Le Rap de iencli, c’est le nouveau sujet à la mode parmi la myriade de commentateurs du rap que compte Internet. Le succès de Vald ou de Columbine, les victoires de la musique d’Orelsan y sont sans doute pour beaucoup, et ce nouveau paradigme du rap commence à faire beaucoup parler de lui, à travers des vidéos YouTube ou des articles écrits sur les sites de radios nationales. Pourtant, personne ne semble capable de déterminer exactement ce que l’on entend par « rap de iencli ». Alors, c’est quoi finalement, le rap de iencli ? Et surtout, d’où sort cette expression ?
Commençons par le commencement, c’est quoi un iencli ?
Le iencli, on ne vous apprend rien, c’est le client. Pas n’importe quel client mais celui qui vient se procurer à grand frais une quantité réduite de produits stupéfiants, généralement dans les quartiers défavorisés d’un grand espace urbain. Ce faisant, le iencli se distingue des autres individus selon un critère économique. Le iencli, c’est celui qui achète. Et si vous êtes déjà allé vous procurer ce genre de produits illégaux (comme nous), vous connaissez sans doute l’ambiance qui règne dans une cage d’escalier où s’est installé un charbon.
Outre les différences qui peuvent exister d’un point de vente à l’autre, dues à la ville dans lequel il se situe, à l’affluence du lieu ou tout simplement à la personnalité des commerçants locaux, cette ambiance présente généralement quelques caractéristiques immuables, que l’on retrouve parfois chez les dealers dits « particuliers ».
On y parle peu, on y fait attention à soi, et l’on ressent chaque seconde une appréhension légère mais bien réelle, celle que le produit convoité soit disponible, bien servi, et surtout, surtout, que la police ne débarquera pas dans les lieux ou ne se tiendra pas postée à un coin de rue, prête à vous arracher votre étroit petit pochon.
Une fois devant le « charbonneur », on dit bonjour, on passe sa commande, on prend sa commande, on paye et on s’en va, en rasant un peu les murs. Si le service est un peu léger, on peut éventuellement se permettre de protester un peu, mais certainement pas de taper un scandale car si le client est roi, le iencli lui, est soumis à un système virtuellement monopolistique. Le iencli est un dominé. Si certains charbonneurs se montrent sympathiques et même bienveillants avec leur clientèle, d’autre n’hésiteront pas à considérer l’acheteur comme une vache à lait, voire une proie qui, lorsqu’elle entre sur leur territoire, doit être (métaphoriquement) dévorée. Après quoi, son utilité devient nulle, et il faut s’en débarrasser.
Le iencli est donc un dominé, puisque la cage d’escalier est un lieu où il n’est pas en mesure de faire valoir le pacte que chaque commerce légal passe avec le consommateur. Il ne peut pas rapporter le produit si celui-ci ne lui convient pas, et il ne pourra certainement pas en référer aux autorités compétentes s’il s’estime floué.
Le rap de iencli serait-il alors un rap de dominé ? Partir de ce principe nous entrainerait tout droit vers de magnifiques sophismes, surtout si l’on cède à la tentation d’assimiler le « rap de iencli » à un prétendu « rap de blancs ». Car ne nous leurrons pas, dans l’imaginaire collectif, le iencli n’est pas un Noir d’un mètre quatre-vingt avec la dégaine de DeTess de 13Block. Non, le iencli ressemble à Big Flo.
On l’imagine aisément s’avancer maladroitement vers le bicraveur du coin, tenter un « salam mon frère » hésitant accompagné d’un sourire fragile, puis se faire carotter en bonne et due forme à base de vieux bout de plastique marron pour la modique somme de 50€, vendu comme du « shit à la beuh », et ainsi endosser à 200% la tenue du dominé. Le cliché du iencli devient tout de suite beaucoup moins évocateur si on remplace Florian le maigrichon par DeTess. En revanche, elle retrouve une certaine cohérence si l’on substitue à nouveau le frêle Alpha Wann à DeTess. Pourtant, ils occuperaient la même position dans notre petite expérience de pensée. Le fait est que Big Flo et Alpha Wann sont des artistes bien plus similaires qu’ils ne le sont tous deux vis-à-vis de DeTess. Et un groupe comme 1995 a fait l’objet de railleries similaires à celles que l’on adresse à Big Flo & Oli, notamment sur le fondement de la moyenne d’âge de leur public et de leur côté propret. En extrapolant un peu, nous pourrions presque dire que Big Flo et Alpha Wann partagent un même « Habitus », c’est à dire qu’on peut les rassembler dans un même groupe sur le fondement d’un ensemble de critères économiques, sociaux et culturels, en résumant (beaucoup) la pensée du sociologue Pierre Bourdieu.
