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Accusations de violences sexuelles dans le rap : la question du traitement médiatique

Ces dernières semaines, les accusations à propos de violences sexuelles commises par des rappeurs se sont multipliées. Il y a eu Jorrdee, Retro X, Roméo Elvis, Moha la Squale. Les affaires n’en sont pas au même point sur le plan judiciaire (plainte déposée ou pas) et les faits reprochés ne sont pas les mêmes dans chacune. Mais à chaque fois, une question se pose : quel rôle doivent jouer les médias rap, et plus généralement les acteurs du monde du rap, dans ce contexte ?

On ne va pas revenir sur le détail des affaires ici ; le collectif #MusicToo ou la plateforme D.I.V.A effectuent ce travail de recueil et d’exposition de la parole, notamment à travers l’article publié sur Streetpress par Lola Levent, à l’origine de D.I.V.A, à propos de Roméo Elvis ce vendredi. De même, Le Monde a publié une enquête détaillée sur Moha La Squale. La question qu’on se pose, en tant que média rap, c’est comment traiter ces affaires.

Contre l’instrumentalisation des médias généralistes

Pour l’instant, on a un peu l’impression qu’il existe deux approches :  d’un côté, on a les médias rap, silencieux, qui font au mieux des articles (très) maladroits se voulant purement factuels, au pire (et la plupart  du temps) rien du tout. De l’autre côté, on a les médias généralistes, ravis d’enfin pouvoir réunir tous les rappeurs et toutes les rappeuses dans le même sac – celui de la violence et de la misogynie. On peut penser à l’article de Télérama, qui met en lien les affaires Roméo Elvis et Moha La Squale, concluant : « Sous la lettre d’excuse de Roméo Elvis, le rappeur Booba, […] a trouvé malin de publier pour seul commentaire : « Coquinou ! » On n’a pas repéré pour l’instant d’autres messages de rappeurs connus s’exprimant sur le sujet… »

On note deux choses dans cette phrase : tout d’abord, Télérama n’a pas relevé (sans doute un oubli ?) que Booba avait qualifié plus tôt Roméo Elvis de « pointeur », c’est-à-dire d’agresseur sexuel – il a commenté une de ses photos « vous pointâtes« , loin de l’espèce de complicité que lui prête l’article. Ensuite, il y a l’idée que les rappeurs (et les rappeuses !) devraient se désolidariser de leurs confrères, comme s’il existait un lien entre tous les rappeurs, voire une coresponsabilité. En fait, un rappeur n’est pas plus dangereux et responsable que n’importe quel autre homme.
Alors, évidemment que l’on souhaiterait que des rappeurs viennent réagir aux affaires, mais Télérama a-il eu le même degré d’exigence auprès du monde du jazz quand Ibrahim Maalouf a été accusé d’agression sexuelle sur mineure ?

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En fait, on note chez les médias généralistes une envie de classer le rap dans son ensemble du côté du sexisme et de la délinquance, à l’image du Figaro qui commente : « Cette affaire survient alors que le rap défraie la chronique dans la rubrique faits divers ». Le genre de formules qui ne cherchent pas à s’attaquer aux agresseurs, mais à un genre musical, que l’on veut mettre dans les faits divers comme on le mettrait à la corbeille.

Dans le traitement de ces affaires par les médias généralistes, pointent par ailleurs des relents racistes et classistes. Dans leurs articles, la plupart des journaux, radios et télés égrainent les condamnations judiciaires de Moha la Squale (sa récente arrestation pour un « rodéo à moto » occupe des paragraphes dont on se demande bien ce qu’ils viennent faire dans des papiers consacrés aux violences et aux agressions sexuelles). En parallèle, les mêmes médias relaient les excuses publiques de Roméo Elvis, sans aucune analyse critique des termes employés dans le message (on peut notamment s’étonner de l’absence d’interrogations autour de l’incapacité du rappeur à nommer son acte : une agression sexuelle, et non « une erreur » ou un « usage inapproprié de ses mains », comme on peut le lire dans son post).

Est-ce pour autant qu’il faut que les médias rap se taisent ? Bien au contraire. Ils doivent prendre la parole face à une double nécessité : ne pas faire comme s’il ne se passait rien, et ne pas laisser les médias généralistes instrumentaliser ces affaires. Pour l’instant, qu’est-ce qu’il font ?

