L'exégèse rapologique

L’Exégèse rapologique #3 – Boxe avec les mots d’Ärsenik

Refrain : deuxième occurrence

Je boxe avec les mots, je boxe avec les mots (mesure 40)
Débite mes vers sur le beat, le poison coule à flots (mesure 41)
Il coule à flots, mon flow fait swinguer la foule (mesure 42)
(Si le rap part en couille, je lui prête mes boules) (mesure 43)

M’étant déjà chargé des trois premières mesures, je commenterai seulement la mesure samplée, sa fonction par rapport au reste du refrain et la variation qu’elle y opère. Présentant un jeu de mots et de sons mineur sur « part en couille » et « prête mes boules », elle provient d’un couplet de Doc Gyneco dans le morceau Tout saigne du groupe La Clinique, où elle était légèrement différente : « Le rap part en couille et je lui prête mes boules ». Le « et » est remplacé par un « Si » au début du vers, une conjonction de subordination qui introduit une dimension d’hypothétique, de conditionnel, faisant ainsi perdre son statut d’affirmation déclarative à la proposition « Le rap part en couille » pour la faire rentrer dans le domaine du seulement possible. Cette légère retouche est éloquente, et semble témoigner d’une volonté de la part des frères crocos de nuancer le propos original, qui clame la déchéance et la faiblesse du milieu du rap. Cette modification d’apparence anodine suffit en effet à inverser le rapport de force, la balance énonciative entre les deux membres de la phrase, et à mettre en valeur l’expression « je lui prête mes boules » sur celle « Si le rap part en couille ». Dans le contexte du refrain de Boxe avec les mots, cette mesure ne prétend donc pas affirmer quoi que ce soit sur le rap, mais plutôt vanter les « boules » des MCs d’Ärsenik.

A l’instar de celle de Booba, elle connaît une insertion organique, dans la cadence comme dans la rime, avec « foule » et « boule ». De la même manière, elle confère au refrain une certaine régularité métrique en lui octroyant un quatrième vers formant une paire phonétique avec le précédent. Par ailleurs, que dire du fait qu’elle n’apparaisse qu’à sa deuxième occurrence ? Car cette variation est bien significative, sinon elle n’existerait pas. Je pense, et ce n’est qu’une hypothèse, que les frangins ont tout simplement voulu mettre la charrue après les bœufs, en faisant d’abord la démonstration de leur talent par un couplet chacun, avant de mentionner qu’au cas où il en aurait besoin, le rap-jeu trouverait toujours de généreux prêteurs d’organe à Villiers-le-Bel. Tch-tch.

Troisième couplet (Lino)

Un beat, une grosse basse pour que j’me place, hausse (mesure 44)
La voix pour mes soces, (passe-moi les bastos) (mesure 45)
Faut qu’on les blesse tous, les pousse dans la fosse (mesure 46)
Fesse les fausses faces, laisse une trace dans ce nessbi, encaisse (mesure 47)

On peut déjà l’observer dans cet échantillon de quatre mesures : le dernier couplet de Boxe avec les mots est assurément l’un des plus techniques de l’histoire du rap français. Lino y fait preuve d’une habileté poétique alors presque inédite en cette année 1998, et laisse ainsi définitivement derrière lui le commun des MCs, lesquels, après cette démonstration de force, n’auront pas d’autre choix que de se remettre au niveau. Quelques années plus tard, la maîtrise technique, a.k.a l’artisanat de la rime, deviendra en effet une condition sine qua non, un pré-requis nécessaire à tout rappeur français souhaitant investir le terrain du rap-jeu industriel – et nul doute sur l’importance du rôle de Bors dans ce phénomène.

