Le 28 juin 2012, dans Mo Monnaie (Remix), Alpha Wann annonçait un EP à paraître pour le 29 octobre de la même année. L’EP en question ne devait sortir qu’un an et demi plus tard, en janvier 2014 sous le titre d’Alph Lauren. L’attente de l’album commençait alors, sans cesse rallongée, la flamme de l’impatience sans cesse ravivée au gré des titres lâchés sur Soundcloud, des rumeurs et des changement de pseudo Twitter. À l’arrivée, Une Main Lave l’Autre ou UMLA pour les intimes, est un projet remarquable. Mais était-il vraiment celui que l’on attendait depuis si longtemps ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord s’interroger afin de savoir ce que l’on attendait d’Alpha Wann. Dans nos fantasme les plus fous, nous espérions qu’Alpha Wann sorte un album absolument fracassant, brutalement majestueux. Une sorte de My Beautiful Dark Twisted Fantasy français. En réalité UMLA est l’aboutissement logique du travail d’un stakhanoviste du rap, biberonné aux Sages Po’ et aux X-Men : un album d’une intense sobriété, presque minimaliste, centré sur la volonté d’élever le rap au rang de science exacte, tant sur la forme que sur le fond.
Sur la forme, UMLA est un album remarquablement calme. Doux même, presque discret, très éloigné du son pléthorique, rempli de glitchs sonores et d’enchevêtrements de voix que l’on a un peu pris l’habitude d’entendre cette année. Aucun tube, pas de chant, quasiment pas d’ad libs, des featurings choisis avec le plus grand soin et des instrumentales raffinées sans être, toutefois, éclatantes. Si l’on voulait pinailler, on irait jusqu’à dire qu’elles constituent un point faible de l’album du fait de leur neutralité, mais cette apparente neutralité n’est en aucun cas due au hasard. Il s’agit de ne pas distraire l’auditeur du véritable intérêt du projet : l’écriture du Phaal à la fois sèche et imagée, méticuleusement canalisée dans des schémas de rimes tranchants mise au service d’un subtil équilibre entre égotrip et introspection.
En effet, chez Alpha Wann, l’égotrip n’est jamais gratuit. UMLA met en scène la lutte intérieure qui fait rage dans le cerveau du Phaal. Depuis un hémisphère, Alpha Wann revendique sa supériorité et sa volonté de succès d’une manière somme toute assez attendue. Depuis l’autre, il évoque ses incertitudes, ses doutes, ses insécurités et dévoile l’homme derrière le MC. Dans Pour celles, Alpha évoque le souvenir de ses premières conquêtes, mais aussi sa prétendue laideur, sujet qui émaille régulièrement son oeuvre. Dans Fugees ou Une main lave l’autre, le morceau éponyme, Alpha utilise encore des mots très durs à son propre égard, lorsqu’il évoque l’embarras et les difficultés que sa vie d’artiste causent à sa famille (ce qui n’est pas sans rappeler le célèbre Blessé dans mon ego de La Rumeur).
En creux des prouesses rapologiques accomplies, Alpha dessine un portrait nuancé de lui même, et jette un regard honnête sur ses bons et ses mauvais moments (comme ses prestations oubliables aux RC ou ses errements amoureux), tout en exprimant ses inquiétudes quant au futur qui se profile pour ses petits frères, dans 1500 ou Olive & Tom.
C’est cette qualité intrinsèque du propos qui fait réellement briller UMLA, au delà de la technique du MC parisien. Tel Héphaïstos (le forgeron borgne et boiteux de l’Olympe qui fabriqua la foudre de Zeus de ses mains), Alpha Wann a travaillé sa matière avec la discipline et le soin que l’on réserve aux grandes choses. Le résultat est un album d’une qualité supérieure à celle que l’on a eu l’habitude de connaître chez les membres de l’Entourage, extrêmement exigeant et laissant peu de répit à l’auditeur, et donc, naturellement destiné à un public d’initiés.
Pour autant, UMLA n’est pas dépourvu de contradictions.
Eh j’ai passé trop d’temps à développer un style incroyable pour le partager avec n’importe qui, comme ça là, j’sais pas quoi en featuring… Tout l’temps… les collaborations mes couilles…
Du haut des sommets de sa maîtrise, Alpha Wann semble plus seul que jamais. Alpha Wann est de ces rares MC’s dotés de la capacité exceptionnelle à faire oublier la prestation de ceux avec qui ils rappent dès qu’ils ouvrent la bouche. L’homme s’est forgé une réputation de kickeur impitoyable dans les morceaux choraux de 1995 et l’Entourage ainsi que dans les Grünt Session (allez voir la Süre Mesüre #2 si vous ne nous croyez pas), où sa puissance en freestyle l’imposait généralement comme MVP parmi d’autres artistes tous très talentueux.
À la manière d’un grand attaquant, Alpha s’est fait connaître pour ses prestations aussi brèves que fulgurantes, sa précision et la qualité de sa finition au moment décisif. Dépourvu d’un collectif qui joue le rôle de faire valoir, la grande qualité de l’album peine parfois à s’exprimer pleinement. La cohérence extrême du projet ne facilite pas l’enthousiasme à propos d’un ou plusieurs morceaux en particulier, et ceux qui découvriront Alpha Wann par le biais d’UMLA seront immédiatement conquis ou rebutés sur l’instant. Le Phaal n’est pas là pour apprivoiser son public et UMLA résonne souvent comme un grand « qui m’aime me suive ».
Si l’on ne peut pas reprocher ce parti pris à un artiste qui se définit explicitement par sa radicalité, on ne pourra pas s’empêcher de souvenir de ce que ce même artiste laissait échapper dans un projet précédent : « DJ Lo (c’est mon DJ) il me dit qu’j’aime pas la vie, j’lui dit qu’j’aime pas la vie qu’jai« . Entre succès d’estime et vœu de fortune, le cœur d’Alpha balance, et si le premier l’a clairement emporté cette fois-ci, combien de temps avant qu’il ne penche vers les rimes simples qui payent le Série 5…
Les fans aiment Phaal et ils ont peur qu’il rate
J’suis au sommet de leur pyramide, j’suis l’dernier rappeur qui rappe.
Cette rime issue de Cascade (Remix) résume en substance l’enjeu qui pesait sur UMLA et la raison du concert de louanges qui s’est élevé pour accueillir la sortie de l’album. Le public, nous compris, adore Alpha. De tous les rappeurs de la nouvelle vague boombap du début de la décennie il est le seul à avoir toujours refusé la moindre concession, non pas à la modernité mais à la mode.
Paradoxalement, si UMLA n’avait pas été l’album d’Alpha Wann, il y a fort à parier que le projet serait passé relativement inaperçu comme l’indiquent les chiffres de vente en première semaine assez catastrophiques de Nuit, l’album de son collègue Jazzy Bazz qui partage de nombreuses qualités avec UMLA. Seul le Don avait les épaules assez large pour porter une telle ambition à son aboutissement sans faillir ni céder à la facilité.
À travers une rigueur implacable et un refus de céder à l’injonction du buzz permanent, Alpha Wann a gagné ses galons de haut gradé du rap français, et si UMLA n’est pas encore le chef d’oeuvre d’Alpha Wann dont on rêvait, c’est à coup sûr déjà un classique auquel on reviendra encore et encore.