En Février dernier, le compte Twitter du média VraiRapFrançais se faisait suspendre pour avoir diffusé la pochette du nouvel album de Ninho, qui avait fuité plus tôt dans la journée. Aussitôt, la polémique se crée : le média rap a-t-il manqué de respect en dévoilant une pochette plus tôt que ne l’avait prévu la maison de disque ? La maison de disque a-t-elle fait preuve d’ingérence en s’opposant à la ligne éditoriale d’un compte Twitter ? Il y a un an, sur LeRapEnFrance, on avait déjà posé cette question sous un autre angle dans un article à propos de la promotion de Jok’air, sa maison de disque s’étant payée les services de journalistes pour une « interview » dans le sens du poil.
Dans un cas comme dans l’autre, sont questionnés les rapports de pouvoirs entre maisons de disques et médias rap, où autorité des maisons de disques, collaboration consentie des médias, et volonté d’indépendance de ceux-ci se mêlent. Aujourd’hui, des médias et des journalistes, longtemps amateurs, se professionnalisent, et posent publiquement des enjeux d’éthique professionnelle.
Nouveaux médias rap, nouvelles critiques rap, nouveaux enjeux déontologiques.
Nous sommes à un moment charnière dans le développement des médias rap. Au milieu des années 2000, on aurait pourtant pu croire à une marginalisation des critiques musicales sur le rap, avec l’effondrement de la presse papier qui assurait ce rôle jusqu’alors. Restaient très majoritaires d’autres médias plus lisses et davantage axés sur la diffusion de la musique que sa critique, comme Skyrock, Trace Urban ou Booska-P. Mais, depuis le milieu des années 2010, une nouvelle génération de journalistes rap ouvre de nouvelles perspectives pour la critique musicale sur ce genre, perspectives aussi enthousiasmantes qu’intrigantes. Les nouveaux sites et médias se développent (Yard, Revrse, VraiRapFrançais, OKLM, mais aussi les fameuses « premières écoutes » sur Youtube) ; une économie du « journalisme rap » se crée, certains de ces médias ayant un but lucratif, et quelques heureux journalistes se professionnalisent ainsi. Quelles sont les conséquences sur le contenu des médias rap ?
S’il y a diversification et nouvelle configuration du monde médiatique rap, le vieux format de la chronique d’album perd aujourd’hui en popularité sur nos médias. Pour se démarquer, les médias spécialisés multiplient les tentatives d’éditorialisation, avec des débats sur des sujets plus vastes, et des angles thématiques, à l’instar du succès des articles de Yard. Autre phénomène : un nouveau « type » de journalistes, véritable plus-value dans ce milieu concurrentiel, à savoir le chroniqueur rap identifié, qui n’est pas sans rappeler la figure du consultant foot. Ce parallèle est d’ailleurs assumé dans une émission comme After Rap inspirée de l’émission After Foot.
Globalement, ces nouvelles pratiques tendent à une multiplication d’articles et débats sur le rap aux angles originaux et cherchant souvent la polémique. Ils ont certes leur défaut : traiter des enjeux autour des albums plutôt que des albums eux-même. Naît aussi une forme de nombrilisme autour de ses figures emblématiques. Cependant, sont redorées les lettres de noblesse d’un véritable travail journalistique, éditorial, ou critique sur le rap. Les médias rap ne jouent pas uniquement un rôle de diffusion de la musique, mais portent un discours sur celle-ci. Un média comme Booska-P suit cette tendance ces dernières années, et multiplie les dossiers de fond, ainsi que les rendez-vous incarnés.
Censure et auto-censure dans le journalisme musical.
Mais à l’heure de ce tournant, et de ce nouveau poids des « critiques rap », on peut s’interroger sur les liens que tissent ces médias avec les maisons de disque, les majors en particulier, et quels enjeux déontologiques ces relations posent. En (re?)prenant un rôle central dans la construction des goûts esthétiques d’un public, la critique rap doit en effet assumer de nouvelles responsabilités. Or, une critique rap, implique de penser les conditions de production de son discours. Un vrai journalisme rap indépendant n’est pas tant un journalisme qui ose dire du mal des artistes qu’un journalisme indépendant des enjeux industriels du rap (maisons de disques, labels, services de streaming, tourneurs,…). Dans la diversité de codes de déontologie du journalisme qui existent dans le monde (vous trouverez une liste ici), le principe d’indépendance est en effet toujours central.