Dans ces premières mesures, il reprend l’idée d’une dimension utilitaire (« hausse / La voix pour mes soces »), voire balistique (« (passe-moi les bastos) ») de son art (« Un beat, une grosse basse ») ; mais ce n’est presque qu’un prétexte pour le congolais, qui se livre dans ce troisième couplet à un travail acharné sur les sonorités, qui sont bien ses véritables « bastos ». Ce travail se traduit là encore par la mise en place d’un dispositif central, simple mais riche, autour duquel gravitent divers effets plus subtils. C’est ainsi que le double réseau principal de rimes en – asse et – osse grosse basse », « place », « hausse », « soces », « passe-moi ») aboutit à l’établissement d’une rime composée des mêmes groupes de phonèmes, notamment mise en valeur par le contre-rejet de la rime précédente avec le verbe « hausse » : « bastos ». A cela s’ajoutent encore une discrète multi-syllabique interne sur « La voix » et « passe-moi » (aussi mise en valeur par le changement d’interprète) et une résonance allitérative du début du vers 44 avec la fin du 45, un éloignement qui la rend assez difficile à cerner : « beat » et « bastos ». Et ce n’est que le début : car au moment où Calbo prend brièvement le relais pour déclarer « passe-moi les bastos », il lance un appel dont la réponse est immédiate, avec un Lino qui augmente son débit et accentue sa technique ; sa cadence orale et sa densité poétique – bref son rythme et sa rime, ses « bastos ».

Et plutôt que d’amorcer l’usage d’un nouveau dispositif phonétique, le rappeur de VLB se montre plus virtuose en étendant le précédent : « les bastos » sont en effet liées à l’expression « les blesse tous » (qui l’est elle-même à « les pousse »), et les rimes précédentes se poursuivent avec les mots « fosse », « fausses », « faces » et « traces ». Ces rimes ne constituent pourtant pas le cœur de ces mesures, puisqu’elles sont pour la plupart comprises dans un effet plus large de paronomase, qui repose sur des mots bisyllabiques comprenant les phonèmes [f] et [s] : elle trouve quatre occurrences complètes (« foss», « Fess» et « fausses faces »), soutenues par diverses correspondances partielles (« Faut » et « c») voire additionnelles (une allitération supplémentaire en [l] avec « les blesse », « les pousse », « la fosse », « les fausses » et « laisse »), et enfin une rime en – aisse appuyant l’allitération du son [s], sur « laisse », « nessbi » et « encaisse ».

Je disais plus tôt à propos de certains vers que plus de la moitié des mots y présentaient une fonction sonore ; dans les mesures 46 et 47, seulement 5 termes sur 22 ne riment pas : plus des trois quarts des termes employés servent un effet phonétique. Cette incroyable densité technique s’accompagne d’un habile procédé poétique de progression sonore, avec l’évolution des rimes principales des vers 44 et 45, qui y sont d’abord aux fondements de la structure sonore, avant d’aboutir aux mesures suivantes à l’établissement d’un dispositif plus subtil et plus fécond de paronymie, dont elles sont paradoxalement subalternes. Au service d’une figure plus large dont elles sont à l’origine, d’abord nécessaires puis presque ornementales, ces rimes et leur évolution sont un excellent exemple de transition adroite et ingénieuse d’un schéma de rimes vers un autre, un procédé d’une complexité qui force le respect et d’une rareté qui exige l’admiration, et une autre preuve s’il en fallait une de l’immense génie littéraire de Monsieur Bors.

Livrons-nous enfin à une brève analyse thématique de ces deux vers ; ils sont typiques de l’egotrip, dans le sens où le discours se délie pour s’emporter dans un clash violent (« blesse », « pousse », « Fesse ») contre un adversaire imaginaire, une entité abstraite, une figure globalisante d’abord implicitement désignée par la mention double du pronom « les », mais dont les contours se précisent vite : « les fausses faces ». On retrouve là un cliché caractéristique de l’egotrip qui consiste à s’en prendre aux hypocrites, lesquels constituent un symbole essentiel de l’imaginaire du rap, français comme américain, et renvoient ainsi à une multitude d’autres archétypes négatifs tels que le politicien ou le wack MC. Le seul syntagme qui se démarque quelque peu de cette idée est « laisse une trace dans ce nessbi », lequel exprime la volonté de Lino de marquer son art qu’il appelle « nessbi », suggérant alors assez explicitement sa dimension mercantile et superficielle. Et qu’ajouter de plus, sinon qu’aujourd’hui l’empreinte d’Ärsenik sur le game est, à l’image de son encre, indélébile ?

