« J’ai beau arpenter chaque nouvelle journée ces mêmes rues, ces mêmes squares pleins à craquer d’organes et d’éclats de voix, de sonneries de téléphones et de claquement de talons hauts, au final rien n’y change jamais. Rien ne bouge d’un cil. Aucune trace de chaleur humaine, aucune trace d’échange, aucune trace de vie… » (Notes prises dans le désert, Ludovic Villard)
Mais alors, où sont les vivants ? Peut-être ailleurs, à part. Sans doute sont-ils de ce « monde X, hypothétique », celui que l’on aperçoit entre les courbes des lettres, dans le bal dansant des mots. Un monde qui n’est pas « celui de l’oppression » ni « celui de la violence » mais celui de la lecture selon Louis Calaferte dont la voix parsème les premières notes de ce mini-EP dans Fragments d’une vie oppressive.
Quant à ce trop court opuscule, il est tout aussi riche que les précédentes productions du rappeur lyonnais et porte avec lui une multitude de sens et d’ouvertures. L’image est une vanité, un Memento Mori soufflé à l’oreille de ceux pris au jeu du monde. La musique est une audace, une cadence insoumise aux rythmes des conventions. Les textes sont des « tas de bourgeons » qui poussent tout au bout des branches, tout en haut des arbres : pour qui veut bien faire l’effort de les cueillir. L’homme vivant est un mince bouquet de torpeur, fin et désinvolte, qui prodigue l’odeur d’un ailleurs plus juste et plus spirituel.
Pour aborder la teneur des textes, disons d’abord que l’essai L’homme vivant de Calaferte, auquel l’EP rend hommage traite, en gros, du devoir d’insoumission de l’homme dans sa quête du divin face aux récupérations politiques et institutionnelles du sacré. C’est en ce sens que Lucio Bukowski ne peut « qu’encourager l’éveil et la culture» pour échapper aux suffocations de la modernité. Il prône, à travers trois textes marqués d’irrévérences et de dérision, une nécessité d’évasion des logiques dévastatrices et abrutissantes du schéma libéral. S’il s’en prend à la pensée occidentale pour sa « science matérialiste » et son rationalisme cartésien (« nique René Descartes »), le rappeur s’emploie surtout par son mot au renversement des grandes figures – illégitimes– de la société. Il s’attaque à ce monde de faiseurs d’illusions (Les faiseurs d’illusions sortent des lapins morts de leurs chapeaux) où les valeurs humaines sont échouées, où « ils ont même appris aux pauvres à mépriser les pauvres ».
Dans le refuge de la solitude, terre de lecture et d’écriture, Lucio invite donc l’auditeur à suivre ses déambulations spirituelles : « je m’évade sous vingt-six apparences possibles, je les additionne et m’échappe de mes carences fossiles ».Dans cette longue quête parsemée de mélancolie (Solitude & Bouddha Bleu) comme de phases plus virulentes (L’homme vivant), le rappeur butine la connaissance et la beauté loin des champs industriels. Critique d’une dictature de la rentabilité, où il est horreur de perdre son temps et où il est normal que la vie se gagne, Lucio Bukowski nous ramène à l’étonnement premier : au miracle de l’existence même. Car si dans le tumulte de nos routines et de nos courses, le rythme frénétique du monde et de ses désirs, l’art sert à quelque chose c’est bien à l’évasion. Il est une forme de voyage, un chemin qui nous ramène à l’essentiel, un aller simple vers le retour. L’homme vivant est un rappel à l’esprit ou un appel à vivre malgré le chaos du monde. Alors, avant « que nos cendres servent d’engrais à Monsanto », tâchons d’être vivants.
[…] aussi : la chronique de L’Homme Vivant et les 5 Films de Lucio […]