Les modèles économiques des sites de rap reposent souvent sur des collaborations avec les maisons de disque (contenus sponsorisés sur OKLM ou Booska-P, partenariats en faisant gagner des places de concerts sur LeRapEnFrance,…), ce qui peut déboucher à des conflits d’intérêts, dans des rédactions où la régie pub pèse souvent lourd sur la rédaction, implicitement ou explicitement, comme le notait en 2014 le site Acrimed dans un article consacré à la presse musicale, à lire ici. Si théoriquement, régie pub et journalistes ne font pas le même métier, des relations peuvent malgré tout se tisser dans des petites rédactions à l’organisation informelle. Des partenariats publicitaires / journalisme émergent. Ainsi, le format de la Booska-Semaine de Booska-P est-il une opération de communication des majors ou un travail journalistique d’un site internet ? Dans sa charte de déontologie de 2011 (à lire ici), la SNJ (Société Nationale du Journalisme), précise qu’ « un journaliste digne de ce nom […] refuse et combat, comme contraire à son éthique professionnelle, toute confusion entre journalisme et communication. »
Outre les collaborations explicites, des phénomènes plus complexes d’auto-censures face à la peur d’être snobé par les majors et par les labels et maisons de disque qui en dépendent, peuvent aussi avoir lieu, y compris dans les médias à buts non-lucratifs comme le nôtre. Ces médias (à l’exception de grands noms dont la réputation n’est plus à faire comme L’abcdrduson) peinent à se faire connaître et à se stabiliser. Sans modèle économique, ils sont par conséquent souvent preneurs des nombreux mails d’attachés de presse que chaque pigiste ou gérant de site de rap reçoit tous les jours.
Dès lors, les relations avec le label deviennent complexe, le ou la journaliste pouvant avoir une certaine envie d’être bien vu. Pour obtenir une interview de l’artiste plus célèbre d’une maison de disque, on peut accepter implicitement de n’être qu’un maillon d’une stratégie marketing de l’artiste, en relayant ses clips, et en écrivant des papiers complaisants (et bien sûr, on ne s’exclut pas de la critique). La frontière entre contenu promotionnel et journalistique, entre contenu rédactionnel et publirédactionnel, se trouble. Tout ce qui est décrit pour l’instant n’est pas propre au journalisme rap, mais peut s’étendre à d’autres genres musicaux très facilement, ou même à la presse spécialisée en sport ou en jeux vidéos par exemple. Quels sont les enjeux spécifiques au monde du rap ?
« Pour nous, par nous » : C’est qui, nous ?
Le renouveau du journalisme rap, évoqué tout à l’heure, s’inscrit également dans une pensée autarcique que l’on pourrait résumer par le « Pour nous, par nous« , dicté par Booba lors de la création d’OKLM. À travers ceci, Booba constituait une autonomie du champ du rap. Rares sont les journalistes rap sur des médias spécialisés à être également critiques musicaux sur des médias généralistes. D’ailleurs, ils ne sont pas souvent issus d’écoles de journalisme. Avant de se définir comme journalistes musicaux, les rédacteurs et rédactrices des différents sites se définissent comme passionnés. Ils font d’abord partie du monde du rap avant d’être journalistes spécialisés. Une cohésion du monde du rap est pensée face à ses détracteurs (ainsi, lors de la bagarre Booba / Kaaris, la quasi-intégralité des spécialistes du rap refusèrent de se rendre sur les plateaux télé), cohésion qui a l’inconvénient de finir de troubler complètement la porosité entre le journalisme rap et les maisons de disque.
Une autre spécificité de ce nouveau journalisme rap, c’est sa relative jeunesse. La conséquence est double. Tout d’abord, elle peut nous aider à comprendre les difficultés de l’indépendance des médias dans le monde du rap. Les sites de rap les plus récents sont en effet en voie de stabilisation de leur modèle économique. S’ils se multiplient, le nombre d’entre eux qui rémunèrent leurs rédacteurs est nettement plus limité. Dès lors, pour les médias comme pour les pigistes, il est difficile de trouver un modèle économique sans collaborer avec les majors, ce modèle économique étant prédominant dans la presse musicale spécialisée depuis toujours. De même, bon nombre de journalistes rap collaboreront avec des labels pour arrondir leurs fins de mois, à l’image de Genono qui ne cache pas sa collaboration régulière avec REC 118 (ce qui n’est d’ailleurs pas un problème, les deux métiers étant bien distincts). Néanmoins, cette « excuse » de la jeunesse ne suffit pas à mettre sous le tapis la question de l’indépendance, alors qu’aujourd’hui nous sommes nombreux à parfois nous complaire, face au manque d’inspiration et aux diverses pressions – besoin financier d’écrire des piges, besoin stratégique d’entretenir de bonnes relations avec les labels -, dans une zone grise entre journalisme et promotion.
