A peine digérés, le premier solo de Loko Vis ma vie et le projet 3 éléments, enregistré avec Karna et Chris Taylor et revoilà le co-fondateur du label Néochrome dans les bacs pour une nouvelle escapade discographique. Bouclé en quelques mois, sans effet d’annonce à retardement, l’album Décalages Horaires détonne par son calendrier qui tranche avec les longues périodes d’attente relatives aux dernières sorties de Loko. Plutôt habitué à prendre son temps voire à laisser trainer ses projets musicaux personnels au profit de son travail d’ingénieur du son, l’ancien animateur de 88.2 a décidé cette fois de prendre le taureau par les cornes. Il a profité du séjour à Paris de Karna en Septembre dernier pour enclencher une session enduro d’enregistrement en binôme. A en croire l’introduction, le Saint-Barth reconverti dans le tourisme dans le petit village de Corrosol n’était pourtant pas destiné à passer ses vacances métropolitaines en studio ; en atteste sa prise de distance avec le rap ces dernières années. C’était sans compter le pouvoir de persuasion de Loko parvenant à raviver la flamme de MC qui sommeillait en Karna et l’émulation musicale pouvant naitre des retrouvailles entre deux frères de son.
Le résultat est en tout point surprenant. La pochette chiadée du disque et le morceau éponyme Décalages Horaires, principal hors d’œuvre, laissaient augurer d’une interaction continue entre Loko et Karna narrant leurs existences respectives à 7000 km. Au final, rares sont les tracks où les deux rappeurs se retrouvent pour alterner les couplets. En réalité, l’impression qui se dégage est bien celle d’un décalage mais plutôt au niveau de l’écriture que de l’horaire comme si les deux bougres ne s’étaient que très rarement retrouvés dans la même pièce pour échanger et construire ensemble. Même quand la thématique est commune comme sur les morceaux Télécommande et K7 où les deux éléments s’adonnent à l’introspection, Loko et Karna préfèrent ne pas croiser le chrome et se concentrer sur leur propre destinée. Qu’en résulte-t-il ? Un handicap, un manque de cohérence ? Non pas franchement, la déclinaison d’un album en duo ne débouche pas indubitablement sur une juxtaposition de seize et il est préférable d’entendre deux rappeurs concentrés chacun de leur côté plutôt que les voir s’obliger sur chaque piste à enchainer à tour de rôle coûte que coûte. Dans ce contexte il semble donc préférable d’analyser séparément les prestations de chacun des deux MCs.
Concernant Loko, dès la première mesure de l’album on a le sourire aux lèvres. L’ex membre du Barillet démarre fort et redore son blason de rappeur au flow que nul n’a imité : « C’rap v’là un bail que j’lui ai dit bye bye, moi j’suis d’c’époque où Lady Di est die ». BIM ! L’instru à la sauce Philly signée Nizi a des allures de production de Stoupe et on imagine que Vinnie Paz n’aurait pas rechigné à poser sur une telle galette. Tri sélectif passe un bon coup de balai dans l’industrie, déposant à la benne les mythomanes, voyous fictifs et clasheurs en tout genre ayant contribué à dénaturer le mouvement. C’est précisément là que réside l’obsession de Loko, celle de ne pas accepter la transformation d’un art ludique en une vulgaire course à la réussite où règnent hypocrisie et mercantilisme. Sur Putain De Parcours, pépite sonore de l’album produite par Sheety samplant vraisemblablement une boîte à musique quelconque, Loko dépeint en toute simplicité l’époque où « on rappait pour un grec en dédommagement » avec sincérité et une pointe de nostalgie. L’amertume semble être mise de côté, même au sujet de la fin de l’aventure Néochrome, épisode douloureux pourtant que celui d’abandonner son label, son bébé en quelque sorte, après en avoir perdu petit à petit le contrôle et son orientation artistique.