Pour une prise de parole dans les médias rap

On trouve bien quelques tweets des noms connus du journalisme rap, mais, à quelques exceptions, on sent bien que la peur de perdre de bons clients en interview est plus forte que l’envie de mettre en lumière les violences. En gros, ça reste très évasif.
Quant aux quelques articles de médias rap, ils multiplient les formules plus que gênantes : Mouv’ décrit un Moha La Squale « en pleine tourmente » ; Générations parle du « paradoxe » de la petite amie de Roméo Elvis, qui a  contribué à visibiliser l’affaire Moha La Squale, et ce dès la troisième phrase de son article. Sans parler des médias qui, pour illustrer leur papier sur le sujet, relaient des posts extrêmement malveillants qui s’en prennent aux femmes proches du rappeur belge (qui n’ont aucun lien avec cette histoire, il faut le rappeler).

Bref, aucun média rap ne traite le sujet de manière sérieuse, en interrogeant les vraies mécaniques qui sont ici en jeu : le rapport de domination de l’artiste masculin à ses fans féminines, son sentiment de toute-puissance, son usage des réseaux sociaux comme lieu de prédation… Pourtant, la prise de parole est nécessaire, et l’analyse des rouages de ce qui est en jeu est centrale pour ceux et surtout pour celles qui sont investies dans le monde du rap et qui lisent ces articles.
Alors, il est temps que les médias rap prennent le sujet à bras le corps dès maintenant, sans formule alambiquée, sans allusions subliminales.

Non pas pour se substituer à la présomption d’innocence, ou se faire tribunal populaire (on anticipe les critiques), mais pour que des affaires dont beaucoup ne seront sans doute jamais jugées, ne restent pas invisibles (rappelons qu’en France en 2020, c’est 1 viol toutes les 8 minutes et que pour 100 femmes qui portent plainte, 1 condamnation pour viol a lieu). Mais, pour que l’on ne fasse pas semblant de ne rien voir, pour que l’on ne continue pas à invisibiliser les témoignages et à glorifier les  artistes suspectés.
Les médias rap, en tant que parties intégrantes du monde du rap, ont un rôle à jouer dans l’ascension et la chute de certains artistes, et ont même une responsabilité.

Lorsqu’on continue à alimenter la promo d’artistes accusés de violences sexuelles (comme le font certains médias spécialisés avec l’annonce du prochain album de Moha la Squale), c’est à l’homme qu’on donne du crédit – bien plus qu’à un supposé artiste que certains pensent séparé de l’homme en question. Quand on a écrit un article sur Jorrdee il y a quelques mois, alors que les accusations dont il a fait  l’objet n’étaient pas encore connues, ce n’est pas à l’artiste que l’on a donné un peu de visibilité mais à l’homme. Ecrire à nouveau sur lui, ça serait faire comme si les témoignages à son encontre n’existaient pas, comme s’ils valaient moins que l’oeuvre  de Jorrdee. Alors, on ne le fera pas.

Il faut que les médias rap fassent une place aux témoignages, traitent de ces affaires et de ces comportements violents qui mettent en lumière la violence patriarcale de notre société. C’est comme cela que l’on peut défendre le rap dignement, et pas autrement ; c’est comme cela qu’on donnera la parole à toutes celles qui veulent la prendre.

Quelle place pour les acteurs de l’industrie ?

Au vu de ces problématiques, souvent très peu abordées dans le rap français, certains artistes, labels et médias se lèvent pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles, et ce le plus souvent, via les réseaux.
En dehors du très relayé Vin’s (METOO), l’un des premier à soulever ce problème n’est autre que le rappeur montréalais Rowjay, auteur de nombreuses stories instagram abordant les violences commises par des rappeurs, plus ou moins connues avant leur traitement dans le domaine public. Dans sa dernière mixtape Free CDF 2 sortie fin août, il ira jusqu’à écrire dans le refrain du morceau Fascination : « Ces rappeurs disent gérer des bitchs, mais en vrai c’est des agresseurs« . Une prise de position tranchée à l’encontre d’un problème sociétal majeur, présent jusque dans le rap francophone.

