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[Chronique] Grand Corps Malade – Il nous restera ça

On l’avait rapidement évoqué il y a quelques semaines, « l’album d’auteurs » Il nous restera ça, orchestré par Grand Corps Malade et comprenant les participations de Lino, Renaud, Jeanne Cherhal, Richard Bohringer, Ben Mazué, Erik Orsenna, Luciole, Hubert-Félix Thiéfaine, Fred Pellerin et Charles Aznavour, est dans les bacs depuis le 23 octobre. Le concept ? Un album, onze auteurs, une phrase : il nous restera ça. Une collaboration originale, unique, entre des chanteurs, rappeurs, conteurs, acteurs et écrivains,  qui se concertent pour réaliser ce projet perdu quelque part entre le slam et la poésie. Pas de rap ici, certes, et on pourrait trouver qu’un tel album n’ait rien à faire sur ce site ; mais l’amour du rap passe aussi par l’amour du texte, et on se devait de vous présenter ce projet, plus par amour du texte que par amour du rap, et parce que la simple présence de Lino parmi d’autres si grands auteurs est un hommage magnifique au rap dans son ensemble et que ça, c’est quelque chose à relayer. Des textes parfois à la hauteur de grands écrivains, des chansons d’un impact parfois à la hauteur de grands chanteurs ? C’est aussi ça le rap, loin de son image street et révolutionnaire : de l’art, ni plus ni moins.

L’heure des poètes

Le premier track de l’album, en guise d’introduction slammée par Grand Corps Malade, est un condensé de l’album : des hommages visuels (à travers le clip) et sonores à des artistes de qualité, sans aucune distinction entre NTM et Jacques Brel, entre Charles Aznavour et Kery James, entre Jean Ferrat et Renaud. Le ton est donné, et bien que ce track soit plus musical que les autres et qu’on se surprenne à bouger la tête au rythme des percussions en dégustant les phases du slammeur avec un plaisir, l’important réside tout de même dans le texte, et la plume de Grand Corps Malade amène délicatement l’ambiance du disque. Outre les hommages omniprésents, le disque a une substance qui lui est propre, alchimie entre les univers si différents des auteurs, différents mais tous réunis autour de cet amour irrésistible pour les mots. Il est l’heure de s’y perdre.

« A chaque saison la césure a ses airs de fête, elle a raison ça rassure, c’est bien l’heure des poètes »

Ta batterie, La résiliation, Quand nous auront cent ans

Dès le second track, arrive celui qui est vu comme le guest n°1 du disque : Renaud. Après que Lino ait ressorti son flingue l’hiver dernier, c’est cette fois l’artiste lui même qui revient à travers cet inédit, Ta batterie. Poignant message d’amour à son fils, c’est un Renaud nostalgique et affectueux qu’on retrouve sur ce track, dont les couplets sont déclamés par sa voix usée, et le refrain chanté par cette même voix qui en accompagne certains depuis des décennies. Le passage de flambeau père-fils est superbe, et complète L’heure des poètes : après un hommage aux artistes, un hommage à la musique, et ses tambours qui la rythment depuis des millénaires.

« Tu voulais faire du bruit, comme j’en ai fait parfois / ça m’a bouffé la vie, fais gaffe à tes p’tits doigts / J’aimerais bien qu’un de ces jours, mon enfant, mon garçon / tes cymbales, tes tambours, viennent rythmer mes chansons »

Vient ensuite Ben Mazué, qui déclame son texte comme un poème, ou bien le slamme, j’avoue qu’à l’écoute de l’album je n’arrive plus à différencier l’un et l’autre tant ils s’entrecoupent et se croisent. La résiliation décrit ce qu’il reste d’une belle histoire d’amour, ou ce qu’il reste de chaque histoire d’amour, c’est selon. Musicalement, le track suit une progression profonde et la légère mélodie de fond s’accentue jusqu’à la fin pour devenir une véritable chanson, rythmée de percussions et même d’un léger sample en fond, qui donne plus de poids encore au track.

Première voix féminine du projet, c’est Jeanne Cherhal qui prend la relève, avec Quand nous aurons cent ans, qui aborde le thème du passage du temps, dans un track envoûtant, tendant presque vers le mystique, par sa prod électronique phasante et ses lyrics ayant presque des airs prophétiques, l’ensemble accentué par le contraste profond entre la prod lourde et la voix légère et douce de Jeanne Cherhal.

« Il nous restera ça: ton rire qui se faufile / Étincelant, immédiat, entre mes mots futiles / Mon rire qui prend sa source à ton esprit fissa / J’espère qu’en bout de course, il nous restera ça »

Écrire du cinéma pour aveugle

Nous voilà selon moi au cœur de cet album, dans un triptyque de tracks qui définissent à merveille l’art des mots. Cette trilogie incroyable démarre par la voix a capella de Grand Corps Malade, dans l’introduction au titre Écrire, vingt secondes de texte qui sont parmi les plus importantes de l’album et bien plus encore, parce qu’elles sont éternelles.

