13 Block
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[Chronique] 13 Block – Triple S

Depuis quelques années, 13 Block fait partie des groupes phares de la scène trap française. Pleins d’énergie, de gimmicks, et de flows exubérants, le quatuor réussit le pari d’être à la fois l’un des groupes français à l’influence américaine la plus assumée, et à la fois celui qui a réussi à construire une imagerie de bicraveurs bien française. Leur dernier projet, entièrement produit par Ikaz Boi semble être l’aboutissement de ce que les quatre garçons appellent l’Ultrap. Loin de se contenter de copier la trap d’Atlanta, les quatre rappeurs la poussent à l’extrême, rendant encore plus visible et radical ce que ses détracteurs nommeront ses défauts (un aspect répétitif, déjà vu), mais ce qui fait sans doute – en réalité – la force même de l’esthétique de la trap.

En effet, pour comprendre le son si spécifique de 13 Block, il ne faut pas tant se tourner vers le rap français que vers le rap américain. Pour comprendre leur choix de ne travailler qu’avec un seul producteur, il ne faut pas tant penser – même s’ils ont sans doute leurs rôle à jouer – aux albums historiques de rap français basés sur une collaboration entre un beatmaker et des rappeurs (DJ Mehdi et 113 sur Les Princes de la ville en 2000) mais sur les collaborations entre rappeurs américains et beatmaker le temps d’un projet, de plus en plus fréquentes. Le maître de ces albums est bien entendu Metro Boomin, qui a su faire de 21 Savage, rappeur sans grand intérêt auparavant, un tueur de film d’horreur angoissant, ou qui a même – plus récemment – réussi à rendre un album de Big Sean un peu cohérent.

Mais ici, il faudrait peut-être encore penser à un autre projet pour comprendre la volonté du 13 Blo Gang : celui, sorti au début de cette année, entre Brodinski et Hoodrich Pablo Juan. Les deux projets sont à peu près au même format – celui d’un long EP ou d’un court LP, et constituent une collaboration fructueuse entre des rappeurs à la street credibility, au savoir-faire et à l’efficacité indubitables et des beatmakers aux productions et aux influences électroniques pointues, tous deux passés par le label Bromance. À l’arrivée, on aboutit – dans les deux cas – à une complémentarité particulièrement intéressante entre rappeurs et beatmaker. Là où le beatmaker apporte des productions et des ambiances plus complexes, plus brumeuses, les rappeurs apportent l’efficacité, l’énergie et l’une des constituantes principales de la trap  – à savoir les paroles et leurs thèmes.

On peut bien sûr reprocher aux productions d’Ikaz Boi de ne pas être révolutionnaires, de se rapprocher d’une trap générique, proche d’un Metro Boomin justement. Mais l’esthétique de la trap même repose sur l’idée de reproduction, de recyclage. Le blogueur et chroniqueur Nicolas Pellion compare souvent (comme dans le NoFun Show sur Migos, à écouter ici) les productions traps du genre type beat (c’est-à-dire des productions très passe-partout) à des riddims. Les riddims sont les instrumentales du dancehall. Elles se recyclent d’un artiste à un autre, ce qui fait que dans le dancehall jamaïcain, on n’a rarement plus de douze riddims à la mode en même temps, comme le notent Peter Manuel et Wayne Marshall dans la revue Volume ! en 2017 dans un article consacré à cette technique. De même, les instrumentales de trap semblent se perpétuer d’un morceau à l’autre parfois.

Mais, toujours d’après l’article, cette technique de recyclage, qui peut être lue comme une perte de créativité, doit au contraire être lue comme le fondement de l’esthétique du dancehall, ou  – pour nous – de la trap. En effet, le plaisir esthétique de ces genres est la manière dont à partir d’un modèle commun reproductible rappeurs et producteurs arrivent à créer du nouveau. Les productions d’Ikaz Boi s’ancrent dans cette idée d’un recyclage créatif. Les pianos inquiétants et dissonants de Don Pablo n’ont rien de nouveau – même s’ils nous placent à merveille dans l’ambiance oppressante de l’album, mais les nappes électroniques mélodiques de Somme viennent attirer un peu plus la trap du côté des musiques électroniques. Calibre Lourd ne semble rien avoir de nouveau au niveau instrumental, et pourtant sa basse bondissante a de quoi nous surprendre, tout comme la production ample et complexe du bien trop court Mood. Sur les règles de la trap13 Block et Ikaz Boi viennent ainsi apporter du nouveau, et le plaisir que l’on a à écouter de la trap naît de ce dialogue entre des structures connues et des nouveaux éléments qui viennent l’enrichir, comme l’étonnante rythmique de Triple S.

Les 13 Block perpétuent cette esthétique. Dans la lignée des deejay jamaïcains (ceux qui posent leur flow sur les riddims), le groupe cherche à créer de nouvelles formes sur des motifs instrumentaux déjà connus. Si OldPee avec le refrain ahurissant aux allures de comptine entêtante (quand on vous dit que la trap repose sur l’esthétique de la répétition ! – et on ne vous parle pas du refrain de Twerk) de Vide ou de Somme semble exceller dans ce domaine, ses collègues ne sont pas en reste. Zed et Zefor, sur Mood, développent un dialogue particulièrement créatif et original, entre leurs deux timbres de voix. Le couplet chanté de Zed sur Triple S, volontairement noyé sous la production, vient apporter une originalité voire un aspect expérimental au son. Quant à Detess, son flow chantonné sur Don Pablo vient presque faire oublier le refrain plus classique – inquiétant comme 21 Savage  – de Zefor sur le même morceau, et son refrain aux airs d’incantation sur Calibre restera gravé dans les esprits.

