Deux voix aussi rauques que celle de Jeanne Moreau, des textes ciselés, une pochette au style gothique, une prod sombre et un refrain à la mélancolie entêtante… Aucun doute possible : quand le morceau L’encre de nos veines est sorti cet automne, on savait d’avance que l’album commun (annoncé de longue date) du toulousain Furax Barbarossa et du grenoblois Jeff le Nerf tiendrait ses promesses. Les deux provinciaux ont déjà eu de nombreuses fois l’occasion de poser ensemble (on pense surtout au morceau La rime galère à sourire paru sur l’inoubliable Testa Nera de Furax), mais ce Dernier Manuscrit est l’occasion de les entendre plus longuement en duo (plus quelques feats, on y reviendra) sur un format de 13 titres.
A première vue, rien ne semblait destiner nos deux compères à se retrouver sur une galette commune : l’un est issu de feu le collectif IV My People, l’autre est un métaleux reconverti. L’un n’hésite pas à poser sur des prods modernes, l’autre n’aime que le boom bap et les violons mélancoliques. Pourtant, les ponts sont nombreux entre leurs univers : couplets viscéraux, thématiques sombres, écriture mature et introspective, désintéressement du reste du rap game et évolution en indépendance. Après écoute, la collaboration s’impose comme une évidence et les différences s’effacent au profit d’une cohésion dont la noirceur n’a d’égale que la qualité.
L’album s’ouvre sur Légendaire, solide entrée en matière qui fait office de présentation pour les deux « pitbulls provinciaux ». Mariant « la patate et le rap » ; « le talent et le mort », Jeff et Furax rentrent dans le tas d’entrée de jeu et posent ici le décor et l’ambiance qui nous attendent pour l’heure qui suit. On n’y pense peut être pas assez souvent, mais le premier morceau d’un disque est vraiment important : c’est souvent lui qui déroule le fil rouge du projet, qui permet d’accrocher l’auditeur pour lui donner l’envie d’aller plus loin. Dans ce cas ci, la mission est accomplie !
Peu étonnant quand on connait un minimum l’œuvre respective des deux zigues, l’atmosphère de ce LP est sombre et pesante, et les thèmes choisis le sont également. Pour exemple, l’excellent morceau Conte de fée évoque tour à tour pédophilie, trafic d’humains, paradis artificiels, violence de l’Histoire… Malgré son coté un peu fourre tout, il réussi a attirer l’attention sur quelques sujets peu traités dans le hip-hop et nous offre un voyage sans concessions dans ce que l’être humain a de plus lâche et détestable, bien loin du pays des merveilles qu’on nous vend à tours de bras.
Autre chanson à thème, Le préau te cause 3 propose une réflexion immersive et intéressante sur le fil tendu entre misère et criminalité, et ce qui peut pousser certains à basculer. C’est encore une fois une franche réussite, une antithèse du gangsta rap originale et loin des clichés…
Eh pélo filme, contrains d’laver ma rime
Puisqu’on pardonne les pédophiles contre un « Avé Marie »
Autre bijou d’écriture, Le mal par le mal marque dès la première écoute. Enragé, ouvertement politique sans être partisan, ce morceau est l’un des plus réussi de l’album, et énumère ce qu’un français lambda peut ressentir en regardant le grand cirque télévisuel où défilent : impunité des politiques, xénophobie ambiante, violences policières… Qu’on soit d’accord ou pas avec le propos, il est indéniable que ce morceau dégage une vraie force et met le doigt là où ça fait mal. C’est l’exemple même du morceau de rap contestataire intelligent. Sans tomber dans l’excès ou la facilité, il expose simplement un point de vue qui est sans cesse ignoré par les médias dominants de manière brut, concise et claire. Ce morceau trouverait sans peine sa place au panthéon des morceaux de rap engagées aux cotés de Kery James ou Médine pour ne citer qu’eux.
Pour se faire élire les politiques nous piquent ça, nan ?
Y sont plus que des punchlines, il manquerait plus qu’ils kickent salement !
Le tout est bien entendu servi par la technicité et les textes sans failles du duo : l’écriture allie la fougue et la force de la colère à la sagesse et la réflexion. Que ce soit pour l’un ou l’autre MC, les textes sont clairement de très haut niveau, très denses et riches de (double) sens. L’album nécessitera de nombreuses écoutes et passages sur Genius pour bien en saisir la profondeur, tout en restant suffisamment imagé et explicite pour saisir l’auditeur dès la première écoute. La complémentarité des deux artistes joue bien sûr beaucoup : le phrasé coup de poing très marqué street de Jeff le Nerf est un contrepoids pertinent aux rimes multisyllabiques très complexes de Furax. Sans chercher à comparer deux rappeurs aux styles assez différents, force est de constater que la qualité est constante d’un bout à l’autre du disque et qu’aucun déséquilibre ne se fait sentir entre eux.
