« Né il y a quatre siècles / Pourtant je suis là / Redevenu moi/ Redevenu roi / […] / Le noir est éternel / Renoi j’suis éternel« . Pour comprendre Carbone 14, le dernier projet de Joe Lucazz, il faut le prendre par la fin, par les dernières lignes déclamées par celui qui a déjà publié deux albums cette année. Dans ce troisième opus, Joe Lucazzi prend en effet le pari de parler de lui, de son histoire personnelle, mais à travers ce récit de sa vie, le rappeur parisien fait aussi celui d’une vie de quatre siècles, naviguant entre la traite négrière en Louisiane, l’Afrique pré-coloniale, et le racisme français du 21ème siècle. Car dans cet album, le corps de Joe Lucazz se fait le corps des Noirs, dans tous les lieux, toutes les époques. Par des références historiques et culturelles nombreuses, faisant de son album souvent un puzzle à reconstituer, Joe nous fait voyager partout, sans jamais arrêter de parler de son quotidien, avec simplicité. Par ce tour de force, il réussit à livrer un album extrêmement intime, et pourtant porteur d’un souffle collectif, puissant et vivant.
Dès la pochette de l’album, étonnante, on comprend que Joe va nous faire voyager. En effet, l’étonnant travail de Kamalec, référencé à l’album Bitches Brew de Miles Davis, vient nous rappeler l’art naïf du Douanier Rousseau, nous montrant ce qui pourrait être l’image d’illustration d’un conte. Le conte commence avec le premier morceau de l’album, Le fantôme de Mr Little, et ses percussions africaines venant installer une ambiance mystérieuse. « Largué hors du paquebot / La cause / Maux de ventres / Mal de chicos / Entends l’chant d’mes négros / Tu l’entends ? / Enchanté, j’en suis l’écho ». Le voyage dans le temps et dans les lieux commence, mené par une flûte envoûtante. « Au bord du Mississipi / Je coule sous le ferry / Sombre vers l’invisible / Je n’meurs pas / J’ressucite ». Joe se décrit comme un être immortel, survivant à l’oppression raciste à travers les siècles. Mais en réalité, ce « je » invincible, celui qui scande « Le négro est en vie« , ce n’est pas Joe Lucazz, mais bien le corps des Noirs, en lutte.
Ce corps intemporel, on le retrouve à travers toutes les icônes de la lutte pour les droits des Noirs cités dans les titres des chansons de l’album, icônes qui semblent pleinement contribuer à celui-ci, parlant à travers la voix de Joe. Le fantôme de Mr Little ? On peut parier qu’il s’agit de Malcolm Little, plus connu sous le nom de Malcolm X. Et qui est le fameux S. Biko, cité dans le titre du second morceau de l’album ? Il s’agit de Steve Biko, figure forte du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud, tué par la police. Quelle autre voix invoquer pour parler des violences policières ? Thomas Sankara, quant à lui, est même mentionné en featuring au tracklisting de l’album, ramené parmi nous par Joe Lucazz, dont la poésie lui permet de voyager dans le temps. Battling Siki est également cité, premier Africain à devenir champion du monde d’un sport, la boxe en l’occurrence.
Cette accumulation de références historiques donne un côté labyrinthique à l’album, qui devient un parcours complexe, où rien ne semble laissé au hasard, autant sur le plan textuel que sur le plan musical, plan géré avec élégance par Pandemik Muzik, le duo de producteurs à l’origine de la renaissance artistique de Joe depuis 2015. En effet, le choix des samples n’est nullement laissé au hasard. Ceux-ci voyagent au cœur des musiques ayant joué un rôle important dans les prises de consciences politiques noires, du blues à la soul, en passant par le jazz de Miles Davis. Lucazzi se permet même souvent d’arrêter de rapper pour laisser pleinement les compositions prendre toute l’importance qu’elles méritent, notamment sur le morceau final, qui se finit sur un solo de trompette de Mickaël Chevalier de près de cinq minutes. Cela donne à l’ensemble de l’album une ambiance pleine de fumée, de gros cigares, et de gangsters élégants, mais au-delà de ça, cela renforce son sens politique et panafricaniste. Ainsi, un sample de de Lamont Dozier prend une telle importance sur le morceau Royaume que celui-ci se retrouve cité en featuring.
Et pour cause, ce sample est un sample de la chanson Rose, chanson narrant la disparition d’une rose. Or, sur la pochette de l’album, on retrouve une fleur, qui nous rappelle une rose en feu, au premier plan. On le voit, Joe Lucazz s’amuse à créer un véritable labyrinthe de sens dans l’album, où chaque symbole renvoie à un autre. Et ce n’est pas tout. Lamont Dozier est connu pour avoir travaillé avec de nombreux artistes de jazz africain, leur donnant une plus grande visibilité, dans une démarche politique (le plus célèbre titre de l’artiste, qui pourrait être aussi le titre de l’album de Joe Lucazz est Going to my roots, c’est à dire « allant vers mes racines »). Or, on retrouve ces influences sur quelques morceaux, notamment la fin de Le fantôme de Mr Little, où Pandemik fait entendre un étonnant solo de trompette, sans doute l’instrument emblématique de l’album.
