S’il y a bien une personne qui peut abolir la nuance, c’est l’artiste. Les plus grands se sacrifient à l’humeur, utilisent toutes les ressources du langage ou de l’image pour recréer des sensations, pour faire symbole, pour provoquer le débat. La mauvaise foi, la caricature, la pulsion, sont tolérées dans les arts et sont mêmes nécessaires. Le politicien ou le journaliste, eux, ont la nuance comme maîtresse car ils agissent dans le discours, dans l’argumentaire. Ils recomposent la nuance à partir des éclats bruts que sont les œuvres artistiques. Dans cette affaire Médine, on a comme l’impression que la nuance provient de l’artiste, et l’hystérie, la caricature et la mauvaise foi, du politicien. Qui ça étonne encore ?
Médine doit se produire au Bataclan en octobre, un concert qui déclenche la colère à droite et à l’extrême-droite principalement. On dénonce la profanation des symboles chez l’un, l’incitation au fondamentalisme islamique chez l’autre. Comme toujours dans ce genre d’affaire, on ressort les vieux épouvantails des placards pour légitimer son point de vue et discréditer l’artiste. En effet, le tollé provoqué par Don’t laïk en 2015 a laissé des traces et menace toujours de contaminer la promotion du rappeur et d’effriter une carrière jusque là solide. On réclame donc l’interdiction du Havrais à coup de pétitions, de grandes phrases et de tentatives d’hystérisation du débat public. Les élus, toujours maladroits et partiaux quand il s’agit de rap français, alimentent une polémique qui devient une fois de plus incontrôlable par les instruments de la raison et de la nuance, et c’est bien là le problème.
Qu’il soit écrivain, peintre ou rappeur, l’artiste est un chercheur de sensations. S’il s’attarde à retranscrire une sensation dans la bonne mesure, il lui ôte en même temps sa charge émotive. La sensation est à l’image d’un liquide pur et transparent ne demandant qu’à être dilué par l’encre noire qu’est le langage. La sensation est électrique, imprévisible, insécable et puissante alors que le langage morcelle, travestit, réorganise et ne peut être au mieux qu’un reflet convaincant de la sensation organique. Dans la première partie de sa carrière, Médine intellectualisait, rationalisait son propos, laissant moins de place à la sensation, au choc et à l’image. Les textes étaient saturés de références politiques ou religieuses, et l’écriture du rappeur se cherchait entre les formules de percussions et l’architecture complexe du discours nuancé. Médine a toujours été un artiste de la nuance, comme le montre le titre de l’album Jihad, dont le sous-titre est ces derniers temps passé sous silence par la bêtise ou la mauvaise foi des opposants : le plus grand combat est contre soi-même. Besoin de résolutions pour ne pas tomber dans un rap conscient monotone et ennuyeux, Médine change de peau et de plume : dans la seconde partie de sa carrière, depuis grosso-modo l’EP Démineur, il ne fait plus état d’une pensée complexe dégueulée sur des morceaux sans refrains de cinq minutes, mais crée de la pensée grâce à la collision des phrases chocs, provocatrices qui sont ensuite désamorcées par des couplets plus fluides et cadrés.
« J’fais pas de rap pour qu’on l’écoute, j’fais du rap pour qu’on le réécoute ». Médine – Grand Médine
Sauf que cette écriture à deux vitesses, entre le calme rationnel et la tempête irrationnelle, entre l’image et le discours, demande à l’auditeur un effort de recomposition de la nuance. La compréhension, la profondeur de la pensée du rappeur demande du recul, un recul que l’on n’a plus le temps de s’accorder dans le tourbillon de la polémique. Médine a toujours les mêmes convictions, dont on ne doute pas ici qu’elles soient louables. Seulement, ces convictions sont habillées différemment. Pour rester dans la métaphore du textile, disons que le discours est une tenue de ville classique, sans artifice, passe-partout, cohérente, et que l’image est une tenue plus excentrique, colorée, qui attire les regards et provoque les jugements instinctifs des passants-auditeurs. Il a choisi la force de l’image pour provoquer des réactions et susciter le débat, c’est à nous de nous montrer intelligent et de ne pas nous laisser embourber par les simplifications grossières et orientées que l’on peut lire depuis quelques jours sur Twitter ou dans les articles à charge.
Est-on aujourd’hui capables de faire notre taf d’auditeur et de recomposer la nuance ? Difficile à dire tant le débat que semble vouloir créer Médine vire à l’hystérie avant même de passer par l’élaboration des arguments. On lit ici et là des jugements à l’emporte-pièce, des condamnations et des incitations à l’incrimination du rappeur. Notre société vit dans l’indignation systématique. La polémique est violente, rapide, défouraille tout sur son passage – la raison en première ligne – et termine sa comédie pour un temps avant de reprendre ses caprices sur un autre sujet une semaine plus tard. L’hystérie collective remplace le débat public, la bataille juridique remplace la bataille des idées.
Dans le cas de cette affaire Médine, aucun débat de fond n’est approché et c’est bien dommage : il y a chez ce rappeur la profondeur et le répondant nécessaire afin de rassembler, de fédérer autour des plaies. Ce concert au Bataclan, s’il devait se tenir, serait d’ailleurs un symbole fort d’une société qui comprend la nuance, qui progresse et ne tire pas les yeux bandés sur tout ce qui réveille un peu ses mauvais démons.
Hystériser le débat : une stratégie politique dangereuse
Mettons-nous à la place de ces élus, peu importe leurs partis, vous les connaissez aussi bien que moi. Il faut faire parler, il faut être présent dans le simulacre du débat public, montrer sa force. Pour exister, il faut faire du bruit. Et pour faire du bruit, la tentation du raccourci, de la caricature et des grosses ficelles est forte. Médine, personnage complexe, artiste subtil avec une grosse demi-douzaine d’albums à son actif est ainsi réduit à sa confession religieuse et son image « provocante ». L’étiquette du grand gaillard barbu aux gros sourcils est une étiquette de qualité supérieure : elle colle plus vite, mieux et pour plus longtemps. Il est plus facile d’hystériser le débat à partir de là. Ces destructeurs du tissu social cassent aussi la nuance pour permettre de rendre le pseudo-débat émotionnel, et donc irrationnel. Avec cette stratégie, les arguments n’ont plus aucun effet, l’affect agit comme un rideau de fer, la discussion est impossible. Le clivage communautaire s’accroît, le feu est alimenté. Qui plus est, dans le cadre du terrorisme qui a traumatisé tout un pays, l’émotionnel ne fait pas dans la dentelle. Deux avocats de victimes des attentats du 13 novembre se sont d’ailleurs élevés contre la venue de Médine au Bataclan. On instrumentalise la mémoire des victimes, on saute pieds joints dans un bourbier de confusion intellectuelle et on somme la justice de trancher. Les élus grattent les miettes tombées de la table de Daesh, et ne nous privent malgré tout jamais de leurs leçons d’éthique et de vivre ensemble. A nous de nous informer, de diversifier nos sources, de reconquérir la nuance, et cette polémique n’aura pas servi à rien…