L'exégèse rapologique

L’Exégèse rapologique #3 – Boxe avec les mots d’Ärsenik

Premier couplet (Calbo)

Tu danses sur l’ère de la lame, le chant des fusils, (mesure 4)
L’air est malsain, c’est une époque à damner un saint ; comme un Uzi (mesure 5)
Crache la mort, j’accuse, arrache la muselière cash (mesure 6)

J’aimerais commencer par pousser un cri du cœur. Si nous sommes tous à peu près d’accord pour dire que « Lino [est] le chef de file des MC injustement mésestimés » comme on peut le lire sur la description Genius de Boxe avec les mots, que penser de Calbo ? C’est leur roi incontesté ! Hell l’homme n’a rien à envier à son reuf si ce n’est sa voix, et il n’a même pas droit à une pauvre page Wiki. TOUS POUR CALBO ! J’te kiffe gros.

Voilà, c’est dit. En toute quiétude, je peux maintenant m’atteler à fournir des preuves de la monstruosité lyricale du bonhomme. Le premier aspect frappant de la mesure 4, c’est l’association qu’elle opère entre les armes et les arts, entre la violence et la beauté, renvoyant en cela à la conception agonistique du rap des frères Lacoste, et qu’on retrouve toujours aujourd’hui dans la récente production de Lino (« Macadam philo’, Beretta Franklin / Mon arme chante et j’marche seul comme dit l’autre » – Wolfgang). Une danse sur une lame, un fusil qui chante : ce premier vers annonce très nettement l’esthétique de la violence qui va traverser Boxe avec les mots. Mais celle-ci ne serait finalement que le reflet du zeitgeist, de l’esprit de notre temps, propice à l’agressivité (« l’ère de la lame »), à la souillure (« l’air est malsain ») et à la contradiction (« époque à damner un saint »). Une description peu reluisante soutenue par des rimes assez classiques mais néanmoins riches, entre « l’ère » et « L’air », « malsain » et « saint », et de légères récurrences phonétiques sur « lame », « malsain » et « damner ».

Les deux premières mesures sont déjà très denses : et c’est sans compter sur la rime principale entre « fusils » et « Uzi », qui peut au premier abord sembler redondante, mais précise les aspects du lien établi entre rap et violence, tout en montrant un contre-rejet sur le syntagme « comme un Uzi / Crache la mort » qui se traduit à l’oral par une pure démonstration de flow. Calbo parle d’accuser, d’arracher la muselière, refusant ainsi toute limite qu’on pourrait imposer à son art, dont il veut user comme d’une arme. A vrai dire, l’arme est bien le rappeur lui-même, c’est bien lui qui est comparé à un Uzi, comme on peut le déduire de la première personne qu’affiche le groupe « j’accuse ». Et quelles munitions pour l’arme-rappeur ? Eh bien il « crache la mort », a.k.a les mots, qui constituent autant de balles à destination de ses adversaires. Là encore, le schéma de rimes soutient le propos : les mots « Crache », « arrache » et « cash » (et dans une moindre mesure « j’accuse ») non seulement riment, mais sont aussi liés par assonance sur les phonèmes [r] et [c], des sons par natures cassants, stridents et propres à exprimer l’agressivité. Équitablement répartis dans ce sixième vers, même leur disposition évoque le rythme fulgurant et régulier d’un Uzi.

J’mâche plus mes mots, je lâche des bombes à chaque fois, sache (mesure 7)
Que l’heure H est proche, tâche d’avertir tes proches avant le clash (mesure 8)
Pe-ra sanglant, rimes taillées dans la roche, j’attache (mesure 9)
De l’importance au sens dans mes textes, ose causer (mesure 10)
D’misère en prose puis exploser pour la bonne cause (mesure 11)