En face, mes gars en masse, flirtent avec le meurtre (mesure 48)
Ta sensibilité j’heurte, et c’est ton sang qui tache mon T-shirt (mesure 49)
L.I.N.O style, boum boum, finance tes obsèques (mesure 50)
Zoom sur ma clique, mec, capte ou suce mon zob sec (mesure 51)

La déchaînement technique se poursuit d’emblée avec un premier hémistiche au rythme ternaire : « En face, mes gars en masse ». Rythme ternaire, parce qu’en plus de la paronomase équivoquée sur les groupes « En face » et « en masse » qui continue la précédente rime en – asse, cet hémistiche montre une triple assonance en [a] régulièrement répartie sur les six phonèmes vocaliques qui le composent, induisant ainsi une cadence bien marquée (vous pouvez le prononcer pour vous en rendre compte). On observe ensuite une rime intérieure et finale qui traverse les mesures 48 et 49, sur « flirtent », « meurtre », « heurte » et « T-shirt », laquelle appuie une allitération en [t], avec « Ta sensibilité », « ton » et « tache ». Comme si ça ne suffisait pas pour deux phases, on constate aussi deux homophonies partielles sur « Ta sensi » et « ton sang qui » d’une part, et « tach» et « Tshirt » d’autre part. Je ne vais pas flatter une énième fois la prouesse technique accomplie, non, je pense avoir examiné suffisamment de preuves, m’être assez longuement épanché sur sa plume pour que vous puissiez saisir sans peine et sans plus de description désormais l’ampleur du talent de Lino.

Bref, reprenons : ces mesures sont typiques d’Ärsenik et de son esthétique de la violence – mais ici, elle est non seulement physique (« flirtent avec le meurtre », une référence à un titre du Ministère A.M.E.R, et « c’est ton sang qui tache mon T-shirt / […] finance tes obsèques »), mais aussi morale (« Ta sensibilité j’heurte »). Dans cette dernière proposition où il souligne l’effet de ses textes sur les consciences, Bors semble s’adresser directement à l’auditeur. Cette hypothèse offre une interprétation intéressante du vers 49 et de la fin du 51 : « capte ou suce mon zob sec ». L’audience doit saisir (« capte ») l’esprit de ce qu’elle est en train d’entendre, comprendre qu’il s’agit d’une démonstration de force verbale, d’un egotrip, ou alors elle prendra le propos au premier degré et se laissera choquer par cette invitation au sexe oral. Dans une certaine mesure, c’est une autre version de « Si tu kiffes pas renoi, t’écoutes pas, et puis c’est tout », plus explicite, qui réclame moins de l’auditeur son appréciation (« kiffes ») que sa compréhension (« capte »), mais le punit plus lourdement en cas d’échec, dans une grossièreté fanfaronne caractéristique de l’egotrip, appuyée par le groupe « L.I.N.O style » : « suce mon zob sec ».

Techniquement, les vers 50 et 51 sont un peu plus pauvres que les précédents, mais l’une de ses rimes est restée assez fameuse : on observe d’abord un dispositif intérieur sur « boum boum » et « zoom », et ensuite la rime équivoquée sur « tes obsèques » et « zob sec », soutenue par « mec » et une allitération en [c], avec « cliqu» et « capte ». Ce procédé est très emblématique de la démarche poétique de Lino, qui cherche toujours l’effet le plus riche, mais aussi le plus inattendu, le plus imprévisible, le plus remarquable. Il s’agit de se démarquer du commun, d’affirmer son « L.I.N.O style », son individualité artistique, sa singularité esthétique, une volonté partagée par la plupart des rappeurs depuis les origines du mouvement. Mais le groupe n’est pas pour autant exclu de ces velléités d’anticonformisme, comme le montrent les mentions du posse : « mes gars en masse », « ma clique ».

