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[Interview] l’ABCDR du Son (2/3) : « L’utopie parfaite, c’est le fond et la forme au top. Et le business-model qui les finance. »

La première partie de cette interview est à retrouver ici !

Il y a de la place pour ce genre de projet aujourd’hui. Concrètement, à l’heure actuelle, il n’y a quasiment plus de journaliste rap, plus de noms connus.
JB : Thomas Blondeau est encore actif, il écrit régulièrement dans les Inrocks. Je pense qu’il y a eu plusieurs générations de journalistes rap. Et la première génération, celle des Olivier Cachin, Sear et Stéphanie Binet, a fait un boulot de défrichage. Ce sont des gens qui sont arrivés dans des milieux totalement hermétiques au rap et qui ont dit il se passe un truc là, c’est important, il faut en parler. Ça a été quelque chose d’essentiel. Après aujourd’hui, est-ce qu’Olivier Cachin a encore envie de parler de rap au présent ? Je n’ai pas l’impression et je le comprends. Cela dit, je pense qu’il y a une nouvelle génération de gens qui ont grandi avec le rap, qui n’ont pas connu autre chose que le rap et qui peuvent aujourd’hui infuser des rédactions ou des univers médiatiques. Je pense qu’il y a des raisons d’être optimiste. A sa manière, Mouloud Achour est un peu comme ça : il n’est pas là pour enfoncer des portes ou défendre le rap. En revanche sa personnalité et sa manière de faire des clins d’œil contribuent à donner de la visibilité au genre et à le dédramatiser.

Souvent les instrus du Daily Mouloud au Grand Journal, c’était des instrus de rap français.
JB
: Mine de rien, un truc comme ça, ce n’est pas un gros article mais c’est plutôt cool.
Nico : Après, pour revenir à l’absence de journaliste rap, c’est aussi une question d’absence de support. Ce qui était le sujet de référence pour dire untel est journaliste, c’était le magazine papier dédié au rap. Maintenant, les mecs qui faisaient ça dans des magazines dédiés au rap le font dans des canards plus globaux. Comme Thomas Blondeau qui écrit dans Les Inrocks. On va dire qu’il représente le rap à travers un magazine plus généraliste.
JB : Mais ça bouge quand même. Les Inrocks ont recruté Sindanu Kasongo qui fait une chronique hebdomadaire sur le rap. Ça vient progressivement. Il n’y a pas encore d’écosystème médiatique autour du rap en France. C’est ça l’enjeu, qu’il y ait des voix différentes qui apparaissent sur des supports différents. Je ne dis pas nécessairement qu’il faut qu’il y ait un mec en CDI à Libé qui ne parle que de rap. Juste des points de vues qui se complètent dans les blogs amateurs, la presse musicale et les médias généralistes. Après naturellement, ça créera un cercle vertueux.
Nico : L’autre réalité aussi c’est qu’il y a beaucoup de canards qui parlent un petit peu de rap. Ce ne sont que des petites touches, à défaut d’avoir le magazine dédié. Par contre c’est très difficile d’avoir un bouquin ou un magazine culturel qui ne parle pas du tout de rap. Ça serait super bizarre aujourd’hui que Les Inrocks ne parlent jamais de rap. Ça fait complètement partie du paysage. Télérama va parler de rap à leur sauce, avec leurs mots et avec les artistes qu’ils préfèrent mais ils en parlent forcément un petit peu.

On sent quand même toujours une sorte de défiance.
JB
: C’est clair que le rap, malgré tout, c’est encore une musique de pestiféré en France. Quand tu fais la comparaison avec les Etats-Unis, ils sont beaucoup plus apaisés. Tu peux en parler de manière beaucoup plus naturelle et dans le détail.

Jay-Z est invité chez le Président.
JB : Et même, tu lis les papiers sur le rap dans des publications comme le New-York Times, c’est de la haute qualité (cf: cet article sur Jay-Z). Leurs meilleurs critiques musicaux, notamment Jon Caramanica, sont issus de la presse rap. Ce n’est pas les jeunes adorent, on va en parler, c’est juste : le rap est là, on en parle et on le documente comme n’importe quel autre phénomène culturel. Je pense que c’est vers ça qu’il faut tendre en France.
Nico : C’est la grosse différence qu’on fait entre les Etats-Unis et la France : l’approche du rap. Dans un pays comme les Etats-Unis, c’est complètement intégré dans une culture, avec des références. Tu peux te permettre de faire un papier assez fouillé et assez précis dans un canard très généraliste. En France tu lis un papier du Monde, ce n’est pas la même chose.