« Et si l’art était juste un moment d’émotion / Où l’aiguille de l’horloge suspend sa rotation / Alors l’heure aura tort face à l’art oratoire / Lorsque les créateurs raconteront leur histoire »

Alors, le piano d’Écrire démarre, et la voix usée d’Aznavour s’y perd. Sur la formule la plus simple du monde, une voix et un piano, on se laisse happer par la force des mots du chanteur, qui ici ne chante pas du tout, mais déclame son texte comme on déclame une poésie. Et pour cause, c’est exactement ce qu’il fait, tellement simplement, et pourtant c’est probablement là que l’album atteint sa profondeur maximale, entre la voix usée et les mots éternels d’Aznavour.

« Et lâchant ses démons sur la page engourdie, écrire, écrire, écrire comme on parle et on crie / Il nous restera ça »

Pour conclure ce triptyque, c’est Lino qui prend le mic, dans Cinéma pour aveugle, dont le nom à lui seul en dit tout aussi long que la chanson. Parlons plus technique, pour ceux qui, en amateur de rap, s’intéresseront plus au track de Lino qu’au reste de l’album, ce qui j’avoue a été mon premier réflexe. Après un début a capella, une mélodie démarre timidement derrière, et il faut attendre 50 secondes avant d’entendre une quelconque forme de percussion. Aux antipodes du boom-check classique, le rythme est très particulier, et semble (d’autant plus sur cette mélodie digne de la bande son d’un Hitchcock) ne pas se prêter à l’art du rap. Mais il en faut plus que ça pour impressionner Monsieurs Bors, et malgré le support musical si loin de ceux qu’on trouve dans le rap, Lino déclame son texte dessus parfaitement, conservant clairement les accents très hip hop des constructions de rimes dont il a coutume d’user dans ses seize. La plume est toujours aussi affinée, et je conseille vraiment à ceux qui n’auraient pas été convaincus par l’album d’écouter ce superbe track, au moins pour la qualité des lyrics du rappeur, et pour entendre « tch tch » dans un album où on retrouve aussi bien Orsenna ou Aznavour. Parce que ça, ça n’a pas de prix.

« Mes rimes sont des crimes, où bien et mal coexistent / On est de passage, les mots la poésie, il nous restera ça / Tch tch  »

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Interlude spectacle vivant

En guise d’interlude, c’est Grand Corps Malade qui reprend le mic, a capella une fois encore, pour décrire l’ambiance d’un concert, d’un « spectacle vivant », qui s’applique parfaitement pour tous les types de concerts, rap mais pas que, variété, jazz, funk, soul, rock, ce que vous voulez. Au fond, ils font tous la même chose, de la musique avec passion. Et c’est ça l’important.

« Une lumière, des microphones, qui sont reliées à des enceintes, qui sont reliées à vos oreilles, qui sont reliées à nos empreintes / C’est du spectacle vivant, du respectable vibrant, un réceptacle évident pour tous vos encouragements / C’est un moment entre nous pour échanger, donnant-donnant, des mots poussés, mais impatients, des mots passions, des mots passants / C’est du live et du direct, y’a pas deux soirs identiques / Sans playback et en public, même le trac est authentique »

Les années lumières, Pocahontas, Le temps des Tachyons

C’est maintenant l’heure d’aborder la seconde moitié du disque, qui s’ouvre avec Les années lumières, de Fred Pellerin. Plus long track de l’album, d’un peu plus de quatre minutes, on y découvre un conte musical, qui décrit de façon extrêmement synthétique et imagée l’évolution des hommes et de leur avarice sur la Terre, le tout sous les yeux de « l’enfant et sa grand-mère ». Sur une prod progressive, qui grandit en fond jusqu’à éclater en musique épique à la fin du conte, au fur et à mesure que les mots de Fred Pellerin décrivent les images d’aurore et d’origine qui émanent de ce track, le texte vise juste et touche sa cible. Un merveilleux conte pour adulte.

Jusqu’à ce que la nuit n’en puisse plus de tenir sa gestation d’aurore / Et que l’horizon se déchire en deux / Par l’ouverture, ils virent s’élever, dans le ciel neuf / Au grand réveil, l’assiette, de toutes les clartés / La roue à aube, le soleil / Il nous restera ça / La grand-mère se décida, à se placer debout devant le monde / « Regarde mon enfant, c’est la lumière, et ça / Ça n’appartiendra jamais à personne, à personne »

Retour alors de Grand Corps Malade, avec Pocahontas, un track plus musical que le reste de l’album : basse, riffs de guitare, boom-check, on valide. Au refrain, le slammeur s’efface pour laisser place à un sample de voix aux accents amérindiens, chantants et dansants. Rappelant le track de Jeanne Cherhal, avec un peu d’espoir en plus, c’est ici le père de famille qu’on entend slammer sur la fin de la chanson. Sincère, fier, entre le bonheur et la nostalgie, Grand Corps Malade décrit le « miracle anodin » qu’est celui de fonder une famille, avant d’aller faire « une bonne sieste à Pocahontas ».