X-X-X large, j’me fixe et charge (mesure 52)
Dieu me garde de mes amis, mes ennemis je m’en charge (mesure 53)
Une charge explosive barge, rime, pousse au crime, au carnage (mesure 54)
Dur, (car c’est dans la merde que mes lascars au tiéquar nagent) (mesure 55)

Ici, Lino se fait bélier sans frein (« j’me fixe et charge »), massif (« X-X-X large ») et destructeur (« explosive »). Cette « charge », c’est une métaphore de sa pratique artistique, violente et sans concession – le mot « rime », perdu au milieu du vers 54 sans but précis nous l’indique assez bien : cette attaque est avant tout poétique. Les effets phonétiques eux-mêmes appuient cette idée, avec une rime centrale en – age déclinée sous différentes formes, qui assaille l’auditeur par ses nombreuses occurrences et sa nature sonore agressive. On a ainsi en premier lieu une rime en – arge avec « large », « charge », « garde », « charge », « charge » et « barge » dans les mesures 52 à 54, qui laisse place à un dispositif centré autour de « carnage », qui résonne avec « car », « lascars » et « tiéquar nagent » (dernier procédé de rime équivoquée d’ailleurs similaire à celui entre « tes obsèques » et « zob sec », quoiqu’un peu plus forcé puisque le verbe nager est postposé pour les besoins de la rime).

Ces vers résument la quintessence de la technique de Lino : là encore, le schéma rimique évolue progressivement et habilement ; là encore, un symbolisme sonore plus qu’expressif permet aux rimes d’appuyer les idées émises. La fougue et la violence de ces mesures trouvent en effet un écho dans ces fracassantes rimes en – age, dans ces stridentes correspondances de « X-X-X » et « fixe », de « rime » et « crime », qui participent elles-mêmes à une allitération crissante en [r] sur les mots rimants des vers 54 et 55. Le tout offre un bruyant spectacle sonore, une cacophonie élaborée, une violence verbale programmée : un match de boxe avec les mots dans sa forme la plus pure.

La mesure 53 offre quelques effets phonétiques supplémentaires, plus doux que les autres : une rime intérieure sur « amis » et « ennemis », et des correspondances sonores partielles entre « Dieu me », « « de mes » et « je m‘en ». Ces procédés sont moins brutaux que les autres, peut-être parce qu’insérés dans le cadre d’une citation. Comme nous le précise le Genius JahMik, il s’agit d’une sentence traditionnellement attribuée à Voltaire, mais qui selon Stobée serait plutôt d’Antigonos II, roi de Macédoine : « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! ». Plutôt que présumer de la foi religieuse de Lino ou d’extrapoler sur la fiabilité de son cercle amical, on peut constater une variation intéressante par rapport à la version originale : il ne fait pas dans la supplique, mais dans l’affirmation, ce qui est bien caractéristique de l’impétueux MC de VLB. Notons enfin la progression thématique de ces vers, qui s’ancrent dans la violence mais en nuancent subtilement les aspects : elle est d’abord physique (« j’me fixe et charge »), puis morale et sociale (« pousse au crime », « c’est dans la merde que mes lascars au tiéquar nagent »). Il n’est d’ailleurs pas anodin que le discours reprenne une teinte plus critique et pessimiste au moment où Calbo saisit le micro ; on serait même tenté d’en tirer des conclusions quant à son penchant pour le conscient…

Tueurs de clowns, cyclone, rap, chasseur de clones, et parano (mesure 56)
Pousse AB, Calbo, et Tony Cerrano (mesure 57)
Le capot tape, frappe au micro, brûle pas les étapes (mesure 58)
Austère comme l’engin dans mon holster, tu peux y laisser ta peau (mesure 59)