Cet équilibre n’est nullement perturbé par le choix des featurings. On retrouvera d’abord sur le morceau 5 Majeur quelques têtes bien connus de ceux qui suivent le collectif Bastard Prod : 10vers, Neka et Grain d’sable répondent présent sur une de ces prod géniales aux accents gothique dont Toxine a le secret. Plus légère que les autres chansons, cette interlude à cinq voix offre une chouette bouffée d’air frais au milieu de cet album noir, dans une ambiance bons copains qui peut rappeler celle d’albums comme Inglorious Bastardz.
Changement d’ambiance pour la neuvième track : sur un fond de guitare espagnole délicatement mélancolique, Kool Shen ouvre le morceau Océan de Couleuvres. On connaissait déjà ses affinités avec Jeff, qu’il a contribué à lancer et avec qui il a collaboré à plusieurs reprises, et sa présence sur ce morceau, bien que se résumant à un rapide couplet, est un plus non négligeable. Les quelques phases de la moitié du Supreme NTM laissent une drôle d’impression : on sent le vétéran du rap désabusé, fatigué et victime des nombreuses désillusions qui accompagnent le succès. Cette amertume contrastant avec la légèreté de l’instrumentale donne un morceau vraiment original qu’on réécoutera de nombreuses fois avec plaisir. Jeff et Furax ne sont bien sûr pas en reste, avec chacun un couplet réussi dans la même lignée, ajoutant au morceau une pointe de nostalgie touchante.
Comme une séance de plongée où l’on remonte des profondeurs par paliers, la fin de l’album relâche progressivement la pression et apporte un peu de lumière et d’espoir à ce tableau obscur et triste. D’abord, la chanson La prunelle de nos yeux qui évoque la paternité avec une tendresse inattendue. Les deux énervés s’apaisent en évoquant leurs filles respectives, et réussissent à nous toucher dans un registre où on ne les attendait pas forcément. Difficile de ne pas créer un parallèle avec Booba, dont l’album sorti quelques jours plus tard contient la chanson Petite fille dont on a beaucoup parlé, mais dont l’intensité n’égale pas celle de La prunelle de nos yeux. A vous de voir laquelle vous parlera le plus des deux !
L’album se conclut enfin sur ce qui est sans doute le morceau le plus personnel et poignant de l’album : Guérir. Avec ses allures de bilan de fin de carrière (longtemps annoncée pour Furax, actée depuis peu pour Le Nerf), ce superbe morceau conclu le disque sur une note d’espoir, avec une outro irradiante de lumière. Une vraie claque, dont on vous laissera la surprise de la découverte.
A l’heure des superproductions et des chiffres de ventes astronomiques de certains artistes, il est difficile de ne pas être admiratif devant le travail d’artisan que représente Dernier Manuscrit. Diamant noir dont la quintessence ne se révélera qu’à qui veut bien l’examiner sous tous les angles, exigeant et dense, ce disque transpire l’authenticité et la sincérité par tous les pores. C’est une œuvre essentielle dans la discographie des deux poètes urbain que sont Furax Barbarossa et Jeff le Nerf, et malgré l’apparente rudesse qui s’en dégage, on y trouve une certaine sensibilité et une universalité devant laquelle on ne peut rester indifférent. Un album indispensable qu’on ne peut que vous recommander, et dont les morceaux passeront sans problème l’épreuve du temps, tant ils ont un goût de reviens-y.
Profitons en pour souhaiter le meilleur à Jeff le Nerf qui a récemment annoncé son intention de se retirer du hip-hop. Bravo pour cette sortie par la grande porte, même si le succès commercial n’a jamais vraiment répondu à l’appel, nul doute que le succès d’estime est bien là. On sera nombreux à se souvenir de tes morceaux ravageurs. Bonne continuation, et merci.
Tu peux, dans ce cas, consulter nos tops 10 des meilleurs beatmakers de l’année publiés chaque année dans nos colonnes depuis 2014:
– http://lerapenfrance.fr/top-10-beatmaker/
– http://lerapenfrance.fr/les-10-beatmakers-qui-nous-ont-marques-en-2015/
– http://lerapenfrance.fr/nos-beatmakers-preferes-2016/
– http://lerapenfrance.fr/top-beatmakers-2017/
Bel article. Oeuvre bien comprise et belle plume. Dommage que les beatmakers soient quasiment occultés. Comme souvent dans le game.
Bravo Lucas,
Un réel style , une analyse pertinente . Je n’y connais rien au rap pourtant ta chronique m’a donné l’envie de découvrir cet album.
Bonne continuation. Bises