Ärsenik… Par où commencer ? Dans le rap-jeu depuis 1992, ce n’est pourtant qu’en 1998 (le 23 novembre, jour béni !) que les deux frères originaires du Congo l’ont définitivement bouleversé, avec un premier album sacré double Disque d’or l’année suivante et encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands classiques du rap français : Quelques gouttes suffisent. Quelques gouttes de quoi ? De poison, d’encre : c’est après tout la même chose chez les deux reufs de Villiers-le-Bel. A quoi suffisent-elles ? A faire bouger des têtes, à retourner cerveaux et oreilles : à changer votre vision du rap. Celui qui dira que j’exagère n’a pas la pleine conscience du contexte rapologique de l’année 1998. Ce ne sont en effet ni les prods incroyables de Djimi Finger qui empestent la East Coast de la première moitié des années 90, ni la voix caractéristique ou le street charisme des frères crocos qui ont conféré son statut à cet album : ce sont bel et bien le flow et la plume hors du commun de Calbo et Lino qui l’ont inscrit dans la légende, à grands coups de verbe tranchant et de scansion balistique.
Flashback – nous sommes en 98 : le peso colombien se voit progressivement dévalué, la France remporte la coupe du monde de football, Armageddon de Michael Bay traumatise toute une génération éduquée par Die Hard, et cela fait désormais sept ans qu’est sorti le premier album grand public de rap français (Qui sème le vent récolte le tempo de MC Solaar). Lentement mais sûrement, la rime traditionnelle perd peu à peu son hégémonie pour laisser place à des procédés plus techniques, comme l’assonance et l’allitération – qui aboutiront à la fameuse multi-syllabique : bref, la poétique des MCs se complexifie, notamment grâce à des gars qui bouleverseront radicalement les codes d’écriture du rap français, comme Fabe, Busta Flex ou encore l’écurie Time Bomb. Et là, le choc : sort un album de 16 tracks, toutes – et je dis bien toutes – plus travaillées, plus techniques les unes que les autres. Le texte claque sec, le flow mange des morts, la langue est poussée dans ses derniers retranchements. A bas le sens clair et donné, place à l’enchaînement des voyelles, à l’explosion des consonnes, à l’écoulement des syllabes. Tch-tch. Ärsenik, aux côtés de leurs compères de Lunatic et de quelques autres, fut sans aucun doute l’un des groupes les plus importants et l’une des influences les plus décisives dans le processus de transition esthétique qu’a connu le rap français entre la fin des années 90 et le début du troisième millénaire.
Premier single et première track de l’album (si on ne compte pas l’intro), et même la dernière avec l’excellent Remix K.O. Technique, Boxe avec les mots en est sûrement le morceau le plus célèbre ; hell, c’est tout simplement le rap le plus connu des frères Lacoste. Produit par Djimi Finger et élaboré à partir d’un sample de Jean-Sébastien Bach (Quia Respexit Humilitatem, merci WhoSampled), Boxe avec les mots, son instru et son texte, ont été repris et samplés de très nombreuses fois par la suite. Citons pêle-mêle les reprises de K.ommando Toxik, de Sofiane et Dosseh, et la toute récente de Hayce Lemsi. En ce qui concerne la réutilisation de samples, les exemples sont tout aussi nombreux : les tracks Embarquement (Intro) de DJ Poska, Marqué au fer (bleu, blanc,) rouge de Scylla ou encore Vrai Peura de Kery James montrent l’importance du morceau dans l’histoire du rap, mais surtout son influence auprès de ceux qui le pratiquent.
Titre
Pour reprendre une vieille méthode scolaire, certes traumatisante mais néanmoins efficace, commençons par un bref examen des vocables principaux du titre : « Boxe » et « mots ». Le second inscrit d’emblée le morceau dans une perspective poétique ; par son association avec la préposition « avec » qui sert ici à indiquer un moyen, il suggère que le discours se concentrera justement sur ses propres moyens de transmission : les mots, qui constituent dès lors une fin en soi. Le morceau ne sera pas consacré à un quelconque sens ou message, mais bien au jeu, de sens et de sons, sur les mots – quoiqu’en réalité, Calbo et Lino n’ont aucune intention de jouer avec eux : ce qu’ils veulent, c’est les boxer. Notons cependant que le titre suggère un double sens, puisqu’il peut aussi signifier qu’ils boxent en utilisant les mots.