Ces dernières mesures du couplet final de Boxe avec les mots représentent un extraordinaire climax poétique : l’aspect technique est poussé dans ses derniers retranchements, avec un discours dont le sens se délie et se dilue dans le son, aboutissant à l’orchestration d’un véritable dispositif de musication, effet de répétition et de résonance phonétiques tellement accentué qu’il induit la disparition presque totale du sens et de la syntaxe orthodoxes – il dérobe le signifié au profit du signifiant. On peut immédiatement l’observer avec les vers 56 et 57, enchaînements de syntagmes dont la relation sémantique n’est qu’implicite alors que leurs correspondances sonores et rythmiques sont extrêmement marquées. Le premier empile des icônes populaires (« Tueurs de clowns » et « chasseur de clones », qui font probablement allusion à It de Tommy Lee Wallace et à Blade Runner de Ridley Scott respectivement) et divers termes distinctement séparés aux niveaux syntaxique et rythmique (« cyclone, rap, […] et parano »), qui semblent tous se rapporter à Lino, qui nous offre ainsi une définition bien particulière de son identité, principalement faite de violence, mais aussi de « rap », vocable isolé au milieu de ces mesures qui nous rappelle bien le but de tout cela, à la manière de « rime » précédemment – and aren’t rapping and rhyming synonyms after all ?

L’accumulation est tout autant accentuée sur le vers suivant, mais son sens est déjà moins obscur, puisqu’il fait clairement référence à l’équipe complète d’Ärsenik : « AP » désigne Réty Bon Ap’, et « Tony Cerrano » Tony Truand, cependant j’ignore quelle est l’allusion derrière le nom « Cerrano ». Mais on peut légitimement supposer que, comme le reste de ces mesures, sa fonction est avant tout sonore. Que dire en effet du sens de l’expression « Le capot tape », de la pertinence de la comparaison « Austère comme l’engin dans mon holster », sinon que leur but n’est pas sémantique ? Ce n’est pas tout à fait vrai ; mais le discours ne s’embarrasse pas des règles syntaxiques et grammaticales usuelles car préfère parler par images, espèces de violents coups de pinceaux musicaux faits de brutalité phonétique et lexicale. L’auditeur, même sans la comprendre tout à fait et avant que sa raison ne le force à l’interpréter, saisit d’instinct la vraie signification de ces vers, et plus généralement du discours d’Ärsenik : il s’agit ni plus ni moins que d’user de violence sémantique et sonore (« tape, frappe au micro », « l’engin dans mon holster ») pour proclamer sa supériorité technique – en la disant, oui (« brûle pas les étapes », « tu peux y laisser ta peau »), mais aussi et surtout en la montrant par un intense travail sur la langue, un artisanat consciencieux de la rime, une lutte sans merci avec les mots.

Et elle touche ici à son apogée pour nous offrir un dernier round d’anthologie. Le dispositif phonétique central de ces mesures est une assonance en [o], autour de laquelle s’articulent et s’ajoutent là encore une multitude d’autres procédés : une correspondance équivoquée entre « Tueurs de clowns » et « chasseur de clones » appuyée par « cyclone » et « Ton», une légère résonance sur « rap » et « parano », ainsi qu’une paronomase liant « Austère » et « holster ». Mais tous ces effets, aussi habiles et nombreux soient-ils, sont presque secondaires face au mouvement sonore double qui aboutit à la création d’une rime composée virtuose sur « laisser ta peau ». Je m’explique : les mesures 56 et 57 montrent d’abord une rime certes riche, mais assez simple, entre « parano » et « Cerrano », appuyée par une multi-syllabique avec « Calbo » qui ouvre la voie à un festival de rimes, souvent équivoquées – « capo», « frappe au », « étapes / Austère », « ta peau ». La liaison entre « étapes » et « Austère » est particulièrement adroite, parce qu’elle joue des frontières métriques avec une grande souplesse. Elle se traduit d’ailleurs à l’oral par une disparition totale de l’accentuation finale de la mesure 58, déplacée au début de la 59, qui permet au flow d’acquérir un rythme marqué mais très fluide.

