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[Chronique] Eddy Woogy & Lucio Bukowski – Bélugas, tant pis pour la fin de l’espèce

Entre le blockbuster de Niska, le retour d’Oxmo Puccino et les premiers albums de Zikxo et de Nemir, le rap français a fait sa rentrée le 6 septembre et, comme souvent, certains projets ont concentré l’attention médiatique aux dépens d’autres sorties plus confidentielles.

A Lyon, Eddy Woogy et Lucio Bukowski, piliers du collectif l’Animalerie, ont dévoilé le 2 septembre l’EP Bélugas, fruit de leur collaboration produit, mixé et mastérisé par le premier et joliment mis en image par le second. S’ils ont en commun la productivité (Lucio a livré Aucun Potentiel Commercial 2 en décembre 2018 et Eddy son EP Ke Za Ko en mai 2019), les deux gones partagent également une exigence en matière d’écriture. Construite au fil des ans et des albums, leur maîtrise en termes de rimes, de figures et de références se double aujourd’hui chez Eddy et Lucio d’un avant-gardisme musical que ne démentent pas les six pistes de cet opus.

Les productions qui colorent ce court projet plongent l’auditeur dans une sorte de pesanteur, aérienne comme par exemple sur Cornet Gloss, piste instrumentale ouvrant l’EP, ou sous-marine sur le morceau Bélugas, où certains sons semblent tout droit sortis d’un submersible explorant les profondeurs. Redoutablement efficaces sur boom-bap (Eddy Woogy à l’époque où il opérait sous le nom de Dico, et Lucio sur la plupart de ses albums), les deux Lyonnais ont opté sur cet EP pour des beats plus cloud, auxquels ils ont su avec habileté adapter leurs schémas de rimes.

Membre de l’Animalerie, Eddy fait également partie d’un collectif plus réduit, le groupe Bavoog Avers, dont certains rappeurs (Eddy, Nadir, Kalan) ont développé et perfectionné la construction de multisyllabiques basées sur des allitérations. Dans cette veine, Bélugas fait la part belle à cette technique spécifique qui contribue à singulariser le projet (« J’te conseille d’jouer au faux débile, d’esquiver tout c’qui fait des bulles. Regarde ton reflet au fond du bol, et puis tant pis pour la fin du bal », Vipères et nids d’poules). Chez Lucio, si les rimes finales sont de facture plus « classique », les prouesses techniques sont, au-delà des figures stylistiques et des allusions, à chercher dans les jeux de sonorités créés à l’intérieur même des phrases. Si l’on reste sur l’allitération, on en retrouve ainsi plusieurs brillants usages dans l’EP, comme sur le morceau Fleuves d’avant : « C’est pas la panacée je sais, j’essaie d’essaimer des sommets, piétine des serpents à sonnettes ».

Dans la manière de poser et de présenter les sujets de leurs textes, les deux rappeurs divergent par certains côtés. Là où Eddy évoque les réalités sociales et les moments vécus de manière assez directe, sans autre filtre que le ton faussement enfantin qu’il emprunte sur plusieurs passages, Lucio décrit ce qui l’entoure sur un mode souvent blasé, parfois cynique, en puisant dans un répertoire extrêmement large de figures réelles, fictives ou mythologiques (se croisent ainsi dans Bélugas la déesse Aphrodite, le chorégraphe Maurice Béjart ou l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié Ier). Un des aspects rapprochant les deux Lyonnais réside toutefois dans leur inimitable capacité à mettre des mots sur des situations banales ou inconvenantes. Dans ce registre, le couplet de Lucio sur le morceau 1, 2, 3 Soleil met une nouvelle fois en évidence la maîtrise de ce dernier quand à la mise en scène de personnages égarés, l’homme enfilant son fut’ dans la cage d’escalier rappelant à certains égards le marginal dépeint dans le morceau Salto (sur l’album Chansons, avec Mani Deiz, 2018).