Les mesures 7, 8 et 9 poursuivent le thème amorcé par les précédentes, à savoir celui de la revendication de la liberté (« J’mâche plus mes mots ») et de la force du discours (« je lâche des bombes à chaque fois »), sur un lexique qui se veut de plus en plus sombre : « l’heure H », « avertir tes proches avant le clash », « sanglant ». D’ailleurs, la mention du « clash » appuie encore l’idée d’une confrontation d’ordre rapologique, et non pas littéralement physique. C’est le « pe-ra » du MC qui est sanglant, pas son poing, comme le montre la densité technique dont il fait preuve dans ces mesures. L’effet le plus important qu’on peut y observer est une rime en – ache, laquelle, dans la continuité des vers précédents, procède d’une cadence à tous égards balistique, soutenue par des contre-rejets aux vers 7 et 9 mettant les rimes concernées en valeur : « mâche », « lâche », « sache », « », « tâche », « clash », « attache » (et dans une moindre mesure « chaque »). On notera aussi une élégante allitération en [m] sur « J’mâche plus mes mots », une rime interne entre « est proche », « tes proches » et « roche », ainsi qu’un effet de paronymie équivoquée, moins remarquable mais plus virtuose, liant « heure H » et « Pe-ra ». La plume est aiguisée, le verbe acéré, la technique affûtée ; bref, comme le signifie la neuvième mesure, les rimes sont taillées dans la roche.

Mais pas uniquement ; car comme il le souligne à la mesure suivante, Calbo « attache / De l’importance au sens dans [ses] textes », suggérant bien qu’egotrip et clash, bien que centrés sur la forme, n’en sont pas moins exigeants sur le fond. Par ailleurs, « causer / D’misère en prose » et « exploser pour la bonne cause », les objectifs présentés par le MC de Villiers-le-Bel, présentent un parallélisme intéressant, dans la mesure où « causer […] en prose » et « exploser » semblent se confondre, là encore démontrant que chez Ärsenik, l’acte de rap est acte de déchaînement, d’impétuosité poétique, orale et musicale. Et une fois de plus (ce n’est désormais plus une coïncidence), les dispositifs sonores soutiennent la sensation de fougue émise par ces vers, par l’usage d’un flot de rimes qui ne veut pas s’arrêter, dans le même esprit que ce qu’on a pu voir précédemment : d’abord une multi-syllabique consécutive avec « importance au sens », mais aussi et surtout des rimes et autres récurrences phonétiques sur « ose causer », « prose », « exploser » et « cause ».

La paix gît sous une bâche, à qui profite la guerre ? (mesure 12)
La PJ censure un rap moins violent qu’Schwarzenegger (mesure 13)
Entache mon business, puis cache la vérité (mesure 14)
Les coups sont mérités, c’est l’hôpital qui s’fout d’la charité (mesure 15)

La mesure 12 s’inscrit dans la continuité du précédent, qui s’achevait sur la mention de la « bonne cause » ; il nous parle en effet de « paix » et de « guerre », mais s’en retourne vite à des problématiques plus propres au rap : « La PJ censure un rap moins violent qu’Schwarzenegger ». Or comme j’ai essayé de le montrer à plusieurs reprises, Boxe avec les mots relève d’une forte esthétique de la violence ; dire cela, c’est donc suggérer que la violence symbolique, celle du rap, est moins dommageable que la violence réelle et physique, incarnée par l’image de l’acteur Arnold Schwarzenegger. C’est aussi mettre la « PJ » (la police judiciaire) et plus généralement toutes les institutions détentrices de la bonne morale face à leur propre absurdité, qui les pousse à voir plus de danger en des mots proférés dans un but artistique qu’en des actes agressifs autrement plus condamnables.

Les effets sonores soutiennent cette idée en créant des associations éloquentes entre « guerre » et « Schwarzenegger », et « La paix gît sous une » et « La PJ censure ». Fait intéressant et qui achève de montrer la valeur symbolique de l’acteur vis-à-vis du penchant populaire pour la violence, dans une vieille interview accordée au Los Angeles Time, Ice-T use de la même comparaison dans le même but – relativiser la brutalité de son art, en l’occurrence de son morceau Cop Killer (tueur de flic) : « Arnold Schwarzenegger fait exploser des douzaines de flics dans son rôle de Terminator. Mais je n’entends personne s’en plaindre. C’est comme s’ils voulaient faire taire les rappeurs ».

Notons par ailleurs le vocable « bâche », qui lie phonétiquement la mesure 9, qui signait la fin d’une longue rime en – ache, à la 14 qui la reprend, avec « Entache » et « cache ». Les vers 14 et 15 poursuivent d’ailleurs la critique de la censure incarnée par la « PJ », qui est présentée comme un organisme manipulateur (« Entache mon business ») et menteur (« cache la verité »), qui fait preuve d’une animosité contraire aux valeurs qu’elle est censée défendre (« Les coups sont mérités, c’est l’hôpital qui s’fout d’la charité »). Le tout soutenu par de classiques rimes riches, mais peut aussi être noté un effet assez discret de récurrence phonétique sur les groupes « cache la rité » et « la charité ».