Mais cette liaison ingénieuse permet surtout la création de la rime composée vantée plus haut, en mêlant la multi-syllabique en [a] et [o] au dernier dispositif phonétique restant, une rime intérieure du vers 58 entre « tape », « frappe » et « étapes », aboutissant à cette fameuse rime composée sur « étapes / Austère » et « laisser ta peau ». Une fois de plus, un procédé qui témoigne de l’incomparable intelligence phonétique de Monsieur Bors, mais surtout de son talent poétique. Les ultimes mots de son dernier couplet soutiennent et achèvent en grandes pompes un schéma de rimes d’une complexité unique, d’une maestria rarement égalée : ils mobilisent à la fois multi-syllabique enjambée (elle déborde la fin d’une mesure, avec « étapes / Austère ») et rime riche équivoquée (elle porte sur plusieurs mots) pour les fondre en une nouvelle entité sonore, plus remarquable, plus singulière – plus virtuose, et cette démarche est bien emblématique de l’art d’Ärsenik. Que ce soit dans ce couplet final de Boxe avec les mots ou ailleurs, les reufs n’ont jamais fait dans la dentelle poétique, le tact bienséant ou le bon goût classique, tch-tch : la rime est poussée et harcelée jusque dans ses derniers retranchements, boxée sans retenue aucune, triturée dans toutes les positions possibles, torturée jusqu’à transfiguration, jusqu’à ce qu’elle soit digne d’être mise en vitrine comme à Amsterdam

Refrain : troisième occurrence et outro

Vous vous en doutez, cette partie ne sera pas des plus longues : on a déjà eu deux occasions de se pencher sur le refrain, et l’outro consiste principalement en une longue répétition de l’expression « Boxe avec les mots ». Mais on peut noter qu’à la perspective des couplets, l’hypothèse formulée en introduction quant au sens du refrain et de son syntagme principal semble d’autant plus pertinente. Ceux-ci rappellent des aspects primordiaux de l’esthétique des frères Lacoste, qui traversent le morceau : leur conception des mots, de la poésie, de l’art en tant qu’armes (« boxe », « poison ») permettant d’imposer son individualité (« Je », « mon ») ; leur priorité largement accordée au son sur le sens, au signifiant sur le signifié (« mots », « Débite », « mon flow fait swinguer »). Ärsenik offre un exemple notable et une preuve incontestable que le rap ne peut être réduit à un message, et plus encore qu’il n’en a pas besoin pour opérer sa magie. Là n’est pas forcément son intérêt, comme je le disais en introduction en le comparant à la boxe et à sa chorégraphie.

De même, le nombre effréné d’occurrences du refrain, répété quatre fois, nous remémore à l’envi que l’objectif est avant tout de boxer avec les mots, de faire swinguer la foule : de faire bouger les têtes par un exercice de pugilat verbal de haute volée. Et c’est un point important, car l’auditeur, la « foule » joue bien un rôle décisif dans le processus d’egotrip : son approbation, le fait qu’elle « swingue » ou pas, détermine la véracité de la supériorité affirmée par le MC, qui est dès lors subordonnée à son appréciation – c’est elle qui le juge wack, ou l’établit en parangon de la street. Cela nous rappelle aussi que chez Ärsenik, l’acte de rap est avant tout musical : si le texte n’aboutit pas à une interprétation capable de faire « swinguer la foule », il ne vaut rien. Ce constat force l’exégèse poétique du rap à conserver une certaine humilité vis-à-vis de ses prérogatives, et à sans cesse remettre en question sa propre pertinence – un état d’esprit qui, je le crois, permet d’éviter les dérives de l’interprétation futile (comme on peut malheureusement trop en voir sur Genius) et d’instaurer une rigueur critique essentielle à toute tentative d’analyse pluridisciplinaire qu’entraîne presque nécessairement l’étude du rap.