Plus globalement, c’est le sujet même de la musique tout court. On manque de culture musicale en France.
Nico : Il y a toujours un rapport particulier avec le rap. Très souvent, tu lis un papier sur le rap et on n’y parle pas de rap, on ne parle jamais de musique.

C’est pris dans le versant sociétal.
JB
: Ceci dit, quand je vois la façon dont est traité Sébastien Tellier sur le plateau de Ruquier, il est dans une position comparable à celle d’un rappeur. Globalement, la discussion qu’on est en train d’avoir sur le rap, je pense qu’il y a des gens issus d’autres courants musicaux qui l’ont aussi. La musique aujourd’hui, dans les médias et en particulier à la télévision, c’est quand même niveau zéro. Et pour le rap fatalement encore plus.
Nico : Tu vois les interviews de rappeurs… Moi j’ai un souvenir d’une tristesse absolue. C’est Drucker qui doit parler à Akhenaton et on voit qu’il se dit : qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Je vais être obligé de lui parler de foot. Ils se disent : finalement, on ne va pas leur parler musique parce qu’on n’y connait rien.
JB : Après ce n’est pas non plus le rôle de Michel Drucker que d’éduquer les foules au hip-hop. Il vaut mieux ne pas compter sur l’establishment médiatique français pour faire des choses pour le rap.

On a l’exemple de Nagui qui a mis au moins vingt ans à comprendre que le rap n’était pas juste du bruit.
JB : Cela dit, tu parles de Nagui, il m’a fait kiffer récemment. Sexion d’Assaut a repris le morceau California Love sur le plateau de Taratata avec Pony Pony Run Run. Quand j’ai vu ça je me suis dit : c’est exactement ce qu’il faut faire. Il faut faire des trucs originaux, des ponts entre les artistes, du live. Bon après, c’est une exception sur cinquante télévisions françaises.


SEXION D'ASSAUT / PONY PONY RUN RUN… par taratata

Nagui disait qu’il refusait les rappeurs parce que pour lui des DJs n’étaient pas des musiciens.  Il disait qu’il avait mis longtemps avant de comprendre qu’un DJ était peut-être quelqu’un d’accompli musicalement.
JB : Cette génération, ce sont les enfants du rock. Les mecs comme Antoine de Caunes tenaient la baraque à la fin des années 80. J’ai vu des images de reportages sur Public Enemy à la fin des années 80 sur Canal, qui les présentent en gros comme des antisémites homophobes. Aujourd’hui, ils sont ultra-respectés. C’est un peu le principe du rockisme : des gens dont la culture musicale a été définie par le rock et qui ont des idées préconçues sur ce qu’est la musique de qualité. Donc évidemment, quand les rappeurs sont arrivés avec leur look, leurs platines et leur interprétation sans mélodie, les mecs n’ont rien capté.
Nico : Après dans cinq ou dix ans, les anciens rappeurs vont être vraiment aux manettes. C’est une partie du morceau de Rocé Plus d’feeling. C’est ce qu’il dit, il n’a pas forcément tort. Tu auras d’anciens rappeurs aux postes de directeurs artistiques, c’est juste que ça prend du temps. Ce sont ces gars-là qui te diront « ça c’est bien, ça c’est pas bien ».

Et à l’heure actuelle, le futur de l’Abcdr vous l’envisagez comment ? Dans un monde utopique.
JB : Moi j’aimerais que ce soit un putain de magazine en ligne. Avec une qualité éditoriale extrêmement pointue, des idées originales et une interface qui peut tenir la dragée haute à un site comme Pitchfork.