Si l’on est aujourd’hui accoutumé à entendre Lino comparer sa pratique du rap à celle du sexe (vous ne me croyez pas ? « Les meilleurs partent en premier, sauf quand il est question d’sexe », Wolfgang ; « Obsédé textuel, j’crache dans la soupe j’donne tout », Suicide commercial), ses intentions de l’époque étaient moins… sensuelles. Ce verbe, boxer, en dit très long sur la vision du rap des deux frères. Elle est éminemment agonistique : pour Calbo et Lino, la pratique du rap semble s’assimiler à une lutte, un combat, un clash. Un affrontement pour malmener les mots, pour les pousser dans leurs dernières limites ; ou, selon le sens que l’on accorde au titre, un combat où les mots mêmes sont une arme, une joute oratoire où la violence est uniquement verbale, un clash : dans tous les cas, il s’agit d’une lutte que nos deux frangins comptent bien remporter – ils comptent bien démontrer leur supériorité. Boxe avec les mots : ce titre d’un morceau d’Ärsenik pourrait tout aussi bien être celui du genre de l’egotrip.
Caractéristiques génériques
Pour appuyer cette affirmation, il n’est pas inutile de rappeler que si le titre est effectivement construit sur le mode de l’impératif, chacune de ses occurrences dans le morceau est systématiquement accompagnée de la première personne : « Je boxe avec les mots ». Il en va de même pour le texte, largement écrit à la première personne. On pourrait encore répondre que l’affirmation de sa subjectivité est un trait assez récurrent de l’esthétique du rap ; c’est vrai, mais quand l’expression de son ego s’allie à la démonstration de sa virtuosité, c’est précisément et uniquement dans ce cas qu’on peut incontestablement parler d’egotrip, ces deux derniers aspects constituant l’essence même du genre. Plus que cela, il s’agit de deux pôles définissant une infinité de nuances dans lesquelles s’inscrivent tous les raps egotrip.
Si Boxe avec les mots semble plus relever de la démonstration technique que de l’expression du je, il ne faut pas oublier que ces deux traits se compénètrent le plus souvent : affirmer sa supériorité c’est bien beau, mais encore faut-il la prouver par sa plume et son flow ; et à l’inverse, le rappeur qui voudra se consacrer au travail technique trouvera régulièrement plus de facilité à parler de lui et à la ramener (« mon flow fait swinguer la foule ») plutôt que d’adopter un thème précis, resserré, qui ne permettrait pas le déploiement total et aisé de ses capacités – #Vald #KDoubleRotor (qui dit dans une interview : « J’écris comme si je clashais en permanence ») et bien d’autres. Je pense que ce paradigme permet de mieux envisager la différence entre des gars comme Seth Guex et AlKpote par exemple, qui sont pourtant liés par pas mal de points communs et une harmonie musicale certaine, celle-là même qui rend extrêmement lourdes toutes les tracks sur lesquelles ils ont le bon goût d’unir leurs talents (okay, peut-être pas J’y arriverai).
En ce qui concerne notre morceau, il semble clair qu’il relève plutôt du second cas : l’amour que portent les frères crocodiles à la technique, leur penchant pour la multiplication, la complexité de la rime et des effets sonores sont de notoriété publique, et l’expression de l’ego n’est ici rien d’autre qu’un prétexte à l’étalage de leur savoir-faire poétique. Un amateur de boxe ne cherche pas de sens au match auquel il assiste ; un amateur de rap n’assiste pas à un clash pour écouter du conscient : ils sont là pour la beauté du geste, physique ou verbal, et pour apprécier la technique des belligérants.
L’arsenic, communément reconnu comme « poison des rois et roi des poisons », et la boxe comme « noble art » par excellence. Pas de la bagarre donc, mais de la haute couture assassine que cette boxe des mots.
Mathis Cornet, dans sa thèse Macadam exquis – Le rap français, pouvoir et jouissance de l’écriture.
C’est donc dans cette perspective qu’il conviendra d’analyser Boxe avec les mots (et plus généralement tous les morceaux relevant de l’egotrip) – cela n’induisant pas que le texte ne veut rien dire et n’empêchant ainsi en rien l’analyse des jeux de sens ou de l’esthétique du morceau ; seulement, Calbo et Lino y donnant clairement la priorité au signifiant sur le signifié, l’analyse devra se déployer selon cette primauté et toujours relativiser le sens du discours ; agir autrement ne serait pas pertinent voire carrément absurde, et j’aime à éviter le non-sens comme un virus. Tch-tch.