Pour finir, l’outro répète inlassablement « Je boxe avec les mots, boxe avec les mots… », nous signifiant une dernière fois au cas où nous ne l’aurions pas encore compris que cette expression constitue le vrai cœur du texte, en contient toute la substance. C’est son titre, sa phase d’ouverture et clôture, la première mesure de son refrain, lui-même répété de très nombreuses fois au cours du morceau ; elle révèle une sorte de vénération fervente des deux MCs pour leur propre pratique, cette « boxe » sans cesse encensée, et nous indique constamment sa nature, faite de violence poétique et de beauté balistique. Enfin le morceau s’achève, d’abord sur une dédicace à son époque qui l’y ancre immédiatement et enfin, tradition classique de l’egotrip, sur les blazes des monstres à l’origine de ce massacre, qui n’ont décidément honte de rien : « Ouais, 98, ouais, si si, (Calbo, Lino, on boxe avec les mots), boxe avec les mots… ».

Conclusion

Que dire, sinon que ce niveau technique est quasi inédit en 1998 – je sais que je me répète, mais que voulez-vous ? Aujourd’hui, des Kacem Wapalek et autres Hippocampe Fou pondent ce genre de performances en sortant de leur bain ; il me semble donc judicieux et d’intérêt public de rappeler la valeur de l’âge. Si L’Iliade et L’Odyssée avaient été transcrites quelques siècles plus tard, auraient-elle exercé cette influence, occupé cette place si essentielles dans notre culture que nous leur reconnaissons tous ? Rien n’est moins sûr. On pourrait bien entendu nuancer longuement sur la jeunesse de l’art qui nous intéresse et sur celle des membres d’Ärsenik eux-mêmes, mais comme nous le rappelle Julien Barret dans Le rap ou l’artisanat de la rime, « on a vu en quelques années le rap évoluer de manière comparable à la poésie en quelques siècles : disparition progressive de la rime, dérèglement du rythme… » Et c’est précisément là que se situe l’importance de Lino et Calbo : s’ils sont loin de représenter pour le rap français ce qu’Homère est à la littérature occidentale, ils sont de ceux qui ont décisivement façonné son évolution, de ceux qui ont défié le temps pour faire passer « quelques siècles » en « quelques années » – de ceux qui ouvert et montré la voie de l’exploration du verbe et de ses sons, très largement suivie par la production rap actuelle qui fait la part belle aux multi-syllabiques, paronomases et autres rimes riches.

Cette vision technique de la poésie est, dans le cas du rap français, symptomatique de l’hégémonie qu’exerce aujourd’hui le genre de l’egotrip. Comme je le disais en introduction, ce fait ne signifie pas pour autant que le rap pour ainsi dire « technique » ne supporte que l’étalage présomptueux de son talent (pensons à L’indis, ou encore à la scène bordelaise), ni que ce dernier nécessite des sonorités complexes pour faire mouche (La Fouine, pour n’en citer qu’un). Ces deux aspects interagissent, s’influencent mutuellement et, par la force d’une évolution dont Ärsenik est l’un des plus éminents avatars, se sont imposés de concert dans l’esthétique des MCs français. Mais aujourd’hui, même le fan le plus fervent doit reconnaître que le grand Lino a perdu de sa superbe (il est plus difficile de se prononcer pour Calbo, qui ne produit plus grand-chose). Sa syntaxe et sa métrique se sont assagies, son discours et son énonciation sont rentrés dans le rang, et il offre des procédés phonétiques beaucoup moins originaux, complexes et féconds qu’auparavant, se rapprochant ironiquement beaucoup de la plume plus convenue de rappeurs qu’il a lui-même influencé. Comprenez-moi bien : son écriture et son flow sont toujours acérés, mais la structure et les effets de sa production sont désormais beaucoup plus orthodoxes, et n’offrent plus les élans de musication qui ont fait la gloire de Bors – nous sommes bien loin de son freestyle sur Sang d’encre, ou même de Boxe avec les mots.