J’ai hérité d’la violence, ça afflue sur mes compositions (mesure 16)
Qui prétend faire du rap sans prendre position ? (mesure 17)
Faire opposition ça m’connaît, moi j’veux cogner en m’faisant d’la monnaie (mesure 18)
Donner puis recevoir, au bonheur m’abonner (mesure 19)

Dans un souci de pertinence et de clarté, je présumerai que Calbo use ici du verbe « afflue » pour signifier « influe » – le sens étant sinon obscur, voire carrément boiteux. Bref, ce vers 16 résume à lui seul tout ce que j’ai pu dire sur la conception du rap des frères crocos : « J’ai hérité d’la violence, ça [in]flue sur mes compositions ». On comprend ici que l’agressivité des textes d’Ärsenik ne se veut être que le reflet de leur environnement – c’est autour du verbe hériter que se cristallise cette idée. En effet, ce dernier sous-entend non seulement que cette violence est subie (faisant ainsi des deux reufs des sujets soumis autant que les autres aux aléas du zeitgeist), mais aussi qu’elle est transmissible. Cette nuance est essentielle, car elle fait des deux MCs des relais : non pas les créateurs de la violence, mais ses catalyseurs, qui la canalisent dans le verbe. Dans l’écrit plus précisément, car comme le suggère l’usage du vocable « compositions », qui désigne une production scripturale (qu’il s’agisse d’ailleurs de musique ou de littérature) par opposition à l’interprétation orale, cette violence s’épanouit d’abord sur le papier.

Ainsi, il semble bien que Lino et Calbo boxent avec les mots non pas par choix, mais parce que c’est tout ce qu’ils savent faire d’eux – c’est leur environnement qui leur a appris et légué cette impétueuse vision du rap, et plus largement du langage. D’où l’impossibilité de « faire du rap sans prendre position » : cette violence héritée constitue par essence une opinion, une attitude, une influence décisive et déterminante. Cette mesure n’affirme donc pas la nécessité de l’engagement de l’artiste en faisant du rap le valet d’opinions politiques ou sociales, mais dit plutôt que l’acte de rap témoigne par sa nature même d’une vision particulière du monde : rapper, c’est prendre position. D’où cette question rhétorique, qui ne contredit pas ce que j’ai pu dire en introduction sur le genre de l’egotrip, mais précise ses modalités en montrant d’une part qu’il n’est pas tenu de faire œuvre de bêtise et est parfaitement capable de véhiculer des idées complexes, et d’autre part que le rap n’est jamais entièrement égocentré puisqu’influencé à la racine par l’environnement du MC qui le pratique.

Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si ces deux vers ne montrent pas la virtuosité technique habituellement si caractéristique d’Ärsenik et du genre de l’egotrip (seulement une rime finale, en « – position ») : pour le dire grossièrement, il semble qu’au moment où il privilégie le fond de son discours, Calbo délaisse quelque peu sa forme, passant ainsi imperceptiblement et très brièvement d’une esthétique de la performance à l’émission d’un message « conscient ». Mais on retourne à l’enchaînement des effets phonétiques dès les mesures suivantes, les 18 et 19 : elles commencent par se lier aux précédentes avec « opposition », puis amorcent l’usage d’un nouveau dispositif qui va les traverser de long en large : « ça m’connaît », « cogner », « la monnaie », « Donner », « au bonheur », « mabonner ». La paronomase est maîtrisée de bout en bout et témoigne d’une véritable intelligence des sons. En effet, si le cœur de de la rime est le duo de phonèmes [on] (prononcer « aune »), elle est accompagnée d’une multitude d’autres sons au fur et à mesure de sa progression, en l’occurrence les voyelles [a] et [è], ainsi que les consonnes [m], [c] et [b]. Le tout confère à ces vers un rythme vif et fluide dont les temps forts correspondent aux mots rimants, qui se voient alors largement mis en relief par rapport aux autres.