Privilégiant depuis toujours la technique, les apparitions de Loko sur l’album sont plus lourdes de sens qu’à l’accoutumée comme si notre ingénieur du son s’asseyait sur le divan pour exorciser ses vieux démons. En témoignent les morceaux Télécommande et 1000 Excuses où Loko prolonge la réflexion entamée en 2004 sur l’excellent Pardonnez-Moi en compagnie d’Adès et Brasco. Bien sûr la légèreté n’est pas en reste et Le Monde De La Nuit sur un beat de Kasper, où les cloches synthétiques renvoient à la construction de Ma Main Droite, est là pour rappeler aux auditeurs que Loko n’aime pas trop se prendre au sérieux. On retrouve également du story-telling, son exercice préféré, sur La Rançon 2014, remix d’un vieux morceau dont la fuite sur le net ne lui avait toujours pas permis de trouver son format final. Loko y remédie en remodelant son scénario avec la mise à jour des protagonistes et en ajoutant de nouvelles punchlines : « jusque-là c’est fun ça parait tout banal comme une double anale pour Jenna Jameson ». Et pour finir, rien de tel qu’un bon exercice de style en mode débit rapide sur une instru concoctée par son pote Dolor. Tout cela histoire de se fortifier un peu l’ego, prouver à son auditoire qu’être à contre-courant ne signifie pas être à la rue et que Loko n’est pas insensible à la vague sudiste omniprésente dans le paysage sonore actuel.
Exit l’homme aux multi-casquettes, place à son acolyte antillais fraichement sorti de sa retraite anticipée pour mener à bien ce projet commun. Davantage reconnu pour sa plume efficace que pour son flow un brin monocorde, Karna semble n’avoir eu aucun mal à retrouver le chemin de l’inspiration. S’appropriant en solo six pistes de l’album pour une équité parfaitement respectée, notre caribéen explore principalement, à l’instar de son comparse, des thématiques d’ordre personnel, se replongeant la plupart du temps dans son passé. La constante principale de l’album se forge donc autour de la thérapie psychanalytique où chacun s’efforce de faire le point sur la construction de son identité. Entre souvenirs d’ado, amitié perdue, amour déchu, perte de proche et doutes propres à sa génération, Karna, appuyé par une écriture concise sans l’ombre d’une fioriture, n’en n’oublie pas l’éclaircissement sur ses débuts dans le rap et pourquoi il s’en est éloigné par la suite.
Privilégiant un accomplissement professionnel lui permettant d’assouvir son ambition, Karna s’enorgueillit de son statut de chef d’entreprise sur Flow De Parisien, point culminant de sa prestation, où il ricoche avec brio entre les nappes de synthétiseurs sur les impacts de grosse caisse, double-croches et triolets : « tu roules en Audi ? Bien ! C’est la voiture à Papa ? Traine pas près de Paris 20 tu vas t’faire passer à tabac ». Oublié le timbre terne de la voix mise en relief grâce à l’instru dirty de Thundabolts à la différence des boucles de piano (Punchliner 4) où la monotonie du flow refait surface. Au niveau de l’imagerie, Karna sait y faire et même s’il tombe parfois dans la facilité (« ça saute aux yeux même à ceux de Gilbert Montagné »), ses lignes nous gratifient d’un bon nombre de comparaisons jouissives : « N’as-tu pas l’impression de tourner en rond comme un torero d’Espagne ? » / « elle m’a pété le frein mais pas celui que tu fais réparer chez Feu Vert ». Sur le morceau final Départ Imminent, à soi-disant 12h du décollage de son avion, l’ancien équipier de Sadik Asken au sein du label Frenchkick y va de sa petite performance egotrip et signe un couplet très technique confirmant ses affinités avec les sonorités trap.
Ne pouvant laisser indifférent en raison de ses atouts multiples dont les principaux demeurent la qualité des productions, la propreté du mix et du mastering, (comme quoi les cordonniers peuvent aussi porter des Weston !), Décalages Horaires constitue un album très séduisant au-dessus des dernières sorties de Loko en solo ou sur 3 Eléments plus inégales et parfois difficiles d’accès. Dépourvu de réelle suite logique entre les morceaux, l’évidente faiblesse du produit, que n’arrange pas l’insertion inopinée du remix de La Rançon, le disque s’écoute plus comme une bonne compil’ où quasiment tous les morceaux se suffisent à eux-mêmes. Ne reflétant pas vraiment la complémentarité d’un travail d’écriture commun acharné sur du court terme, Décalages Horaires ne peut par contre en aucun cas être taxé d’album bâclé tant les deux artistes se sont appliqués sur la feuille et en cabine. T’as reconnu le style ? Ah ah….
la chronique est propre tonton walker.