L’influence du duo fraternel sur le rap hexagonal est cependant palpable, quoique leur spécificité n’y a jamais été reproduite : jusqu’à ce jour, très peu de MCs (et de poètes) ont en effet transmis aussi viscéralement la violence de la rue, à ce point bafoué les sacro-saints canons syntaxiques et grammaticaux, poussé si loin les possibilités de la versification française en arrachant les traditionnels effets et schémas rimiques réguliers de leur trop long immobilisme satisfait, par l’usage de dispositifs sonores à la prolixité et à la brutalité presque cacophoniques, mais dont la progression est complexe et subtile. Peu se sont autant dédiés au travail technique, ont montré une volonté de musicalité poétique aussi aiguë – en conséquence, peu ont fait preuve d’un flow si agile, si labile, si imprévisible. La trace que Calbo et Lino ont laissée sur le rap-jeu est impérissable. Ils ont été parmi les premiers rappeurs français à véritablement montrer une conscience phonétique, à témoigner d’une puissante capacité à envisager les sons sous toutes les coutures qui leur permet de repousser les bornes du langage poétique. On retrouve cette intelligence phonologique dans leur usage du symbolisme sonore, effet très rare en rap qui confère une dimension sémantique au phonétique (la rime produit du sens, comme au refrain), mais elle trouve une incarnation plus exemplaire encore dans la technique de la rime composée, toujours exceptionnelle aujourd’hui.

Les frères crocos ont été parmi les premiers à non pas ignorer ou simplement abolir l’usuelle distinction entre le fond et la forme, le message et la technique, mais à la transcender dans une perspective stylistique : avec eux, la rime devient discours – le fond de l’art d’Ärsenik, c’est en grande partie sa forme. La boxe avec les mots, la violence verbale est esthétisée, et devient ainsi violence symbolique : l’acte de rap devient expressif en lui-même, comme ce chuchotement qui veut tout dire – tch-tch. Car s’ils entretiennent quelques divergences poétiques, Lino comme Calbo sont avant tout des MCs, des kickeurs (le second peut même se montrer plus souple que le premier, avec de fréquents enjambements rythmiques), des dévoreurs de micro dont l’intention est intégralement dirigée vers leur propre pratique, leur propre rap, comme ils le répètent sans cesse : « Je boxe avec les mots, je boxe avec les mots » ; je rappe, je rappe pourraient-ils dire. Dans une impulsion caractéristique de l’egotrip, Boxe avec les mots montre que le rap peut se suffire à lui-même, trouver sa raison et sa fin en lui-même, en dehors de toute velléité morale ou politique – idéologique – qu’on a trop facilement tendance à lui prêter.

Cette posture qui consiste à « rapper pour rapper » n’est pas sans évoquer Théophile Gauthier et la fameuse doctrine de « l’art pour l’art » du mouvement du Parnasse, lequel prônait une conception dépolitisée, entièrement esthétique et autocentrée de la pratique artistique en opposition au romantisme, enclin à l’engagement idéologique. D’une certaine manière, c’est le combat qu’a mené Ärsenik dans un temps où L’École du micro d’argent était un succès critique et commercial, et où le rap conscient était la norme – avant que celle-ci ne se plie à leur volonté. Le duo de VLB a signé l’entrée du rap français dans son ère actuelle, celle du primat de la rime et du flow sur le sens du discours, de l’hégémonie du technique sur l’idéologique – de Kaaris à Fayçal en passant par Vald, l’esthétique parnassienne et le rap d’Ärsenik sont susceptibles d’abondamment nous renseigner sur les tendances du paysage rapologique de 2016, et de les expliquer par la même occasion. Car celui qui ne sait pas d’où il vient, ne peut pas savoir où il va.

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