Structure
Crachons d’abord du chiffre pur : 3 couplets, un refrain de 4 mesures répété 7 fois au cours du morceau et 56 mesures uniques, 79 en tout sans compter la répétition finale du syntagme « Boxe avec les mots », après les quatre dernières occurrences du refrain. Le morceau est donc un peu plus long que la moyenne, et cela n’est pas dû à la longueur des couplets, mais bien aux multiples répétitions du refrain : une fois dès l’ouverture du morceau, deux fois après le deuxième couplet et quatre fois après le troisième (notons qu’à sa première occurrence, la mesure samplée « Si le rap part en couille, je lui prête mes boules » n’apparaît pas, malgré ce qu’indique RapGenius). Le refrain est donc au centre du texte, et s’explique alors la place qu’il accorde à l’expression « Je boxe avec les mots », tellement répétée qu’elle ne peut que finir par persuader l’auditeur. Il s’agit surtout d’un rappel constant de la nature de ce que ce dernier est en train d’écouter : une lutte verbale prétexte à une démonstration de talent.
On peut aussi noter un trait certes anecdotique car difficilement analysable, mais suffisamment rare chez Ärsenik pour être simplement apprécié : la relative régularité numérique des couplets. C’est certes idiot, mais venant de Lino, qui je le rappelle dit la chose suivante dans P***** de poésie : « j’ai trop de choses à cracher donc je baise le format en 16 », on peut légitimement s’étonner que le seul couplet qui n’adopte pas les canoniques 16 mesures soit le premier, de 20 mesures et interprété par Calbo. Les deuxième et troisième couplets font en effet 16 mesures, et sont tous deux rappés par Lino, à l’exception d’une mesure et demie de Calbo, qui prend brièvement le relais à deux reprises dans le troisième couplet. Cette structure en trois couplets et un refrain est somme toute très classique, et ne témoigne ainsi d’aucune intention particulière, ce qui constitue finalement peut-être une intention en soi liée au genre de l’egotrip : le seul objectif recherché ici, c’est le déploiement de son habileté technique, et le format traditionnel « 3 couplets + 1 refrain » y est parfaitement adapté.
La seule variation notable de cette structure, c’est bien la réitération forcenée du refrain, que j’ai déjà commentée. Sans plus d’introduction, je vous propose donc de nous lancer dans le corps du texte, en commençant par la première occurrence du refrain qui fait office d’intro.
Refrain : première occurrence
Je boxe avec les mots, je boxe avec les mots (mesure 1)
Débite mes vers sur le beat, le poison coule à flots (mesure 2)
Il coule à flots, mon flow fait swinguer la foule (mesure 3)
Pour les raisons développées plus haut, ces trois mesures sont au cœur de la structure et du thème du texte : une longue analyse sémantique est donc nécessaire, car susceptible de nous offrir les clés qui nous permettront de pleinement comprendre les couplets, de la même manière que la mesure d’ouverture « Fuck la terre, si je meurs voici mon testament » éclaire tout le reste de Solaar pleure. Le choix de placer ce refrain au commencement du morceau prend dès lors tout son sens. Mais il n’y a paradoxalement pas grand-chose à ajouter sur le premier vers, si ce n’est la répétition du groupe de mots « Je boxe avec les mots », qui appuie encore l’idée d’insistance et de rappel que j’ai précédemment émise. Pourtant, un détail retiendra l’attention des amateurs de poésie : cette première mesure est un alexandrin dans sa forme la plus pure, c’est-à-dire composé de deux hémistiches égaux puisqu’identiques, et divisé par une césure parfaitement marquée. Ce trait est très éloquent, d’abord parce qu’il suggère la survivance plus ou moins inconsciente de formes poétiques traditionnelles dans le rap français, mais aussi et surtout parce qu’il démontre que la métrique syllabique n’est pas qu’une nomenclature désuète à vocation uniquement littéraire : elle crée indéniablement de la musicalité, du rythme, et est à ce titre parfaitement susceptible d’être mobilisée dans le cadre du rap (les exemples sont nombreux, je n’en donnerai qu’un : Rap sauvage de Tandem).
Ce sont cependant bien les deux mesures suivantes qui peuvent nous apporter un nouvel éclairage sur le texte – ce sont aussi elles qui lancent véritablement les hostilités techniques. Notons d’abord que le double sens du titre trouve peut-être une réponse ici : « je boxe avec les mots, / Débite mes vers sur le beat ». Il est assez légitime de supposer que les vers sont faits de mots ; et puisque Calbo les débite, il ne les confronte pas, mais les utilise. L’expression « boxe avec les mots » semble donc bien renvoyer à l’action de combattre à l’aide de la langue, ce qui n’est pas dénué de sens dans une perspective de clash.