« moi j’veux cogner en m’faisant d’la monnaie » : en suivant le paradigme reposant sur l’association entre arme et art, boxe et rap, on comprend qu’ici « cogner » est synonyme de rapper, comme l’a très bien vu l’annotateur Genius Beyonder. Mais la perspective y est plus qu’agonistique, nous ne sommes plus dans un simple combat verbal : il s’agit de faire opposition. Avec ces deux vers, Calbo exprime son désir d’user de son art pour obtenir justice sociale (« Faire opposition », « Donner ») et réussite personnelle (« en m’faisant d’la monnaie », « recevoir, au bonheur m’abonner »), le tout cristallisé dans l’hémistiche « Donner puis recevoir ». Ce réalisme cru mais sincère est assez typique de la scène rap parisienne de la fin des années 90 et du début du siècle suivant, où aux idéaux sociaux se mêlaient bien souvent des velléités d’opulence (une raison de plus d’ailleurs pour voir en cette époque un moment-clé de l’évolution esthétique de notre bon rap français).

Je boxe avec les mots (mesure 20)
Je vis au Six’ Chau’, couché sur le dos, à mordre les barreaux (mesure 21)
Les formules et autres politesses, nous on s’en fout (mesure 22)
(Si tu kiffes pas, renoi, t’écoutes pas et puis c’est tout) (mesure 23)

On constate qu’à l’hypothétique espoir d’une société meilleure et d’une richesse méritée succède vite une préoccupation plus immédiate : « Je boxe avec les mots ». En réalité, la répétition de ce syntagme au vers 20 fait office de transition entre deux paires de mesures : les 18 et 19 d’une part, les 21 et 22 d’autre part. Cette idée est appuyée par équivalence sonore, puisque le phonème [o] est au centre de ces cinq vers (« mots », « au », « Chau‘ », « dos », « barreaux »), ainsi que par une sorte de break dans l’interprétation orale qui place clairement en exergue les mesures à la suite de la 19. D’emblée, un rapport de causalité assez implicite s’établit entre les expressions « au bonheur m’abonner », « Je boxe avec les mots », et « Je vis au Six’ Chau’ ».

Qu’il s’agisse de ses projets futurs (vers 18 et 19) ou de la réalité présente (vers 21), il semble que le destin de Calbo gravite autour de cette boxe (vers 20) – autour du rap, qui est raison et conséquence, origine et fin tout à la fois. Ici, l’acte de rap se suffit à lui-même car trouve sa fin en lui-même ; et avant de tacler mentalement cette thèse, rappelez-vous des considérations établies en introduction sur le genre de l’egotrip, ainsi que du titre du morceau lui-même, qui est aussi sa première et dernière mesure, celle qui figure à chaque refrain, celle qui est la plus inlassablement répétée tout au long du morceau : « [Je] boxe avec les mots » – et pourquoi évoquer sans cesse la nature de ce qu’on est train de faire, sinon pour signifier l’importance et la valeur qu’on lui accorde ?

En espérant vous avoir convaincu (ce sera sinon pour plus tard), je vous propose d’achever l’analyse du premier couplet, avec les mesures 21 à 23 : « Je vis au Six’ Chau’, couché sur le dos, à mordre les barreaux ». Le symbolisme est très net : le Six’ Chau’ (le surnom du quartier la Cerisaie à VLB), le ter-ter d’origine des frangins d’Ärsenik, est ici tout bonnement transformé en une prison, idée suggérée dans l’expression « couché sur le dos », mais explicitement exprimée dans celle « à mordre les barreaux ». La cité, le quartier, la banlieue ou plutôt, disons-le, la rue dans tout ce qu’elle implique idéologiquement, devient en un vers et de manière assez paradoxale un espace carcéral, dans la mesure où ceux qui la fréquentent sont condamnés.

« Les formules et autres politesses, nous on s’en fout » : ce sont bien les mots d’hommes qui n’ont rien à perdre, qui n’ont pas de futur et qui par conséquent ne se soucient plus des conventions humaines – comme le dirait Dieudonné, artiste certes controversé mais dont le sens du verbe est indéniable, « c’est vrai que quand t’as pris perpétuité, t’es un peu moins pointilleux sur les formules de politesse ». La vie en banlieue équivaut alors symboliquement à une sentence à vie, presque irrévocable, et le quartier se métamorphose ironiquement en une étendue close et fixe, donc déterminée. Les frères du 95 ont toujours dégagé une vision très sombre de la street (cf. La rue t’observe dans le même album, un bijou) : mais rarement le pessimisme et le fatalisme ärsenikiens (si Kafka y a droit, eux aussi – cela va de soi) auront été aussi forts que dans ces dernières mesures du couplet de Calbo.

