Chroniques

Au pays d’Alice – Ibrahim Maalouf et Oxmo Puccino.

Tout a débuté en 2011 lorsque le festival Ile de France avait invité Ibrahim Maalouf à concevoir un spectacle autour du thème de la merveille. Le trompettiste virtuose, mué en chef d’orchestre, avait alors choisi de travailler sur le conte de Lewis Caroll Les aventures d’Alice au pays des merveilles en compagnie d’Oxmo Puccino pour ce voyage inédit duquel nous n’avions pas eu le moindre écho. Trois ans plus tard, un album paraît. Entre-temps, nous avions pu apprécier une première collaboration entre les deux artistes avec le morceau Douce sur l’album Diagnostic et nous nous attendions alors pour cet album, nous autres pauvres auditeurs sans imagination, à une belle rencontre sommaire entre le jazz et le rap ou même à un truc vraiment original, mais sûrement pas à ça. Nous sommes tombés des nues, comme Alice dans un trou.

Dès le début, une tempête de chœurs et de notes s’abat sur nos horizons d’attentes puis nous découvrons une scansion qui n’est ni vraiment rap ni vraiment slam : une sorte de déclamation poétique chevillée aux élans symphoniques. L’album part dans tous les sens, comme l’histoire d’Alice, et passe du jazz au hip-hop et du rock à la musique classique en quelques coups de baguette. Un opé-rap ou du moins un tour de passe-passe musical qui étonnent nos oreilles engourdies. C’est surtout l’histoire d’Ibrahim au pays de Puccino et celle d’Oxmo au pays de Maalouf. Un voyage étrange pour lequel on embarque sans le savoir vers un pays fantastique. Juste une chose : n’oubliez pas de laisser vos préjugés à l’entrée. Voilà. Bienvenue au pays des merveilles…

L’album est composé de quinze morceaux dont l’introduction et deux interludes. Les douze textes correspondent aux douze chapitres du conte anglais et reprennent donc les épisodes successifs du récit. Concept original, cet album à la trame romanesque est un des premiers du genre et il n’est pas étonnant que ce soit le story-teller le plus renommé du rap français qui en soit à l’origine. Les paroles de ce dernier, minces confections de vers bourrés d’aphorismes, ornent les péripéties d’Alice de suggestions poétiques. Le conte est un véritable défilé de métaphores richissimes où chaque pièce de l’oeuvre couve un fond éminemment spirituel. Souvent les refrains sont alors l’occasion d’évoquer une morale ou une réflexion d’ordre philosophique avec par exemple : « on fait d’un rien un tout et de tout quelque chose d’inutile, fiez-vous à vos doutes et le goût de la vie devient volatile» dans Tomber Longtemps avant que la trompette de Maalouf ne s’envole dans ses airs les plus fantasques tout comme dans le vrai « tube » de l’album : La porte bonheur.

Le sage griot de Paname s’approprie alors avec engouement l’imaginaire de Lewis Carroll et les différentes adaptations visuelles du conte pour lui donner une portée d’autant plus forte qu’elle s’exprime sur un fond de musique majoritairement orchestrale. En ce sens, c’est bien le caractère onirique de l’histoire que la musique permet de transmettre tout en passion. Nous retiendrons notamment les enivrantes interludes où l’effroyable et le merveilleux se croisent dans un même souffle quasi-mystique. De la même manière, il faut remarquer l’ambiance sombre et mystérieuse de certaines tournures qui mettent bien en scène l’univers angoissant des contes pour enfant avec Alice « coincée dans une seconde » au cœur d’un inquiétant « jour comme les autres au pays des merveilles. »