Cette capacité à apporter du nouveau en se basant sur des poncifs se voit également dans les paroles du groupe. A priori, le rap de bicraveur de 13 Block n’a rien de nouveau en France. Et pourtant, par petites touches, le groupe réussit à faire de leur réutilisation de ce lieu commun, non pas une reproduction mais un réel recyclage : faire quelque chose de nouveau avec un matériau préexistant, ne serait-ce que dans leur sens du détail réaliste, qui donne tout le sel à leurs textes. Du« Saint-James au Oasis goût cassis » à la « cristaline », en passant par la « Clio 2» et les « deux pantalons »  le 13 Blo Gang ont un sens du détail savoureux, sensitif, qui nous donne une évocation très concrète de leur univers. L’évocation de ces éléments très simples, très concrets, donnent une teneur bien particulière aux textes des originaires de Sevran.

Parfois, cette manière de donner une saveur particulière à des textes, qui ont tout de ceux d’un rap de bicraveur assez simple en apparence, se passent dans une évocation du politique particulièrement fine. Ainsi, l’écriture de Detess, le membre le plus rocailleux du 13 Block, se construit quasi-systématiquement sur un mode binaire, jouant sur des effets de balancement, de chiasme, de parallèle, pour tisser des liens. Par exemple, sa punchline d’ouverture sur Don Pablo repose sur un système binaire d’opposition et de double mise en parallèle assez complexe : « Mon Dieu, que le ventre vide ne fasse pas en sorte que j’ai le cerveau vide / Et que le ventre rempli ne fasse pas en sorte que j’ai les couilles vides ». Sur CalibreDetess se sert de ce même système binaire pour mettre en balancement des considérations qui touchent au micro-politique (la vie au quartier) avec des considérations plus vastes (le néo-colonialisme, les hommes politiques). Ainsi, il met en parallèle le pillage de la République du Congo et les bicraveurs du rez-de-chaussée : « Dans la R.D.C se servent donc mes petits au RDC servent aussi. ».

De même, Zefor, sur son excellent couplet sur Triple S, donne aux pétards des Violences Urbaines Émeute chères aux groupe le son de la colère que les hommes politiques ne savent pas entendre : « Les plus criminels sont ceux qui nous pointent du doigts / Ceux qu’on voit en cravate ont bluffé nos rents-pa / On veut qu’justice soit faite mais ils l’entendent pas / Mais peut-être le chahut qu’fera ce pétard ».

Enfin, dernier moyen de construire du nouveau avec de l’ancien, le 13 Block se sert de cette imagerie de la bicrave et de la réussite, pour livrer leur mélancolie, en toute discrétion, dans les méandres de productions brumeuses et inquiétantes, à l’image des crépitements qui ouvrent Point d’interrogationsuivis d’un violon anxiogène, tout droit sorti d’un film d’horreur. Leur monde est un monde triste, où tout s’achète annonce Detess sur A1 A3 de manière glaçante : « Du bonheur en euros / La bonne qualité du vendeur fait sourire le drogué ». Plus loin, il confirme que tout cela est un jeu sinistre, routinier : « Acheter, vendre, des fois perdre, Monopoly ». Dans ce monde d’apparences, où le sourire n’est qu’une question d’argent, il n’est pas question de faire confiance aux autres. Zed l’affirme sur Mood, pétri de tristesse : « Dis-moi sur qui j’pourrais compter, dis-le moi / Même si j’aurai peur d’la vérité ». Derrière le luxe, l’argent, les rappeurs n’ont que la mort en ligne de mire : « Gros j’meurs dans combien d’temps ? » finit par demander Zed sur Calibre.

La force de ce nouveau projet de 13 Block est donc sans doute celle de ceux qui font du neuf avec du vieux. Le plaisir de l’écoute de l’album se trouve tout autant dans tous ces codes, autant musicaux que thématiques, que l’on retrouve que dans tous les albums de trap française, que dans la manière créative dont le quatuor et leur producteur les recyclent. La bande à OldPee s’applique d’ailleurs à elle-même cette esthétique : une simple punchline (« La sueur, la soif et les sous ») devient un emblème et le titre d’un projet (Triple S). Un gimmick (« Tu sais déjà comment on opère ») devient un refrain sur Don Pablo. Un autre (« Essaye de briller ») se retrouve tout au long de l’album, avant de devenir une urgence, dans son ultime forme recyclée sur Point d’interrogation Faut absolument qu’je brille »).

Et comment ne pas être d’accord avec cette urgence ? La maîtrise technique, leur complémentarité, la manière qu’ils ont d’échanger entre eux, de varier leurs flows, sans renoncer à une écriture surprenante et sensitive, devrait leur permettre de transformer définitivement le point d’interrogation en point d’exclamation. Sans doute parce qu’ils ont compris mieux que personne que la trap reposait sur une esthétique du recyclage comme source de créativité, le 13 Blo Gang peut le dire haut et fort, à travers la voix de leur leader OldPee, donnant son point d’orgue à l’épique A1 A3 : « Les rois de la trap, c’est nous jusqu’à présent ». Plus rien ne semble pouvoir arrêter les quatre trapézistes, « sur la route du succès en dérapant ».

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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