A peu près au même moment, au Québec toujours, les animateurs des WordUP Battles (ligue de battles a capella ayant inspiré les Rap Contenders) ont décidé de mettre fin à leur collaboration avec des rappeurs accusés d’agressions sexuelles, et plus généralement à leur activité, afin de s’interroger sur leurs « responsabilités en tant qu’organisation ».

Ces dernières semaines, le rappeur parisien Sopico a aussi fait part d’un parti pris sur les violences médiatisées de Moha La Squale et Roméo Elvis, tout en blâmant les comportements offensifs envers les victimes de ces agressions, souvent attaquées sur les réseaux (avec les arguments classiques d’une prise de parole en vue d’un certain « intérêt »).

Le Label Sahara Hardcore Records, ancien collaborateur de Jorrdee et Retro X, a aussi annoncé dans un communiqué ne pas soutenir ces comportements et avoir annulé la distribution de leur musique depuis 2018, tout en apportant un message de soutien aux victimes. Une déclaration critiquée par la marque de couture drône, anciennement proche des deux artistes soupçonnés, accusant le label d’avoir « participé à l’étouffement de fait de viol reproché à Jorrdee par des méthodes d’intimidation de la victime et de minimisation des faits« . Une autre version des faits qui vient nuancer ces déclarations de soutien.

Il est vrai, de plus en plus d’acteurs du rap francophone dénoncent ces violences suite aux derniers témoignages, mais une majorité reste silencieuse face à ce problème.
Si le silence s’apparente bien souvent à un cautionnement de ces pratiques, les artistes, managers, labels, journalistes, distributeurs et autres acteurs qui gravitent autour de la nébuleuse du rap francophone se doivent d’aborder ce problème dans le paysage musical, ne serait-ce que pour percer cet abcès purulent que le silence ne peut désormais plus cacher, en vue de construire un paysage rap qui se questionne vis-à-vis de ses propres gangrènes.

#musictoo: à retrouvez ICI

D.I.V.A infos: à retrouvez ICI

 

@ Flore Benguigui
@ Flore Benguigui

 

La Rédaction

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3 commentaires

  1. le rap est essentiellement gangréné par des gens qui essaient de lui faire dire ce qu’il ne dit pas, pour nous faire croire qu’il est ce qu’il n’est pas. Il n’y a pas un seul média tournant autour du rap qui en soit critique, on se contente d’aimer et de parler – depuis quelques années, on se propose de la masturbation intellectuelle pour donner un cachet  » subversivement subversif  » à certains artistes éclatés au sol. Les interprétations, c’est le lien commun des faux moussages sur un prétendu rap qui voudrait dire quelque chose : finalement, combien nous on dit quelque chose qui dépasse l’état des cités, de la banlieue ? Très peu, le rap se range toujours dans une rhétorique victimaire tout en affichant une résilience, une fermeté, parfois une violence, souvent une certaine brutalité. Ainsi, on se retrouve avec  » Nos tristes banlieues qui font de nous de terribles loups « , sans chercher à savoir qui est mangé par le loup, qui subit le loup, et qui se fait mousser dans des soirées en appart’ parisien à écouter des rappeurs en s’imaginant que ça les rend crédibles. Bref, quand on aura des médias rap qui feront des articles à charge sur l’hypocrisie totale du rap français sur la « Mère », ce qu’elle représente, le concept, et le parallèle à faire avec les actions décrites par nombre de rappeur dans leurs textes ; quand on critiquera la mentalité, politiquement manipulée par les courants mondialistes, qui fait qu’on a des rappeurs qui appellent à toujours plus d’immigrations quand nous l’avons tous subi, 1re ou 4e génération d’immigrés… les moyens ne sont pas là, la rue bouffe des gens, mais il y aurait encore la place pour le monde entier.

    Bref, tant qu’on ira pas regarder ce que dit le rap, ce que montrent les rappeurs, en cherchant à produire une véritable critique – une lecture, une analyse, une position, un point de vue, pas  » une vérité  » ou  » des faits  » – tant qu’on ira pas pousser les rappeurs sur des interviews fleuves où ils peuvent montrer qu’ils ont un véritable rapport à l’art, une conscience de ce qu’est être artiste, de sa conception personnelle mais également de la conception historique, tant qu’on continuera à faire de la communication, on restera un outil de propagande, un outil systémique permettant d’assurer que toute forme d’art ou de pensée peut être récupérée et standardisée. Y’a pas de journalisme de rap, que des communicants.

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