Ainsi Big Flo et Alpha Wann sont deux rappeurs de la classe moyenne ayant grandi dans des lieux partageant des caractéristiques similaires (niveaux de revenus, taux d’emploi, criminalité, accès aux réseaux d’infrastructures, etc.). L’expérience qui nourrit leur musique est au final bien plus proche que celle qui nourrit la musique de DeTess ou du 13Block. Alpha Wann intellectualise le « four » et projette ses fantasmes de rappeur sur lui, alors que DeTess en fait un récit beaucoup plus concret. En un mot comme en cent, le « iencli » est identifié bien plus par son groupe social (la classe moyenne et la petite bourgeoisie) que par sa couleur de peau.
Le rap de iencli est-il pour autant un rap bourgeois ? Disiz la Peste est un bon exemple pour tenter de répondre à cette question. Disiz a grandi dans une cité de l’Essonne (un département pas tellement connu pour ses résidences secondaires et ses hôtels particuliers) dans une famille monoparentale. Métisse et donc non-blanc doté d’un patronyme à consonance africaine (Gueye) il présente une bonne partie des caractéristiques traditionnelles du dominé destiné à un avenir prolétaire, ne disposant a priori pas du capital social, culturel et économique du groupe social dominant. Pourtant, son œuvre est marquée par un désir constant de prendre sa revanche sur ce statut, et par une obsession à acquérir les codes du dominant, culturels notamment. L’écriture de son premier roman Les derniers de la rue Ponti, a d’ailleurs été motivée par un désir de s’essayer à la littérature qu’il considérait (à l’époque du moins) comme l’art ultime. La littérature : un art lourdement marqué socialement et largement associé à la culture dominante dans l’inconscient collectif. Bilan, tous ses derniers albums peuvent-être estampillé « Rap de iencli » après les trente premières secondes d’écoute, et ont été dans l’ensemble très bien reçus par les médias traditionnels, car illustrant un effort concret de se conformer aux canons culturels du groupe dominant.
Biffty également mérite que l’on se penche sur son cas. Pierre Gondry, fils du bassiste de Ludwig von 88 et neveu du réalisateur Michel Gondry (Be Kind Rewind, The Eternal Sunshine of the Spotless Mind, quelques clips pour Daft Punk et Chemical Brothers) a grandi a Neuilly-Plaisance, l’une des villes les plus riches du 93. Souvent associé à Vald (au début de sa carrière du moins) par l’intermédiaire de DJ Weedim, il pourrait sans problème être catalogué « rappeur pour iencli ». Biffty, stéréotype du rappeur petit bourgeois confirmerait donc l’association « rap de iencli/rap bourgeois ». Mais encore une fois, cette analogie un peu simpliste ne peut que nous laisser sur notre faim. Jazzy Bazz pourrait être catalogué comme un rappeur iencli, de même que Nekfeu, sans que ces deux MC’s ne partagent un habitus particulièrement bourgeois, ni n’aient fourni d’effort conscients pour prouver qu’eux aussi étaient capables de se conformer avec succès avec les standards du groupe dominant. Nul doute cependant que leur public est plutôt à rechercher du côté de la classe moyenne blanche qui s’identifie facilement à eux, que de celui des jeunes racisés des périphéries urbaines.
Certes, Jazzy et Feu se sont fait connaître avec un rap puisant largement dans le premier âge d’or du genre, affichant ainsi une certaine érudition, une maîtrise de leur sujet, comme de bons élèves bien préparés pour le devoir sur table. Ce côté nerdy et les accusations (stupides) de purisme, comprendre d’élitisme, dont leur public fit l’objet les ont tout de même renvoyés à ce statut de dominant, de bourgeois du rap. Mais cela n’est pas suffisant pour les qualifier de rappeurs bourgeois ou de rappeurs pour bourgeois.