T’arrives chez toi, noir soluble. Où sont tes rêves d’absolu ? 1, 2, 3 Soleil

Cette marginalité qui émane des figures humaines décrites dans l’EP, mais aussi plus largement de la musique d’Eddy et Lucio en elle-même, est le produit d’un puissant rejet face à une société broyeuse d’individus. Dans Bélugas, les deux artistes lyonnais rappent à plusieurs reprises les refuges censés abriter de la réalité glacée : perche, Guronsan et rades de nuits, des remèdes décrits dans le même mouvement comme des abîmes potentiels. Si l’on ne trouve pas dans l’opus de critique politique directe quant à l’état présent du monde, le modèle individualiste est dénoncé entre les lignes (« Qu’on te l’avoue, qu’on te le cache, quand t’es levé c’est chacun pour son cash », 1, 2, 3 Soleil), au même titre que l’hypocrisie des discours libéraux (l’ironie de Lucio quand il dit « On a l’air bien con mais quand même « Youpi », une maison, un arbre, un chemin, T’choupi ! » rappelle le plus lapidaire « t’as encore un peu d’eau et d’air pour eux disons que c’est pas trop mal », Oppenheimer, Chansons).

T’attends la suite d’un pilote fort médiocre. T’attends la suite à grand renfort d’médocs, Fleuves d’avant

Face à une société plongée dans les eaux glacées du calcul égoïste, le propos de Bélugas ne respire pas particulièrement l’optimisme et l’humanisme. L’un comme l’autre, les deux gones posent un regard dur, inquisiteur sur la masse qui les entoure. La critique est moins véhémente que sur certains morceaux précédents (Transmigration des ânes pour Lucio ou Cheptels, avec Anton Serra, pour Eddy) mais la « milice des gens », les « délires chics », « les psys et leurs « contrôlez-vous » » et de manière générale ceux qui se mettent « dans la peau d’un autre » en prennent quand même pour leur grade. Pas vraiment d’espoirs ou d’échappatoires esquissés donc, pour voir l’être humain sortir de sa condition de « race maudite », et il faut dire que l’état général de la planète fait plutôt écho aux discours moroses. De ce fait, se couper de la réalité apparaît parfois comme la seule issue possible et souhaitable, comme le résume bien Eddy : « J’entends tous les cœurs du monde pisser l’sang, j’ai vraiment aucune raison d’baisser l’son » (Vipères et nids-de-poule).

L’EP Bélugas n’est toutefois pas une œuvre défaitiste. Bien plus qu’un réquisitoire social, l’opus est une entreprise d’introspection qui révèle une belle dose de lucidité, réchauffant quelque peu les morceaux du projet. Si les deux MCs dévoilent, notamment sur le morceau Fleuves d’avant, un quotidien façonné par l’ennui et l’attente (« j’attends pour rien », « j’attends l’attente »), ils divulguent également quelques palliatifs contre ces maux, littérature et alcools de choix pour Lucio, solitude et aspirations alternatives (« il me faut du bambou et une bâche ») pour Eddy.

Le morceau Vipères et nids-de-poule, sans doute le meilleur de l’EP, conclut la collaboration sur une note finalement assez positive. L’introspection est plus poussée que sur les autres titres, plus accessible aussi. Le propos des deux rappeurs oscille entre doutes, apaisement et confiance en soi durement acquise. Questionnements et déceptions demeurent quant aux sentiments, amoureux ou amicaux (« madame je t’aime mais j’ai plein d’plans qui ratent », « les gens m’appellent moins je les ai lassés ») mais ils semblent globalement recouverts par l’expression d’une paix intérieure bien établie (« si tu veux savoir j’crois qu’j’me suis décelé », « j’suis tout ce qu’il ne sont pas et ne s’ront jamais »). Est célébrée dans ce morceau une forme de vie à la marge, hors des déguisements quotidiens et du confort factice dans lesquels évoluent la plupart des gens.

Bonne surprise de la rentrée rapologique, Bélugas vient rappeler que L‘Animalerie, un peu moins exposé que par le passé, demeure un vivier créatif sur lequel il est bon de garder un œil. Les récents morceaux de Robse et l’album à venir de Lucio Bukowski (Hôtel sans étoile), produits par le manitou Oster Lapwass, sont autant de signes de la vitalité du collectif.

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