Celui-ci s’achève enfin sur le sample d’une mesure fameuse du rap français, prononcée par Booba dans Le crime paie de Lunatic : « Si tu kiffes pas, renoi, t’écoutes pas et puis c’est tout ». Son insertion dans le couplet est extrêmement organique, d’abord parce qu’elle colle parfaitement à son rythme, mais aussi parce qu’elle le complète, métriquement et phonétiquement : elle lui donne un format de 20 mesures, donc une relative régularité numérique, et répond aux sonorités du vers précédent – « s‘en fout », « c‘est tout ». Elle poursuit surtout l’idée de dédain qu’il exprime, et par intertextualité celle de prison : rappelons en effet que ce sample provient de Le crime paie, titre éloquent dont la dimension délinquante n’est pas sans évoquer le symbolisme carcéral développé plus tôt.

Dans la fin de ce premier couplet de Calbo, l’esthétique de la violence caractéristique d’Ärsenik et de Boxe avec les mots se métamorphose peu à peu, pour laisser place à une tonalité plus sombre, plus pessimiste – presque funeste. L’ajout du déterminisme et du fatalisme qu’il entraîne ont en effet changé la donne, et s’ils n’étaient pas doublés d’un certain cynisme, on pourrait sans peine parler de registre tragique. Mais la priorité, ne l’oublions pas, c’est toujours ce pugilat verbal : Calbo a dévoré le micro, mais très vite et après un bref break, un tintement de clochette nous signale que Lino monte sur le ring, prêt à tabasser nos oreilles avec la légèreté du papillon et la force de l’abeille. Tch-tch.

Deuxième couplet (Lino)

J’évite le non-sens comme un virus, superstar dans l’ghetto (mesure 24)
Comme à la roulette russe, l’étau s’resserre, l’État met l’véto (mesure 25)
Les jeunes s’mettent au rap, très tôt ils frappent (mesure 26)
La résistance est prête au micro, j’deviens MC à métaux (mesure 27)

Lino dans toute sa splendeur : une incroyable densité technique agrémentée d’habiles jeux de sens. Par où commencer ? Un long mouvement de rimes riches, souvent équivoquées et accompagnées d’allitérations, très accentuées à l’interprétation et élaborées autour du groupe de phonèmes [éto] (« l‘ghetto », « l’étau », « l‘véto », « mettent au », « très tôt », « prête au », « métaux »), une discrète rime interne sur « virus » et « russe », une multi-syllabique toute aussi sobre sur « supersta» et « état », une rime intérieure plus évidente sur « rap » et « frappent », et enfin plusieurs réseaux d’allitérations en [s], [r] (« non-sens », « virus », « superstar », « russ», « sresserre ») et [m] à la mesure 27 (« micro », « M», « métaux »). Je crois que j’ai fait le tour.

Peu de rappeurs peuvent se targuer d’aligner autant d’effets sonores à la seconde. Dans ces quatre premiers vers, plus de la moitié des mots appuient un dispositif phonétique, de près ou de loin. Interprété avec la verve qu’on lui connaît, cet extrait est typique du style de Monsieur Bors : c’est cette multiplication des effets techniques, sublimée par un flow cinglant dont les temps forts portent presque systématiquement sur ces mêmes effets, qui confère à l’oralité de Lino sa singularité, ce style kalachnikov si particulier que tous les amateurs lui connaissent. Si sa scansion évoque le son produit par un fusil d’assaut, c’est par sa cadence élevée et la puissance de ses temps forts, bref : c’est une rafale, dont chacun des coups correspond à l’une des nombreuses rimes et autres équivalences sonores élaborées en amont, lors du processus d’écriture. Un style unique, qui fait légitimement de son possesseur une « superstar dans l’ghetto ».

