Joe Lucazz est un rappeur difficile à appréhender. Son flow off-beat déroutant et sa nonchalance verbale y sont pour beaucoup et déstabilisent facilement l’oreille non-avertie. Pourtant, son « album avant l’album » est salué quasi-unanimement par les médias spécialisés comme un excellent opus. Quelques explications semblent nécessaires.
Premièrement il y a le MC. Son flow mi-rappé mi-parlé rappelle certains grands noms de la discipline, de Ekoué à Despo Rutti en passant par MC Jean Gab’1, mais Joe arrive néanmoins à se distinguer par cette espèce de faux calme dans la voix qui laisse toujours penser qu’il peut exploser à tout moment. Plus qu’un simple manque de respect à la rythmique, le flow de Lucazz a dompté les kicks et les snares jusqu’à l’absorption et leurs dissolution dans une musicalité instinctive et brutale, mais largement contenue et réfléchie. Cette vision du flow rebutera nombre d’auditeurs et il est vrai qu’il paraît parfois hermétique, mais Joe semble toujours concerné par ce qu’il rappe et s’implique vocalement dans l’interprétation, mais sans jamais en faire trop.
Une limite avec laquelle il joue et qui s’articule aussi autour de textes lourds de sens. Mais le MC ne se laisse jamais dépasser par ses paroles, preuve d’une certaine maîtrise et enchaîne ainsi les phases entre « T’es fier d’être Africain ? Je suis fier d’être alive » ou encore « Pour chaque tempe y’a un canon, dans chaque ange y’a un démon ». A travers les onze titres de cet opus, on a droit à de nombreuses phases introspectives et des remarques sur le monde qui se rejoignent et se télescopent autour d’un puzzle de pensées, mais toujours avec une qualité d’écriture qui redore le blason du mot punchline (celle que l’on entend mais que l’on comprend trois jours après dans le bus entre deux niveaux d’Angry Birds). De « Depuis Bulma, j’suis dans le violet, depuis Pulvar j’suis dans la lunette » à « Quand on contourne leurs lois, le monde est couleur froid », il faut tendre l’oreille, revenir, réfléchir au sens, comprendre et l’intégrer au reste. Et là, on comprend qu’aucun autre flow ne pourrait rapper ces textes, tellement Joe Lucazz est singulier et impliqué.
D’ailleurs, le coté largement autobiographique de l’album est parfois un peu déroutant et redondant lorsque Joe part dans l’introspection. Tiraillé par des démons perchés sur ses épaules, entre l’idéal du droit et la réalité du gauche, ce thème classique du rap revient peut être trop souvent mais sert aussi de fil conducteur, garantissant une certaine cohérence. On sent quand même que l’homme au micro déballe un vécu lourd de virages et de détours, mais que de toute façon, le plaisir n’est pas dans la ligne droite et il ne faut s’excuser qu’auprès de sa génitrice : « Si Anakin a cédé, c’est que c’était un Jedi faible ».
Ensuite il y a la musique. Certaines prods se ressemblent un peu (trop), certes, elles sont aussi assez dense en général et le mixage ne leur fait pas honneur, mais on ne peut nier le fait qu’elles correspondent très bien à l’univers de Joe, participant à la cohérence du tout. Mention spéciale aux instrus de Double Whopper (Pandemik Muzic), le banger de l’album, Corner (idem), la bouffée d’air frais ou Pharell (Butter Bullets), dont les deux parties fusionnent pour devenir plus fortes. Les nappes de cuivres ou de cordes côtoient ici le synthétique ou la rythmique boom-bap classique. Dans tous les cas, le MC s’adapte et sait être régulier dans la différence. On regrettera d’ailleurs le manque de morceaux plus rythmés et légers car même Corner (avec Express Bavon au refrain chantonné) et Ce n’est pas contre toi (avec Cross, au flow proche de Lucazz) voient leur sonorités plutôt positives balancées par un mcing et un texte sombre.
Au final, l’album de Joe Lucazz est de ceux qui divisent de manière tranchée. A cause de son manque d’accessibilité, surtout par rapport aux sorties du moment, et de sa teinte très sombre, il faut s’accrocher pour en saisir l’essence. C’est à cette condition qu’on s’aperçoit que ses réelles faiblesses ne sont pas le MC et son délire chelou, mais plutôt son côté rugueux, par un mix approximatif, son manque de variétés (ou de titres peut être), sa densité assez éprouvante et l’omniprésence du personnage principal. Mais à coté, les qualités déployées au micro valent largement que l’on s’y intéresse et le plaisir que l’on prend à déceler le sens des phases et en décortiquer les structures fait que l’on y revient avec plaisir et intérêt.