Sorte de parcours initiatique, l’histoire est d’abord celle d’une petite fille un peu paumée qui se retrouve conviée à un défilé d’épisodes encore plus loufoques les uns que les autres. Mais si, comme nous tous, « Alice est en quête » elle erre surtout vers l’inconnu, elle « voyage sans valise, la dernière chose qu’elle souhaite c’est d’être assise.» Cherchant la bonne taille, courant après les bonnes personnes, rusant avec ses bonnes idées, elle déambule dans ce drôle de monde au temps déréglé et à la raison douteuse. Un monde en apparence peu logique où la seule loi qui prédomine est celle de l’imaginaire à l’image des déductions absolument fantaisistes du narrateur-rappeur : « qui dit reine dit couronne et qui dit couronne dit dentiste. »

Bref à travers ce récit le « black Jacques Brel », comme on le surnomme, déclame qu’il nous faut regarder ce qu’il y a de beau. Il nous convie à revoir nos lasses certitudes et nous invite à tout remettre en question comme le font les enfants, ces philosophes qu’on n’écoute pas.

« Pourquoi tous les rectos sont tous de signes de verseaux, pour quelles raisons dit-on merci et pas berceau ? »

Des énigmatiques vers de L’heure du T qui sont déclamés dans une déconstruction langoureuse des syllabes à l’époustouflante Course au Caucus, l’album propose une nouveauté de style à la fois dans la diversité des textes et dans le caractère narratif voire épique que lui confère aussi la musique. Le pays d’Alice est un espace onirique, un continent du rêve. Un de ces pays merveilleux desquels on rapporte des bribes de géographie poétique. C’est une de ses histoires qui vient se placer dans un coin de la tête, ce coin de l’encéphale réservé à l’imaginaire et à l’irréel où cohabitent les histoires les plus incroyables : d’Ulysse à Merlin, du père Noël à l’inversion de la courbe du chômage. Féérique, quoi.

Mais Au pays d’Alice est d’abord et surtout un texte drôle et audacieux. Sur un fond sonore menaçant, jeux de mots et calembours se mêlent par exemple aux harangues de la reine qui ne rêve que de trancher des têtes, de couper des cous, de voir le canif jusqu’à l’Alice. Citons aussi les exclamations du rappeur qui prend dans Poivre et cochon l’intonation du commentateur de foot pour décrire une folle course d’Alice ou encore dans Les conseils de la chenille le narguilé provoquant, au rythme délirant de la musique, une série d’hallucinations chez notre héroïne transformée en« Alice Vegas Parano ».

 Bref, les deux artistes nous propulsent tout au long de cet opuscule dans un univers complètement fou où résident un lapin toujours en retard, une chenille toute fumante, un jeu de carte vivant ou encore un hérisson en ballon. Véritable escapade musicale, cet album méritait d’être mentionné sur notre site non seulement par respect pour l’œuvre oxmo-puccinienne mais aussi et surtout pour la qualité artistique incontestable du projet (et si certains trouvent que cette œuvre clairement marquée par le style du jazzman Ibrahim Maalouf n’a rien à faire sur une chronique de rap – et c’est leur droit – qu’ils retournent vaquer au pays de Kaaris. Après tout, chacun sa trompette.) Enfin donc, plus sérieusement, il est difficile de parler de cet album et d’en faire goûter l’étrange plaisir d’innocence qu’il réveille ou éveille en nous. Mais si le récit originel n’était pas uniquement dédié aux enfants, c’est bien que ce conte peut et doit parler à tout le monde. Au pays d’Alice est donc l’album de toutes les audaces : de ses inspirations multiples à son aspiration fédératrice, il est tout simplement beau et universel. Parce que de toute façon il n’y a pas que les artistes qui sont restés des gosses et qu’au fond « nous savons tous que personne ne guérit de son enfance» , non ?

 

 

À proposLeonard

L'enfant seul paumé dans un centre commercial

1 commentaire

  1. Merci et bravo pour cette chronique ou Leonard decrit avec merveille tout ce que cet OVNI musical delivre comme sensations, apres de multiples ecoutes on y découvre de jolis oeufs de paques oniriques, phonetiques et harmoniques.

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