Mais d’emblée, il revendique non pas la forme de son discours, mais son fond : « J’évite le non-sens comme un virus ». Pour l’explication de cette comparaison, je vous renvoie à l’annotation Genius de M-E-N, très complète et dans laquelle il prend même la peine de clarifier les conséquences de la figure : « Lino s’efforce donc de fournir des textes sensés (allier le fond et la forme) comme un virus s’efforce d’éviter l’extinction de son espèce ». C’est donc une question de survie : et écrire des textes cohérents n’est alors rien d’autre qu’un instinct primaire, nécessaire et irrécusable – c’est une nature. Nous avons droit à une autre comparaison dès le vers suivant : « Comme à la roulette russe, l’étau s’resserre, l’État met l’véto ». Si le comparant est évident (« Comme à la roulette russe »), le comparé l’est un peu moins ; c’est donc dans les propositions adjacentes qu’il faut trouver le sens de cette image. « l’étau s’resserre » semble suggérer une situation inexorable, un destin implacable, à la manière d’une salle piégée dont les murs se rapprochent jusqu’à l’inévitable dénouement (#StarWars). « la roulette russe » est donc considérée dans sa dimension déterministe : c’est un jeu qu’on ne peut que perdre. Et la suite éclaire ce propos : « l’État met l’véto ». On en revient finalement vite aux préoccupations énoncées par Calbo plus tôt, car ici c’est bien la responsabilité du gouvernement dans la situation désespérée des jeunes de banlieue qui est exprimée. Il « met l’véto » : c’est-à-dire qu’il choisit sciemment, selon Lino, de laisser une partie de la population dans la détresse.

Mais il y a une lueur d’espoir : « Les jeunes s’mettent au rap, très tôt ils frappent / La résistance est prête au micro, j’deviens MC à métaux ». La mesure 26 dit deux fois la même chose, car rappelons que dans Boxe avec les mots, frapper et tous ses synonymes signifient rapper. Bref, cette jeunesse rappeuse est une « résistance prête au micro » : le vocable « résistance » est essentiel, car il ajoute à la conception agonistique du rap typique de l’ancien Bors une puissante fonction séditieuse et donc polémique. Le rap est aussi un instrument de révolte ; comme le montre le jeu de mots sur « MC à métaux » (entendre « scie à métaux »), cette pratique musicale peut révéler un véritable potentiel destructeur entre de bonnes mains.

(Rappe) les barreaux d’prison, si t’enfermes l’expression orale (mesure 28)
Nique la morale, le rap est sous pression quand Lino râle (mesure 29)
(Bam, bam), deux pressions d’la gâchette ici où le vice erre (mesure 30)
Mon album s’achète comme un douze bien vi-ser (mesure 31)

D’abord, je souhaiterais préciser que j’écris « (Rappe) » entre parenthèses parce qu’on ne l’entend pas distinctement, et même si tous les sites spécialisés semblent converger vers cette hypothèse, elle ne me convainc pas. Mais le discours n’ayant autrement pas de sens, je m’en accommoderai. Dans les mesures 28 et 29, Lino s’applique à souligner le caractère indomptable et subversif de son art : il reprend l’image carcérale de son frère (« barreaux d’prison », « t’enfermes ») pour la déployer contre la censure (« l’expression orale »), et plus généralement contre « la morale », à laquelle il réserve un sort plus qu’explicite. Le tout est traversé par un réseau phonétique double : une rime interne sur « expression », « pression » et « pressions » qui s’accompagne d’une paronymie avec « prison », et une autre rime sur « orale », « morale » et « Lino râle » soutenue par le mot « barreau». Cette dernière est lourde de sens, car suggère une équivalence entre les propositions « l’expression orale » et « Lino râle » (expression qui ne manque d’en évoquer une autre : « Solaar pleure »), qui désignent en effet toutes deux l’acte de rap, et sous-entend la priorité qui lui est accordée sur la « morale », qui n’est ici conçue que comme un outil de censure bon qu’à restreindre les possibilités du rappeur. Et c’est pourquoi « le rap est sous pression quand Lino râle » : en enfreignant les règles du bon françois, le MC de VLB s’efforce d’étendre violemment le champ des possibles du rap, de le sortir de gré ou de force du carcan imposé par la doxa, qu’il sent comme une borne indésirable.