Retourner la situation en prétendant que le rap de iencli est donc un rap de dominants serait également un raccourci dangereux. Par exemple, si l’on considère que Jazz et musique classique sont les genres musicaux de prédilection des couches supérieures de la population et que l’on s’attache à rechercher des références à ces genre à travers le rap français, on tombera certes sur du rap de iencli, mais également sur des albums des Sages Poètes de La Rue, d’IAM, de NTM etc., du rap à l’ancienne, représentants malgré eux du certaine forme de noblesse ou d’aristocratie ancienne de ce fameux âge d’or du rap français. Sans qu’ils soient assimilés à du rap de iencli, ces groupes, par leur positionnement politique, auraient plutôt tendance à revendiquer un statut de dominés, mais de dominés en lutte, mobilisés contre la verticalité de la société. Or, le rap de iencli tout comme le rap de bicraveur est, en 2018, pratiquement vidé de toute revendication politique. On le soupçonne même d’avoir voté Macron, c’est vous dire.
Le rap de iencli échapperait-il donc à l’organisation hiérarchique de la société ? Ne serait-il ni le fait de dominants ni celui de dominés ? Pas tout à fait, car le rap n’a jamais su se départir de son rapport à la force. Le rap est un genre compétitif (tout comme la pop me direz-vous) présentant une particularité notable : une parfaite transparence sur le sujet. Battles, clash, égotrip : toutes ces disciplines du genre ne sont que des expressions d’un rapport à la force (et par là, à la domination). Ce rapport à la force a été caricaturé par les dominants en le faisant passer pour une posture d’agressivité sauvage, analphabète et menaçante tournée contre le modèle dominant, comme le dit si bien AKH dans La fin de leur monde. Il a aussi été instrumentalisé par ces mêmes dominants pour perpétuer les clichés colonialistes destinés à infantiliser les colonisés. Ce rapport à la force s’exprime tous azimuts depuis les débuts du rap. Chez IAM ou NTM, à travers une musique revendicative, chez Booba à travers une mise en scène de sa tyrannie sur le fameux game, chez PNL à travers le récit quasi-épique de la dureté de la vie de cité.
Et chez Columbine ou Lomepal ? Là est la question.
Curieusement, l’imagerie du mâle alpha est moins prégnante dans le rap de iencli que dans le rap qui bicrave sa mère. Columbine parle des fragilités de l’adolescence, Lomepal pose maquillé pour la couverture de son album, Hyacinthe met en scène la bisexualité. Orelsan parle carrément des « pavillons rectilignes […] où on fabrique du blanc fragile » (Dans ma ville, on traine, La Fête est Finie).
Le rap de iencli semble se complaire dans l’esthétique de « mâle bêta ». Disiz en a même fait, involontairement sans doute, un morceau complet dans Le temps précieux (Disiz The End). Les rappeurs à iencli revendiquent leur faiblesse pour mieux la transcender à travers leur art. Et ça, c’est plutôt nouveau. Pas si nouveau que ça dans l’absolu, puisque Disiz en a fait l’un de ses atouts depuis 2009, et que Booba dévoilait déjà son côté sensible dans Killer (Lunatic) en 2010. Mais jusqu’à présent, on avait pas connu une exacerbation de ce rapport alternatif à la puissance, à la virilité et à la domination, et c’est là que réside toute l’innovation du rap de iencli.
Et c’est peut-être là que réside aussi la réponse à notre question du début. Le rap dit de iencli, en instituant un nouveau rapport à la puissance et à la domination ou du moins à l’apparence de la puissance et de la domination, constitue une innovation qui ne peut plus passer inaperçue. Impossible en effet de passer à côté de l’attention portée à un Lomepal ou à un Orelsan, de même qu’il est difficile de ne pas voir le relatif dédain avec lequel est traité Niska, plus gros vendeur rap de 2017 devant Damso. D’un côté le rap de iencli propose à un large public une vision de l’idéal de puissance bien moins intimidant que celui que le rap a habituellement promu. Gabrielle Solis de Nusky pourrait être chanté par Booba, mais il faut bien reconnaître que Nusky et sa coupe au bol impressionnent beaucoup moins que le crâne rasé de Booba. Booba, c’est hami, ça fait flipper les mômes et mamie, toi-même tu sais. Cette version enrichie en sucre du rap passe beaucoup mieux auprès d’un public qui ne peut réfréner un hérissement de poils lorsqu’il entend le mot rap, et attire donc l’attention des médias. De l’autre, il met en lumière le biais dans le traitement médiatique du rap. Les grands médias toujours soucieux de promouvoir le consensus (et ce dans tous les domaines de la société) par opposition à la radicalité de certains points de vue se montrent extrêmement curieux de rappeurs consensuels et ne risquent pas à mettre en lumière des artistes qui pourraient leur coûter sinon leur réputation, du moins une partie de leur audimat. Au-delà du problème de l’argent-roi dont nous ne traiterons pas ici, cette dynamique autour d’un certain type de rap constitue vraisemblablement l’origine du vocable rap de iencli.