La deuxième mesure est très intéressante car exprime deux fois le même geste, mais dans des formes différentes pour chacune de ses moitiés, ou hémistiches. Les expressions « Débite mes vers sur le beat » et « le poison coule à flots » désignent en effet toutes deux l’acte de rapper : les vers s’assimilent alors à du poison (quelques gouttes suffisent…), et l’action de les débiter devient couler à flots. Plus encore, l’action de rapper exprimée par ces deux formules est la cause d’un processus dont le vers 3 présente la conséquence : « mon flow fait swinguer la foule ». Mais c’est ici le flow qui est à l’origine des mouvements du public, et il se confond dès lors avec les expressions précédentes. Il ne s’agit donc ni plus ni moins que de sa définition selon Ärsenik : le flow, c’est l’acte de débiter ses vers sur le beat, c’est un poison qui coule à flots – et ce n’est donc pas l’encre seulement qui est désignée par le syntagme « quelques gouttes suffisent ».
Au vu des implications de cette hypothèse, vous auriez, chers lecteurs rapomanes, parfaitement raison d’être dubitatifs ; c’est pourquoi j’ai pris soin de préparer d’autres preuves, textuelles et historiques, de ce que j’avance. En effet, l’anadiplose qui porte sur le groupe verbal « coule à flots », répété à la fin de la mesure 2 et au début de la 3, les lie syntaxiquement et s’accompagne surtout d’une homophonie entre « flots » et « flow » qui tend au rapprochement de leurs groupes respectifs. Mais les conséquences de cette homophonie ne s’arrêtent pas là et, croyez-le ou non, nécessitent un bref retour sur l’histoire du concept même de flow pour être pleinement appréhendées. Dans tous les cas, les amateurs de rap que vous êtes probablement seront sans doute curieux de connaître l’origine de ce que nous appelons le flow.
D’abord verbe transformé en nom dans le lexique hip hop américain, puis importé tel quel de l’anglais vers le français, to flow signifie littéralement « couler », en parlant du flux d’un liquide, et « monter », pour qualifier le mouvement ascendant d’un objet porté par la marée. Selon le pionnier du rap américain Kool Moe Dee (et bien d’autres), c’est le rappeur Rakim qui, dans son premier album Paid In Full, a pour la première fois usé de ce verbe pour caractériser l’oralité rap (il n’était alors pas encore substantivé), notamment dans le morceau My Melody : « And if I was water, I’d flow in the Nile ». Consciemment ou non, les MCs d’Ärsenik renvoient par cette homophonie entre « flots » et « flow » à une conception séminale de ce dernier : pour eux comme pour The God MC, il s’agit de la manière dont coule la parole. Osons une dernière anecdote justificative : le mot « rythme » provient du grec ancien rhuthmos, lui-même composé du verbe rhéo qui signifie « couler » et du suffixe – thmós qui indique le dynamisme.
Enfin, tous ces points sont appuyés par la rime : les allitérations de ce refrain sont terriblement efficaces parce qu’elles parviennent au symbolisme phonétique, en transmettant des connotations sémantiques par leurs sonorités. On notera ainsi celles en [b] et [t] (« boxe », « Débite », « beat ») qui accentuent la violence et l’impact des verbes boxer et débiter, et les autres en [f] et [l] (« coule à flots », « flow », « la foule »), des consonnes beaucoup plus fluides et légères qui exprime parfaitement l’idée d’écoulement transmise par le sens des mots. Un refrain classique, sans l’ombre d’un doute.
Si l’expression « Je boxe avec les mots » annonce une joute purement poétique, le syntagme « mon flow fait swinguer la foule » rappelle que c’est bien de rap dont il s’agit : la démonstration de virtuosité promise dès l’intro ne sera donc pas d’ordre uniquement textuel, mais aussi oral. L’ärsenik est un poison subtil, il attaque certes comme une boxe (« Poison et boxe, une même chorégraphie foudroyante » – Mathis Cornet), mais sait varier les lieux de ses morsures : il se répand à la fois par les « vers » et par le « flow » – par l’encre oui, mais par la parole aussi… Tch-tch.
Très très belle analyse.
[…] du signifiant sur le signifié, de la rime et du flow sur le sens (on vous invite à consulter cet article pour approfondir ce sujet). Là est la base primordiale de son rap absurde ; nous en avons vu […]
Vraiment bien écrit cet article ! Très plaisant à lire !