On a l’impression, au niveau de l’interface et du graphisme, que vous tendez vraiment vers ce qui se fait dans la presse papier. C’est peut-être le design qui donne cette impression notamment sur les 100 classiques du rap français.
JB : L’influence vient du web en l’occurrence. La même année, le magazine Empire en Angleterre, un magazine de ciné que j’adore, a recensé les 500 plus grands films de tous les temps. Ils l’avaient fait sur papier et en ligne. J’avais adoré, je trouvais ça hyper ludique et j’avais envie de tout dévorer. C’est ce qu’on a essayé de faire pour Les 100 classiques du rap français. Après on s’inspire de la presse magazine dans le sens où on essaie d’avoir une hiérarchisation de l’information qui est élégante, sans ambiguïté et lisible. A ce jour, les modèles sont sur papier mais ce n’est pas le but en tout cas.
Nico : Après dans un monde utopique, il y a aussi avoir accès aux artistes qu’on rêverait d’interviewer parce qu’on a des milliers de choses à leur dire. Il faudrait le faire dans de bonnes conditions et avec le temps nécessaire. Un Kanye West, au hasard ! On a dit qu’on était utopiques, soyons-le jusqu’au bout ! Après la satisfaction qu’il y a, c’est que quand on regarde les interviews qu’on a pu faire ces deux dernières années,on a réussi à faire quelques interviews de mecs super établis dans de bonnes conditions. Quand on a publié Booba en interview, on a eu le temps qu’il fallait pour faire une belle interview de Booba. On a fait l’interview de Kendrick Lamar et on a eu 25 minutes posées avec lui.
L’utopie, ce serait aussi de réaliser les projets annexes qu’on a en tête.
Le bouquin en fait clairement partie. Le deuxième projet utopique, ce serait réussir à monétiser tout ça, rémunérer les gens. Moi j’adorerais filer un peu de thunes à plein de gens, tous ceux qui sont contributeurs réguliers, Mehdi, Raphaël etc. C’est une forme de remerciement de l’investissement depuis des années, pouvoir dire voilà les gars, on vous propose peut-être sur d’autres médias de gratter un petit bifton, vu le temps que vous passez depuis longtemps, on a envie de rémunérer tout ça. C’est aussi pour ça que j’ai envie de creuser ce côté monétisation.
JB : L’utopie parfaite, c’est le fond et la forme au top. Et le business-model qui les finance. Je sais pas si on arrivera à faire tout ça, mais je préfère me fixer un objectif très haut et ne pas l’atteindre mais faire la moitié du chemin plutôt que de me dire allez on fait ce qu’on peut et faire un truc pourri.
Nico : Il y a une donnée qui ne bougera pas, le magazine web doit défoncer. On va voir ce qu’on peut faire autour, en sachant que la ligne directrice c’est qu’on n’a pas envie de faire de la médiocrité. Je préfère ne rien faire que de lancer un projet dont on n’est pas pleinement satisfaits.

Ça se ressent dans le rythme des publications.
JB
: Et encore, on a accéléré. Nos lecteurs de 2006-2007 se rappellent encore qu’à l’époque l’Abcdr, c’était une interview tous les quinze jours et une chronique tous les dimanches. On était des gros pantouflards. Aujourd’hui on est presque en surchauffe.
Nico : Aujourd’hui, on a deux interviews par semaine qui sont assez fouillées. On va se retrouver aussi avec trois ou quatre news par semaine. Parfois des chroniques parallèles à ça, des billets-blogs etc.
JB : En dix jours, on a publié Booba, Oumar et C2C. Avant, on faisait ça en deux, trois mois.
Nico : Après effectivement, on pourrait toujours faire plus de chroniques, ce serait facile. On a la main donc ça vient naturellement. Mais faire des trucs vite faits, c’est sans intérêt. Il y a quelque chose qu’on n’a pas évoqué, c’est la vie interne de la rédaction et c’est aussi le niveau d’exigence qu’on y met. Aujourd’hui, quand tu sors des papiers en interne, tu te dis je ne dois pas faire n’importe quoi, je veux un truc qui bute. Et on se rend compte de ça quand on a des gens qui intègrent la rédaction, qui se disent : c’est l’Abcdr, il faut que je fasse ça vraiment bien. C’est une émulation collective. L’émulation qu’il y avait au tout début, je pense qu’elle est allée crescendo les années passant, au travers de personnes-moteurs et de gens de qualité.
Il y a aussi une autre donnée, c’est que toutes les premières années de l’Abcdr, de 2000 à 2007, on a toujours fait un peu notre truc dans notre coin. On n’a jamais vraiment rien calculé, que ce soient les artistes ou les maisons de disques. C’est après qu’on a un peu changé quand on s’est rendu compte, à notre surprise, que les gens ont une certaine considération pour l’Abcdr. Ils se reconnaissent, ils se disent que c’est un média.