Cette expression infamante semble clairement être une réaction railleuse à un double phénomène. Le dédain des médias vis-à-vis d’un rap perçu par ses promoteurs comme radical d’une part, un phénomène d’appropriation culturelle d’autre part. L’appropriation culturelle, encore elle. Car finalement, qu’est-ce que le iencli sinon un non-initié ? Le iencli, nous le disions plus haut, outre sa condition temporaire de dominé, est un extérieur, un autre. Un autre qui vient s’accaparer la richesse de soi, un art développé dans un milieu auquel il est étranger pour l’accommoder à sa sauce, le transformer et le brandir comme un symbole de sa propre culture à nouveau. Un pillard, un colon en somme. Seulement, et cela était également notre propos plus avant, le iencli est un cliché chargé d’imprécision et d’incohérence. Si le iencli s’assimile au petit bourgeois blanc, et que ce terme le renvoie à sa faiblesse réelle lorsqu’il se risque hors de sa banlieue pavillonnaire, il n’en reste pas moins que tous les ienclis ne sont pas des petits bourgeois blancs, et que tous les petits bourgeois blancs n’écoutent pas du rap de iencli. Comme tous les clichés, celui du iencli trouve sa limite dans son caractère imprécis et réducteur, et traduit dans une certaine mesure un certain communautarisme socio-culturel. Il n’est pas ici question de nier l’existence de ce communautarisme socio-culturel, ni de pointer du doigt un groupe plutôt qu’un autre comme responsable de son existence. La dynamique est inévitablement duale et le vocable de rap de iencli se construit en réaction, plutôt qu’en affirmation.
Notre propos ici serait plutôt une déconstruction de l’expression rap de iencli dans un idéal d’ouverture. L’appropriation culturelle à l’époque du peer-to-peer et du meme ressemble très sérieusement à un combat d’arrière-garde, et nous pensions qu’il était peut-être temps d’en finir une bonne fois pour toute avec cette expression. Nous conclurons d’ailleurs en citant l’ami Gérard Baste en ouverture du film Un jour peut-être : Une autre histoire du rap français. « Y a toujours des gens qui aiment pas le rap (…) et y a aussi des gens, qui sont encore pires, c’est ceux qui aiment un certain type de rap. Et ceux-là ils nous font encore plus chier, parce que finalement, si t’aimes le rap, (…) tu dois être amené à aimer tous ses aspects« . De sages paroles que nous invitons tous ceux qui liront cet article jusqu’au bout, quel que soit votre goût, à méditer longuement.
LOL. Faut pas oublier que le rap c’est une musique noire à la base. Le mot iencli c’est une expression coup de gueule pour dire que le rap en ce moment est en train de se faire white-washé #Victoiredelamusique2018.
Et si il se fait white-washé c’est parce le rap devient mainstream, c’est la nouvelle pop quoi. Pendant que des rappeurs de banlieues plus talentueux, plus doués que d’autres rappeurs (souvent blancs) sont sur le devant de la scène grâce aux « ptits bourgeois » qui donne leur sous
Tres bon article !!!
Merci
Pour moi les choses sont beaucoup plus basiques : tout rappeur qui ne fait pas référence à son passé de dealer, véridique ou scenarisé, sera taxé de faire du rap de iencli. Dans le rap non iencli on retrouve souvent les mêmes thèmes qui vont avec l’imagerie du dealer et qui ne sont donc beaucoup moins abordés dans le rap de iencli: la galère, les glocks, les gros gamos, les strings ficelle les billets et bien sûr la og kush.
Les rappeurs, surtout les non iencli d’ailleurs, proposent souvent une vision sans nuance et sans intermédiaire du monde: soit tu es le boucher soit tu es le veau. Donc soit tu deales soit tu es iencli, point.
Il y aurait sûrement des rapprochements à faire avec des critères raciaux, sociaux ou culturels mais c’est à mon avis analyser bien trop loin, le motif de départ est bien plus trivial.