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[Chronique] Isha – La Vie Augmente, Vol.2

En 2017, Isha débarquait dans nos oreilles un peu par hasard entre deux albums de rap belge et une Grünt Session consacrée à la scène bruxelloise. Comme nous l’expliquions alors, on n’avait pas trop vu arriver le magnifique revenant qu’il était, mais nous ressortions de notre chronique de La vie augmente, Vol.1 en nous promettant de guetter activement le deuxième volume. Chose promise, chose due : la chronique de La vie augmente, Vol.2 est là.

 

Ah, Isha ! Dix ans d’une carrière pratiquement inaperçue sur la scène française, un certain nombre de mixtapes avortées et un statut de fantôme sur la scène belge. Tout ça jusqu’à la parution de La vie augmente, Vol.1 au printemps dernier et un resurgissement remarqué parmi les amateurs d’un rap atypique, à défaut d’avoir été un écrasant succès commercial. Pour commenter cette renaissance, nous qualifiions alors Psmaker le belge de « graine robuste restée en dormance« . Un an plus tard, quelle croissance pour cette essence rare ?

Dans notre société de buzz ultra-violent qui propulse les individus hors de l’épais brouillard de l’anonymat sans même parfois que l’on sache pourquoi, nous avions un peu peur qu’Isha soit lui aussi éjecté dans les hautes sphères comme l’eau d’un geyser qui, fatalement, se vaporise en fine pluie une fois au sommet de sa course. Mais non, Isha est un terrien. Solidement ancré au sol, la tête bien sur les épaules. À ce titre, il se dégage de La vie augmente Vol.2 un puissant effet de réel. Tout comme pour son projet précédent Isha rappe, sinon la stricte vérité, un aperçu honnête et équilibré du monde. « La puissance vient d’en haut, dans la misère j’trouve ma vibe« , dit-il dans Caravane, et c’est effectivement cette inspiration céleste couplée à ces sensations terrestres qui transcendent les meilleurs morceaux du projet. Même combat pour un morceau comme La maladie mangeuse de chair, où tous les sens de l’auditeur sont mis à contribution. Pas pour le faire rêver, mais pour lui faire ressentir l’effort qu’il faut consentir pour vivre là où la violence est plus grande qu’ailleurs.

De manière générale, cette violence mélancolique vibre en sourdine dans la plupart des titres de l’album. Si elle s’exprime explicitement dans les très belles complaintes que sont les refrains d’Au grand jamais ou Mp2m, elle se transforme en explosion dans Domamamaï ou 243 Mafia. Elle s’estompe aussi, une fois, le temps de Tosma, le tube du projet en collaboration avec les inévitables JeanJass & Caballero, venus mettre une bonne dose d’engrais dans le terreau déjà très riche d’Isha.

J’suis un négro en chien avec un manteau en daim
Prêt à tout brûler comme  à Vaulx-en-Velin
Vraie identité fuck les noms d’emprunt
Mes collègues s’reposent, j’prends les choses en main

Car oui, nous parlons toujours de croissance. Déjà, parce que ce thème résonne bien avec un titre tel que La vie augmente (eh non ! Cela n’a rien à voir avec l’inflation depuis le passage à l’euro, ma bonne dame !). Ensuite, parce que ce deuxième projet solo d’Isha contraste avec les stratégies habituellement adoptées ces derniers temps dans le rap français. Prenons le cas d’un Hamza. Hamza, c’est l’histoire d’un petit gars, belge lui aussi, qui a décidé qu’il serait le nouveau Michael Jackson. Rien de moins. Prendre le King of Pop comme exemple, c’est revendiquer une certaine idée du succès : brillant de mille feux, inévitable, inarrêtable. C’est revendiquer une croissance rapide, exponentielle jusqu’à atteindre une masse critique tellement importante que si le moteur venait à exploser, cette explosion produirait de la lumière jusqu’au fin fond de la galaxie. Mieux, il pourrait même rester un trou noir à l’endroit où brillait la plus grosse étoile du système, qui deviendrait à son tour l’objet d’études et de commentaires. En un mot comme en cent, c’est revendiquer de passer à la postérité. Outre Hamza, cette destinée est celle que l’on pourrait prédire sans trop se mouiller à un groupe comme PNL ou à un MC comme Jul.

Loin de ce modèle de croissance céleste, nous vous le disions, Isha semble adopter une stratégie qui a fait ses preuves depuis un bon milliard et demi d’années maintenant : le modèle végétal. Écouter La Vie augmente, Vol.2, c’est un peu comme observer le formidable réseau de racines d’un grand chêne se développer sous la terre. Ne nous faites pas dire ce que nous n’avons pas dit : ce n’est PAS ennuyeux. C’est au contraire fascinant.

Isha, terrien qu’il est, a donc fait le choix d’étendre son réseau de racines, de solidifier ses bases tout en apportant un premier cycle de raffinement à son rap, plutôt que de s’élancer sans attendre à la conquête du ciel sur la base du « succès d’estime » qu’a rencontré La vie augmente, Vol.1. La vie augmente, Vol.2 n’est en effet pas fondamentalement différent du premier opus. Les ingrédients sont toujours les mêmes, mais il est moins malaisé pour l’auditeur de récupérer et d’assimiler le sens du propos d’Isha. Les passages mélodiques fluidifient largement l’écoute, sans dénaturer le matériaux de base, car les nouveautés sont apportées de manière subtile, par petites touches, et nous laissent le temps de retrouver ce que l’on aimait déjà.

Pour qu’ça change faut qu’on casse tout, ça sert à rien qu’on manifeste
Je sais qu’ta mère a mal au dos, car elle nettoie les sanitaires

La vie augmente, Vol.2 est donc le choix de la lenteur. Il y a quelque chose de précautionneux dans la démarche d’Isha, de minutieux. Dix titres par an avec un ou deux extra, stable, carré. Et puisque nous parlions du ciel, de la terre et des plantes, concluons dans le sous-sol. À raison de quelques centimètres par an, les plaques tectoniques qui constituent la croûte terrestre se déplacent continuellement sans que cela affecte qui que ce soit. Jusqu’à ce que l’énergie emmagasinée par l’une ou l’autre d’entre elles soit relâchée dans un séisme qui balaye une ville de la surface du monde, ou crée une nouvelle chaîne de montagnes. Alors, s’il est encore un peu tôt pour annoncer qu’Isha est le prochain Damso en phase d’accumulation d’énergie, on serait quand même tenté de vous dire qu’il ne faudra pas avoir l’air étonné lorsque la terre fera des vagues de trois mètres de haut, quand Isha sortira un LP en bonne et due forme : on vous aura prévenus.

Jacques Bonoberje

À proposJacques Bonoberje

J'ai découvert le rap français au Tegzas. Absolument.

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