La seconde conséquence de la jeunesse de ce nouveau journalisme rap est positive. C’est justement que tout est encore possible. Alors que l’on a toutes les possibilités de ne pas tomber dans ce journalisme ambigu qui a tué une bonne partie de la presse musicale traditionnelle avant nous, et qui a décrédibilisé Skyrock, on se doit de penser quelque chose de nouveau, où les rapports de force avec l’industrie musicale ne sont pas les mêmes, et où la ligne éditoriale de notre site internet peut être aussi forte que la stratégie marketing de l’artiste avec qui elle rentre en collision.
Quels nouveaux rapports entre médias, lecteurs et majors ?
Il s’agit bien d’un rapport de force dont il faut avoir conscience : la collaboration entre médias et maisons de disque, essentielle pour produire un contenu intéressant comme pour faire connaître un artiste en développement, doit se faire dans cette pensée. La question de la temporalité des articles se pose : faut-il écrire sur un artiste et l’interviewer seulement en période de promo ? Le rythme marketing tout prêt des attachés de presse ne doit pas être le nôtre, même si parfois c’est également dans notre intérêt de coller à l’actualité. Il faut établir un rapport de force entre médias et rouleaux compresseurs promotionnels. C’est d’ailleurs dans ce sens que l’on insiste – depuis le début de l’article – sur les majors davantage que les labels indépendants.
Les majors sont une énorme puissance qui écrase tant économiquement qu’en termes d’influence au sein du monde du rap. En face, nos relations avec un label indépendant qui cherche à se faire connaître seront différentes : les dominants et les outsiders ne seront pas les mêmes. Ainsi, le hashtag repris par de nombreux médias et anonymes #FreeVRF lors de la polémique autour de l’album de Ninho et VraiRapFrançais reflète le type de rapport de force qui peut se mettre en place. Mais ce hashtag fait rentrer une troisième entité en jeu : les lecteurs qui sont sans doute la figure centrale de ces jeux de force. En effet, in fine, c’est pour eux que l’on fait tout ça.
Trop souvent oublié, le lecteur mérite dès lors d’être tenu au courant des conflits d’intérêts du monde du rap. Il/elle mérite la transparence. Dans son code déontologique (à lire ici), la Société des journalistes professionnels américaine (SPJ) précise que le journaliste doit « révéler les conflits [d’intérêt] inévitables« . Préciser le contexte de production de l’interview ou de l’article, notamment le rôle qu’a pu avoir la maison de disque dans les différents moments de sa rédaction (de l’envoi d’un mail à un droit de relecture sur une interview), est essentiel pour que le lecteur comprenne la cuisine interne des médias rap. Évidemment, on ne pose ici que des pistes (que l’on n’a pas encore mises à exécution), mais les jalons d’un nouveau journalisme rap, qui émerge depuis 2015, ne peuvent être posés que si l’on interroge le « Pour nous, par nous« , quitte à fissurer ce « nous« .
Se prémunir contre l’entre-soi.
Autrement, le « Pour nous, par nous » pourrait bien délivrer la vision d’un monde du rap où journalistes et maisons de disque collaborent ensembles de manière opaque et insatisfaisante, et où le copinage règne en maître. Ce fameux copinage peut mener à l’exclusion de certains artistes indépendants non-signés en maison de disque et n’étant pas en contact avec les cadors du « journalisme rap« . Mais ce conflit d’intérêt exclut aussi les lecteurs, auxquels l’on cache la fabrication des articles et des émissions, comme on le disait plus haut.
Il se s’agit pas de tomber dans un utopisme naïf où il serait impossible de gagner sa vie grâce au journalisme rap. Il ne s’agit pas non plus d‘être irrespectueux avec les attachés de presse, qui font souvent un métier loin d’être drôle. Il ne s’agit pas d’être un rabat-joie face à un rafraîchissement du journalisme rap. Au contraire, il s’agit de mettre en garde sur les risques que ce « nouveau journalisme » vieillisse prématurément et reproduise ce qui a donné sa réputation décriée à Skyrock et à Laurent Bouneau (et sa grand-mère) : une porosité entre industrie et médias, où quelques figures emblématiques font office de véritable vase communiquant entre les deux mondes. Quand on est journaliste, personne ne doit contrôler nos propos, que ce soit explicitement (comme lors de la fameuse affaire Jok’air), ou implicitement (comme dans beaucoup d’articles ou de contenus que nous créons dans le but de flatter les maisons de disques et les artistes). Après le « Pour nous, par nous« , peut-être faut-il penser la différence entre les médias et les maisons de disque, entre « nous« , et « eux« , pour penser un monde du rap uni sans être opaque, et une critique rap créative sans être dépendante d’enjeux industriels.
Pour appliquer mes critiques à moi-même, je précise ici que je suis pigiste sur VraiRapFrançais et rédacteur (bénévole) sur LeRapEnFrance, cette position ayant bien sûr un rôle dans le sens de mon article.