Justement, est-ce que vous avez conscience à l’heure actuelle d’être devenus des références ?
JB
: Oui, on voit tous les commentaires positifs et ça nous fait plaisir. Le truc, comme dit Nico, c’est qu’on a opéré en autarcie pendant longtemps. J’ai l’impression que notre véritable acte de naissance, ce sont Les 100 classiques du rap français. Ce mini-site, on le sort en 2009. Le site a neuf ans à ce moment-là, il s’est passé des trucs avant. Et j’ai l’impression que pour beaucoup de gens, l’Abcdr a commencé à ce moment-là.
Clairement, ça a été un point de bascule pour nous. C’est devenu un point d’ancrage pour définir ce qu’est l’Abcdr. J’en suis assez content parce que c’est l’un des premiers moments dans notre histoire où on a réussi à trouver un point d’impact entre le contenu et le design. Nous qui écrivions énormément auparavant, on a réussi à synthétiser tout ça sur une belle interface en allant chercher des artistes qu’on n’avait pas forcément interrogés avant. Et en faisant ce partenariat avec Haterz qui a apporté une vraie plus-value. Ça a fait kiffer tout le monde et ça a un peu ouvert notre champ de possibilités. Il y a moyen de faire des trucs mortels, d’aller encore plus loin.
Nico : Ce mini-site, il symbolise aussi le côté travail d’équipe. Il y a beaucoup de choses qui ont été faites chacun dans son coin. Tu fais tes chroniques, tes interviews, à deux ou trois, tu rassembles tes questions. Ce truc-là, c’est la combinaison de tous les rédacteurs de l’Abcdr. Tout le monde a écrit sur cet article-là ou a mené une interview. C’est ce qui fait ce patchwork : il y a le design graphique qu’a fait JB, y a aussi ses textes mais y aussi les textes de Antho, de Mehdi, d’Aurélien, de Raphaël
Quand tu réfléchis à tout ça, tu te dis que c’est la combinaison des connaissances et de l’envie de chacun qui fait un projet qui défonce. Si tu pars tout seul, tu peux faire ça bien, mais tu ne feras jamais aussi bien que si l’équipe entière, avec ses affinités communes, est impliquée.
JB : Après, il faut aussi relativiser la position dans laquelle on est. Effectivement, beaucoup de gens qui nous considèrent comme une référence. Mais aujourd’hui, on opère quand même de manière relativement confidentielle. Il y a plein de médias et de fans de rap en France qui n’ont jamais entendu parler de nous. On apprécie que les gens nous considèrent comme des références, mais je ne vais pas m’en contenter car on a toujours été des outsiders. Cette position me plaît car elle donne envie de crever d’autres plafonds.
Nico : Après ce ne sont que des chiffres mais si tu compares Booska-p à l’Abcdr, en terme de visites et de visibilité, ce sont deux mondes.

Niveau trafic, vous êtes à combien de visites mensuelles ?
Nico
: Ce n’est pas du tout une donnée qu’on suit. À part quand on a des grosses interviews qui sont relayées, on se dit tiens ça va nous faire des visites. Mais on doit être à du 10 000/15 000 visites par jour. Évidemment, avec des pics : quand on fait l’interview de Booba, t’as tous les fans de Booba qui sont très nombreux.

Et le contexte Rohff-Booba. Une interview où il en parle, tout le monde se jette dessus.
Nico
: Oui, en sachant que cette interview aborde plein de thèmes différents. Diamantaire a très bien mené cette interview, il a abordé ce sujet-là comme tous les autres sujets.
JB : Si on avait vraiment voulu faire du clic, on aurait titré titré Booba : il clashe Rohff ! et on aurait mis tous les mots clés référencés, on aurait mis des liens partout. Au final, ce n’est qu’une interview de Booba où il parle de Rohff. Certains ont reproché à Diamantaire d’avoir abordé le sujet, mais s’il ne l’avait pas fait, il se serait fait critiquer par d’autres qui lui auraient dit qu’il n’avait pas osé lui parler de Rohff. C’est toujours comme ça sur Internet.

Elle était réussie. Ça ne doit pas être évident d’interviewer Booba.
JB : C’est un peu l’examen de passage de tout journaliste rap. Booba n’est pas antipathique du tout, au contraire. Ce n’est pas un grand raconteur d’anecdotes, il est très professionnel mais il faut aller le chercher. C’est vrai que c’est un exercice un peu particulier.

 

À proposStéphane Fortems

Dictateur en chef de toute cette folie. Amateur de bon et de mauvais rap. Élu meilleur rédacteur en chef de l'année 2014 selon un panel représentatif de deux personnes.

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