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[Chronique] Deen Burbigo – Grand Cru, première dégustation

Une pochette magnifique, un succès d’estime qui commence à dépasser les frontières du rap, un bagage musical solide depuis 2011, Deen Burbigo nous invite à déguster son premier album Grand Cru, on le prend au mot.

Le sol :

Les valeurs du sud et l’appétit parisien, la faim et la passion, la finesse et la patience, ce sol des plus riches est celui que Deen a choisi pour développer son art. Porté (et porteur) par le succès de l’Entourage, le rappeur a attendu trois ans afin que Grand Cru arrive à maturité.

Millésime :

Rappeurs qui chantent, volonté d’élever le rap au-delà de ses frontières, musicalité, instru’ aériennes, décadence du boom-bap, Deen a parfaitement intégré les sonorités actuelles à son bagage de références. La vinification de son Grand Cru se caractérise par un pêle-mêle d’influences intelligemment digérées. Les novices ingurgitent sans savourer, et dans leur ivresse, reproduisent ce qu’ils ont ingéré en piètre qualité ; avec l’âge on apprend à garder la tête froide pour construire sa propre identité musicale, c’est le pari réussi de cet album.

L’étiquette :

Téléphone Arabe. Le visuel extrêmement soigné de la pochette laisse présager d’un projet racé, caractériel et élégant. Quinze morceaux, six featurings parmi lesquels on retrouve entre autres Némir, Caballero, Gros Mo ainsi que des têtes de l’Entourage, le chef et le feu. Après deux EP, cet album promet l’affirmation de son style, de la cohérence, et des certitudes pour transformer les promesses.

« Dans l’ventre de la Bête,
N’attends pas qu’elle te digère
Garde en tête que les plus grands changements
Naissent des plus petits gestes.
On a tous notre influence, les océans n’existeraient pas
Sans les ruisseaux, les fleuves et leurs affluents.
Tu peux faire le bien avec un regard, le mal avec un silence,
On érige des murs entre les gens, les médias en sont l’ciment. » – Pas une autre

Dégustation :

D’emblée, la texture des morceaux offre des saveurs plurielles qui s’accordent bien entres elles. Âpre par le rap, doux par le chant, le Grand Cru est cohérent de bout en bout. Un morceau comme Là gamin est un pur défouloir où l’on retrouve l’arrogance travaillée du rappeur, tandis que le single Pas une autre est voué à conquérir un public plus large grâce à sa teinte pop qui n’empêche cependant pas Deen de rapper fort sur les couplets. Le Grand Cru est un ensemble de goûts différents, subtils, qui empêche le sentiment d’écœurement parfois ressenti à l’écoute de disques où les morceaux sont trop semblables. Le morceau Ma bande avec Jok’Air est à lui seule l’illustration de cette variété cohérente.

Une saveur particulière attire nos papilles : l’arrogance comme masque de l’humilité. Le morceau Fils de riches a cette double teneur, entre la fanfaronnade égotrip « Prodige aux rimes aiguisées / Ma femme se balade dans Paname / À voir mes produits dérivés / Mon taff est solide et prisé » portée par un titre racoleur d’un côté, et la maturité qui permet de se projeter sereinement vers une vie simple de l’autre « On doit rentabiliser nos prises de risque / Que nos gosses soient fiers d’être des fils de riches ». Un choix d’angle intelligent qui a le mérite de mêler la fierté du chemin parcouru avec l’humilité face à la route qu’il reste à parcourir. La force de l’album, c’est d’avoir réalisé une œuvre accomplie et carrée alors même que les textes évoquent sans cesse une tension entre la carrière certes déjà honorable du rappeur, mais qui n’a pas encore totalement explosée  « Des problèmes de pauvres et des problèmes de star : ma vie n’a pas de sens » (Retour en arrière).

Deen dit en interview qu’il avait encore du mal à se livrer pleinement dans sa musique, « du mal à s’confier » comme diraient les membres de la Scred. Or, pendant notre dégustation, le Grand Cru paraît certes pudique, mais en aucun cas fade. L’expression de l’intime n’emprunte pas les formes traditionnelles des morceaux introspectifs (exception pour Rêve d’ado qui clôt l’album) mais se conjugue le plus souvent avec le rapport aux autres. En parlant des autres, Deen parle de lui, par des comparaisons ayant pour effet de projeter la lumière ailleurs que sur lui-même, et surtout par la convocation du collectif quand il exprime ses convictions personnelles « C’est pas la vie qu’on veut » (Pas une autre) ou encore le morceau On y va. Finalement il se retrouve seul sur cet album pour mieux exprimer son besoin du groupe et des autres (beaucoup de feats pour un premier album solo). Dans le morceau En principe, on ressent une vision de vie, une philosophie qui en dit au final bien plus sur le bonhomme qu’un quelconque détail intime, qui au-delà de ravir les fanatiques ne permet pas de comprendre la psychologie de l’artiste. La pudeur n’empêche pas le don de soi, Grand Cru gagne en personnalité à chaque gorgée dont on apprécie l’authenticité.

L’écriture de Deen laisse désormais davantage de place pour les silences et gagne en fluidité, ce corps plus léger permet au Grand Cru d’être plus efficace. La punchline bête et méchante qui tire un sourire s’efface progressivement vers des phases qui cristallisent une idée, le sens d’un morceau, un fragment de réflexion. Elle n’est pas gratuite. Son goût amer dont on raffole s’estompe en fond de bouche pour révéler un propos plus sucré et nourrissant « J’ai pleuré MegaUpload comme si c’était un membre de ma famille / À l’heure où certains meurent de la famine » (Retour en arrière). L’écriture est enroulée sur elle-même par les multi-syllabiques, les sons se répondent grâce à leurs ressemblances pour révéler des oppositions de sens : « J’ai rencontré une pétasse et voulu l’assagir puis j’ai rencontré une vraie femme et j’me suis vu la salir » (Faut pas t’en faire).

La fin de bouche est plus légère, aérienne dans les sonorités, et si les morceaux de clôture sont agréables, la multiplication des refrains depuis la première gorgée rend cette fin de dégustation moins surprenante, avec l’arrière-goût de déjà-vu dans les structures notamment. On peut aussi se demander si le goût – aussi plaisant soit-il – de ce Grand Cru perdurera dans le temps tant les sonorités sont ancrées dans ce qu’il se fait actuellement. Qu’importe, Deen termine avec le sentiment d’accomplissement et la promesse de nouvelles vendanges à venir « J’ai accompli mes rêves d’ado, j’dois accomplir mes rêves d’adulte » (Rêve d’ado).

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

3 commentaires

  1. Ça fait plaisir de voir des passionnés écrire des chroniques !

    Fallait que je laisse un commentaire pour approuver ça !

  2. Lauren, oui, souvent même, mais quand on est totalement déçu on prend rarement le temps de faire une chronique à charge. En revanche cette chronique n’approuve pas à 100% le projet, il y a de la nuance. pour ma part, je n’ai pas été déçu de l’album de Deen car je n’en attendait pas grand chose, contrairement à beaucoup de ses suiveurs qui ont été gonflés à bloc pendant la longue attente de 3 ans pour voir cet album. Et puis la chronique est un point de vue subjectif, je l’ai écrite le jour de la sortie, sans me plonger dans l’avis des gens qui après coup il est vrai était souvent mitigé ! Cet album présente néanmoins beaucoup de qualité, malgré la déception ! merci pour ta lecture en tout cas !

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