Vient ensuite Hubert-Félix Thiéfaine, avec Le temps des tachyons. Fidèle à lui-même, le chanteur nous livre un texte très particulier, poétique et abouti, avec une maîtrise des mots exceptionnelle et qui crée une ambiance particulière, planante et profonde, dans laquelle on se perdra aisément. Le tout, entrecoupé d’un refrain inattendu évoquant les tachyons, une classe de particules hypothétiques (je n’ai pas la moindre idée de quoi il s’agit), et une formule scientifico-poétique (« MC2 sur racine carrée de 1 moins V2 sur C2, nous rêvons tous un peu de jours plus lumineux« ) ajoutant encore à la dimension particulière que prend ce track.

« Les machines à écrire s’enflamment sur la neige / Les auto-mitrailleuses encerclent les manèges / La route tourne en saignant sur son axe indécis / Entraînant des enfants aux allures de zombies »

Nos mots, Le Banc, Bleuette et L’Ours blanc

Seconde intervention féminine dans cet album, avec Nos mots, de Luciole, qui nous offre un track envoûtant appuyé par un solide jeu de basse, qui se mêle à la douce voix de la chanteuse, qui décrit les mille métaphores possibles de ses – nos – mots. Des compas, des continents, des trois-mats, des voiliers ? On ne se noie pas dans le flow mais bien dans les flots de ses mots, de Nos mots. Des trésors, des soupirs, des combats ? Les mots sont l’émotion, les mots sont la chanson, susurre-t-elle au micro.

Pendant ce temps, Grand Corps Malade, assis sur Le banc, décrit le passage des gens et le murmure a capella du vent. Contemplatif, imaginatif, l’artiste nous livre sa vision de l’humanité depuis ce banc, immobile, perdu dans le temps. Un condensé d’images aussi banales qu’uniques, une respiration dans cet album, une pause bienvenue sur ce banc.

« Face à cette scène de théâtre, je ne peux plus m’arrêter / Je savoure l’espèce humaine dans son immense variété / J’aime les vieux, les gros, les moches, les grandes gueules et les discrets / Les vénères, les beaux gosses, les précis et les distraits » (Le banc – GCM)

Bleuette alors, et Richard Bohringer parle du bonheur et du malheur, en dédicaçant son texte a capella d’une minute à loulou et louloute. « Je suis fou, et j’invente des histoires à dormir debout« . Est-ce qu’il les loue ? Bleuette, son loulou, sa louloute. La couleur bleue se fait pourtant dans ce texte rare comme le loup blanc. Passons alors le relais à Erik Orsenna, et son Ours Blanc. L’ours blanc, accroupi sur le dernier glaçon, qui partage la peur d’Erik Orsenna concernant le réchauffement climatique. Le texte lui-même fond, les fins de phrases s’égouttent lorsque le texte s’accompagne d’effets sonores de répétitions, comme des bugs, des ralentissements. Rien ne va plus, même « la nuit brûle plus que le jour »

Il nous restera ça

La boucle est bouclée avec ce retour enfin de Grand Corps Malade. Comme le track d’ouverture, celui-là, qui clôt le disque et porte son nom, est plus musical que les autres, et le rythme est entraînant, ponctué d’un des rares boom-check qu’on trouve dans le disque. Un boom-check qui a des airs de transition avec la suite de ma playlist, et probablement de la vôtre, parce que cet album est à consommer avec modération, et qu’on va tous finir par embrayer sur un bon vieux skeud d’Ärsenik ou du Wu Tang histoire de pouvoir bouger la tête et méditer plus calmement sur la claque poétique qu’on vient de prendre. L’ensemble est extrêmement cohérent, propose des horizons poétiques immenses et que beaucoup n’ont pas l’habitude d’explorer (moi le premier), et mérite une écoute attentive. Une question se pose alors tout naturellement : que nous restera-t-il de ce disque, à nous, auditeurs du disque, et fanas de rap que nous sommes ? Grand Corps Malade y répond mieux que je ne saurais jamais le dire dans cette conclusion parfaite à l’album :

« Ces quelques mots, ces quelques textes, qui nous aident à penser / Qu’on n’a pas fait tout ça pour rien qu’il y aura une trace du passé / Il leur restera ça, ces quelques moments choisis / Dans ce monde de brute, quelques grammes de poésie »

 

À proposHugo Rivière

Entêté monocellulaire impulsif, sentimental, très humain et complètement dingue

3 commentaires

  1. Carrément ! Pour les fans habituels de GCM, pas sûr, mais cet album n’est même pas vraiment comparable à ses anciens projets… et ça peut marcher dans l’autre sens, moi je n’étais pas fan de lui, mais j’ai adoré l’album ! Merci en tout cas !!

  2. Un concept artistique vachement intéressant et quelques morceaux qui sont vraiment tops. Je maintiens quand même qu’il y a trop trop d’invités sur l’album. Pas sûr que les habituelles fana de GCM adhèrent tous à ce tourbillon de personnes. Gros big up au Cinéma pour aveugle (car quand même, elle est sacrément bien!) & très bon article!

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