Les mesures 30 et 31 inscrivent plus clairement le couplet dans le thème de la délinquance, à travers les symboles des armes (avec des coups de feu extradiégétiques et le syntagme « deux pressions de la gâchette ») et de la drogue (« douze bien vi-ser »). Symboles qui s’articulent autour de l’expression « ici où le vice erre », laquelle cristallise l’idée de la banlieue en tant qu’environnement corrompu, d’abord par sa relation syntaxique avec l’expression « deux pressions de la gâchette », mais aussi et surtout par équivalence sonore avec le syntagme « douze bien vi-ser », qui suggère la nature de ce « vice ». Cette rime équivoquée est soutenue par le mot « ici » et s’accompagne d’une rime interne sur « gâchette » et « achète ». Le vers 31 présente par ailleurs une comparaison intéressante : « Mon album s’achète comme un douze bien vi-ser », qui peut soit signifier la qualité et la générosité de Quelques gouttes suffisent, soit sous-entendre son caractère interlope, extralégal, bref délinquant, au même titre qu’une barrette de shit. Lino semble concevoir son rap comme de la drogue : potentiellement dangereux, à ne pas mettre entre toutes les mains car crée de la dépendance (« déjà les accros veulent des bootlegs » – mesure 37), mais susceptible de nous offrir un bon moment, peut-être même de nous faire réfléchir.

Serre-moi la poigne, les maux des frères je soigne, mes mots en témoignent (mesure 32)
Si l’enfer est pavé d’bonnes intentions, que le porc s’éloigne (mesure 33)
Encore un autre prétexte, un texte violent, mais voilà (mesure 34)
J’sais pas jouer du violon ou faire des rimes à la mords-moi là (mesure 35)

Comme le dit explicitement la mesure 32, Bors considère son art utile, altruiste (« les maux des frères je soigne, mes mots en témoignent ») et fédérateur (« Serre-moi la poigne »). Dans la même idée, il abjure au vers 33 le « porc », un symbole obscur que je ne me risquerai pas à interpréter, mais très certainement négatif, appuyant ainsi la dimension bienveillante de son rap. Pourtant, celle-ci s’accompagne désormais d’une tonalité durement réaliste, car Lino se montre conscient des limites de ses bienfaits : il sait que « l’enfer est pavé d’bonnes intentions ». Techniquement, ces deux mesures comportent trois mouvements sonores distincts : une rime sur « Serre », « frères » et « enfer », une homonymie de « les maux » et « mes mots », et surtout un long réseau de rimes sur « poigne », « soigne », « témoignent » et « éloigne ». Elles introduisent aussi le vers 34, avec une correspondance phonétique de « porc » et « encore ».

Les mesures 34 et 35 suffisent d’ailleurs à elles seules à définir le style Ärsenik, tant dans le propos que dans la technique : en plus d’être d’être remplies d’effets sonores virtuoses, elles déclarent très précisément les modalités de la poésie des frangins du 95. Celle-ci repose sur une esthétique de la violence (« un texte violent ») franche et réaliste (« J’sais pas jouer du violon »), « prétexte » à une démonstration de talent (« J’sais pas […] faire des rimes à la mords-moi là »). Un talent dont ces vers eux-mêmes sont la preuve, avec une rime certes grossière mais marquante en « texte » et « prétexte », un réseau d’allitérations en [r] et [m] (« faire des rimes à la mords-moi là »), mais surtout un dispositif phonétique complexe qui se structure autour du vocable « voilà », qui rime avec « moi là » et s’associe par allitération à « violent » et « violon », lesquels se répondent par paronomase. Plus que leur nombre, il me semble que c’est la variété et l’assemblage des effets sonores qui sont dignes d’éloges ici. Je l’ai dit à propos de Calbo, je le répète pour Lino : elle prouve que ces artistes ont une véritable compréhension de la nature des sons. Qu’elle soit explicite ou non, ils montrent une indéniable conscience phonétique qui leur permet d’envisager les mots comme autant de syllabes, voyelles et consonnes avec lesquelles jouer. Ou boxer, devrais-je dire. Les mesures suivantes, les dernières de ce deuxième couplet, se chargeront de convaincre les mauvaises têtes restantes.

