repose en paix tandis que le pays pleure 130 âmes éteintes par des hommes loin d’être des lumières…

« Les gens ne focalisent que sur les accessoires et te balancent des conneries fortiches, t’as une barbe et t’es noir, c’est bon t’es extrémiste, rajoute des Ray-Ban et t’es de South Beach ! ».

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Une fois encore, il faudra du temps pour sortir du brouillard et le ton pessimiste adopté dans Le Pays des lumières n’a que le mérite d’offrir un regard proche, glacial et réaliste sur ce qui attend l’humain enraciné dans sa bonne conscience, ses préjugés et ses habitudes individualistes. Un brouillard dans lequel AL tente de trouver sa propre porte de sortie le menant vers la lumière, en gardant une part d’ombre et de mystère éloignée de la mythologie des esprits néo-colonialistes et des « minotaures » surarmés du « Rap game ». Une lumière soudainement trop blanche, dans le dernier titre, Il pensait, dédié à un père ébranlé par la maladie sur son lit d’hôpital, dévoilant une autre facette artistique jusque là peu explorée par son auteur.

La flamme s’éteint, une autre est ravivée. Cet album est le genre d’œuvre musicale qui témoigne que les MC’s à la plume bien trempée parviennent à garder l’étincelle à mesure que la nuit tombe sur leur scintillante jeunesse. Et 42 piges après ses premières lueurs, force est de constater que AL est bien devenu l’un des ses « darons » portant encore son art avec force, démontrant que l’on peut être brillant sans forcément briller, sous l’éclairage de lumières bien trop tamisées…

À proposLaurent Lecoeur

Tombé dans la marmite du rap français. Ressorti sans formule secrète mais avec l'envie d'y replonger pour en savoir un peu plus...

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