Mais alors, la personnalité de Joe en vient-elle à disparaître sous le poids de toutes ces références ? Au contraire, c’est tout l’inverse qui se passe. C’est par ces références que Lucazzi arrive à parler de lui, mieux qu’il ne l’a jamais fait. Celui qui n’a jamais caché aspirer à écrire un livre se sert des histoires des autres pour écrire sa propre histoire, mêlant les récits avec dextérité. C’est dans la mort de Steve Biko que le comparse de Cross trouve sa haine de la police, et de l’État qui la dirige, rappant que « Le Styx prend sa source près de l’hémicycle ». C’est dans le panache de Thomas Sankara qu’il trouve la force de s’affirmer « le nouveau roi de Lutèce« . C’est dans l’ambiguïté de Battling Siki, figure aux polémiques aussi nombreuses que les succès, que Joe parle de sa profonde ambiguïté, entre dégoût et amour pour sa vie de rider.
Ainsi, sur Réverbère, titre de la lumière et des ombres, il aborde autant son amour que son dégoût pour le Paris nocturne, gorgé de violence, de débauche, dans lequel il promène sa dégaine nonchalante (on peut penser aux titres des morceaux d’ouverture et de fermeture de son précédent album : Paris je t’aime et Paris je te hais). Celui qui se désigne comme la « personnification de Paris la nuit ivre » se retrouve « pris entre futur et nostalgie », entre son envie d’être « éternellement jeune » et sa lassitude de « tous ces drames autour d’billets neufs ». Sur La légende de Batlling Siki et sa production glaçante, il alterne entre son désespoir de ne cesser de décevoir sa mère, et la célébration de son « style de vie […] spectaculaires comme [nos] récits bibliques ».
Joe creuse ainsi au plus profond ses paradoxes les plus intimes sur son album pourtant le plus universel et le plus politique. Et quand sur Carbone 14, titre mélancolique et jazz, le rappeur reconnaît qu’il « prie pour que le cycle s’arrête », on repense à cette ligne du morceau Méchanceté gratuite sur No Name 2.0, quand Joe, lassé de ses contradictions internes finissait par confesser : « Joe versus Lucazzi / Bilaï quel match mythique / Si tu m’vois sur la tempe un flingue / N’aies nulle crainte / J’veux kill mon mauvais génie ».
Accumulant les samples de films et les clins d’œil cinématographiques, Joe navigue entre les époques et ses contradictions. Toujours en ayant l’air de ne parler que de banales histoires de bicrave, Lucazzi, par une succession d’images et de références nous fait voyager dans le temps. « Seul l’imbécile reste persuadé que je ne parle que de fric, de corner, et de produit chimique / Au lieu d’juger mimile / Il n’est pas interdit de lire entre les lignes » rappe-t-il ainsi sur Royaume. En fouillant autant la profondeur de l’Histoire que celle de son âme, tout en restant allusif, Joe « raconte juste l’être humain et ses travers mieux que quiconque […] parfait équilibre entre polar noir et poésie ». (Royaume)
Carbone 14. Un titre d’album étonnant. Si l’on a commencé cette critique par la fin de l’album, alors, il faut la finir par son début. Le carbone 14, outre être ce qui se dégage lors des essais nucléaires (« Bienvenue dans l’ère nucléaire », La Guerre de l’Opium), est ce qui permet de dater un élément organique très ancien. Quelle âge a Joe Lucazz, le rappeur qui hante le rap français depuis 20 ans, mais qui « chaque année est d’nouveau l’meilleur rookie » (Je le fais mieux) ? En réalité, seul le carbone 14 pourrait nous donner une réponse tant Joe semble traverser les époques. « 400 ans que j’réapprends à vivre entre 400 coups d’fouets, 400 perquiz' » (La loi de Murphy). Le corps de Joe est porteur de 400 ans de traite négrière et de racisme, remontant même à la période précoloniale en Afrique. « Dans une autre vie j’portais couronne / Or brille sur couronne / Un royaume sans hiver », rappe-t-il avec son style elliptique et poétique sur Royaume.
En titre bonus de l’album, on retrouve le titre Juste hier, paru sur une compilation de nos collègues de l’Abcdr du son en 2016, avec une nouvelle production signée Pandemik pour l’occasion. Ce titre trouve en effet sa place sur cet album de Joe, et sur aucun autre. En effet, il vient lier toute l’histoire de Joe, « du négrier navire au go-fast », mais aussi de ses « chaînes d’esclaves » à ses « blings », ou de ses « traces de fouet » à son « nouveau tatouage ». Ce titre vient ainsi parfaitement clore l’album, en explicitant son projet : faire la généalogie de la résistance des Noirs, une résistance ancrée dans le corps de Joe, roi depuis quatre siècles.