Insolent, mon solo rap shoote, crée le doute (mesure 36)
Lègue-moi l’micro, déjà les accros veulent des bootlegs (mesure 37)
Écoute, Ärsenik, c’est pas une blague, couine (mesure 38)
Gueule, kiffe le single, laisse la dance aux drag queens (mesure 39)

Le savoir-faire poétique est ici manifeste : prononçant d’abord une véritable définition de l’egotrip (« Insolent, mon solo rap shoote » – les vocables « Insolent » et « solo » en disent beaucoup sur ce genre rapologique), Lino retourne vite à la démonstration de sa maestria : on observe dans les deux premiers vers une correspondance sonore sur « Insolent » et « sol», une rime intérieure avec « micro » et « accros », une longue allitération en [l] (« Insolent », « sol», « l», « Lègue », « l », « les », « veulent », « bootlegs »), une rime riche sur les vocables « Lègue » et « bootlegs », lequel montre encore un effet de rime composée portant sur sa syllabe « boot », très accentuée à la scansion et qui entre en résonance avec « shoote », « doute » et « Écoute ». Ce dernier procédé de rime composée, complexe et très rare, rend l’intelligence phonétique de Bors désormais difficilement contestable. C’est en elle que se trouve son génie : peu de poètes et d’artistes (et encore moins de MCs) ont poussé si loin l’exercice de l’acrobatie verbale, l’expérience du jeu sonore. Et le rappeur du Congo se montre conscient de son brio ; c’est de l’egotrip bon dieu, et Lino ne manque évidemment pas de vanter l’efficacité de sa recette : « déjà les accros veulent des bootlegs ».

Tout est enfin dit dans les dernières mesures du couplet : « Écoute, Ärsenik, c’est pas une blague, couine / Gueule, kiffe le single, laisse la dance aux drag queens ». Les propositions « Gueule, kiffe le single » font allusion à la fonction avant tout musicale de leur rap – le premier objectif de la boxe avec les mots, du savoir-faire poétique des reufs d’Ärsenik, c’est de faire bouger les têtes. Les expressions « c’est pas une blague, couine » et « laisse la dance aux drag queens », en plus de montrer une habile homophonie équivoquée, disent finalement la même chose : sa musique, Lino la prend au sérieux, et il lui revendique une virtuosité et une violence qui l’écartent des amateurs de « dance » et des symboles d’efféminement que sont les « drag queens ». Achevons enfin l’analyse de ces deux dernières mesures comme il se doit lorsqu’il s’agit d’Ärsenik, c’est-à-dire avec une brève revue de leurs nombreux dispositifs sonores : on peut observer une résonance de la rime que j’ai mentionnée plus haut avec les vocables « Ärsenik » et « kiffe », ainsi qu’une rime intérieure sur « Gueule » et « single », et enfin un réseau croisé d’allitérations en [l] et [s] (« Gueule, kiffe le single, laisse la dance »).

Après ces deux premiers couplets, il me semble de bon ton d’oser une très brève comparaison des styles respectifs de Lino et de Calbo dans Boxe avec les mots avant de passer au refrain. Il faut d’abord noter, et c’est un point essentiel, que l’une des plus grandes forces des deux frères est l’harmonie de ces mêmes styles. Dans leurs ressemblances comme dans leurs différences : leurs plumes reposent sur la même esthétique, leurs techniques sur les mêmes procédés, et leurs flows montrent la même habileté à jouer du beat ; mais si celui de Calbo adopte des phrasés percutants et des rythmes impérieux, le flow de Lino se révèle plus précis et plus vif – plus chirurgical. Des différences que l’on retrouve aussi dans leurs voix ; en somme, et comme le dit Hayce Lemsi dans cette interview, « c’est quand même une kalash Lino, […] et Calbo c’est plus le lance-roquette ».

C’est la formule Ärsenik : un subtil équilibre de concordances et de dissonances, parfaitement synchrones et unies dans le désir commun de cogner des oreilles. En ce qui concerne nos deux couplets, ils ne semblent montrer qu’une seule divergence de taille du point de vue poétique : on peut en effet constater la propension de Lino à privilégier l’artisanat du son, la technique, par rapport à Calbo dont le discours conscient est plus prononcé, plus explicite. Il faut bien sûr relativiser : les deux aspects sont bien présents chez chacun des frères, mais à des degrés différents. Le discours de Bors n’en est pas moins sensé, et Calbo demeure un intestable maître de la rime.

À proposIdir

Just rap.

3 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.