Fort d’un succès critique remarqué pour son premier album solo, Joe Lucazz avait bien fait de sortir de sa période d’hibernation en 2015. Naviguant auparavant dans diverses mixtapes et featuring, il avait saisi avec brio l’opportunité de briller en solo grâce à No Name, véritable projet majeur de cette folle année. Trois ans plus tard, le dandy street nous témoigne une nouvelle fois de sa science du béton, retour sur un album marquant le début d’année avec No Name 2.0 .
Joe et Paris
Béret sur la tête, regard qui sent le vécu, cohiba au bec, une dégaine frêle, Bogota dans le caleçon, le tout enveloppé d’un long manteau épais, il est aisé d’imaginer Joe Lucazz dans un Melville ou plus récemment dans Les derniers parisiens (voir la bande-annonce ici). Réalisé par Ekoué et Hamé, le film s’évertuait à recentrer la capitale dans ses recoins les plus significatifs où titis parisiens se remémorent la grandeur d’antan.
À la manière d’Ekoué sur Quand la lune tombe, Joe Lucazz vient narrer, avec sa diction si particulière, son quartier, sa ville qui l’a construit. Cause de tous ses démons mais aussi vecteur de son identité, il entretient un lien fusionnel avec celle-ci « Dieu que j’aime cette ville // J’y passe du rire franc aux larmes d’Hennessy, j’y ai un tas d’ennemis ». Il fait renaître ainsi chaque nuit un match qu’il qualifie de mythique, celui de Joe versus Lucazzi. « Si tu m’vois sur la tempe un flingue, n’aie nulle crainte, ce n’est pas un suicide : j’veux kill mon mauvais génie », ses deux faces s’entrechoquant en permanence dans une rencontre qui sent la poudre.
Si Joe s’adresse toujours à Aladji et inversement, c’est bien la ville qui sert d’entre-deux et qui de fait, devient le troisième personnage de l’album. Dans ce triptyque, s’ajoute une frontière, une démarcation, illustrée par le crépuscule, l’heure à laquelle on vit le plus intensément. Jusqu’à l’aube, Joe vit sa catharsis « J’me fie au soleil, commence à vivre dès qu’il s’est couché », la nuit parisienne lui fait revenir à son essence. Au cœur de cette ambiance nocturne, émergent les fantômes du passé, celui du vrai Lino ou de Jean Gabin. Derrière ce name-dropping d’un autre temps, se cache une vraie nostalgie d’une époque qu’il n’a pas connue (la nostalgiamnesia) mais décrite avec tellement d’authenticité qu’on en vient à plaindre Joe de s’être trompé de siècle. Maîtrisant l’argot comme le bon cais-fran, il est le digne héritier d’Audiard père et continue à faire vivre les mots comme Luchini.
C’est ainsi que dans le clip d’Humeur parisienne, il s’attable en terrasse au Ruc, café noir au lèvres, planté devant la Comédie-Française, comme si le réel se confrontait au fictif et à la tragédie. Un certain avant-goût du recueil de nouvelles dont Joe Lucazz laisse supposer la parution prochaine. Dans cette optique et aux côtés de l’habituel Cross dans Marche avec nous 2, il arpente la ville comme s’il était le fils du maire, y persévère et rend hommage à un Paris auquel il doit tant. Des inspirations, flâneries parisiennes qui annoncent les prémisses de son projet suivant Paris dernière, véritable réseau musical de la capitale où chaque arrondissement se voit incarné par un morceau en présence de rappeurs y attestant de leur filiation.
Aladji le cosmopolite
Si Monsieur Luccazi est bien ancré à Paris, le morceau introductif de l’album démontre un Aladji aux multiples facettes et aux inspirations extérieures à la capitale. Grimé en Lucasanciva ou Joe Grimaldi, il s’est nourri de toutes ses influences pour construire son univers, un membre de la mafiosa doté d’un charme de tueur. S’il n’a pas le ventre du père Castaldi, on l’imagine sans peine déguster en baron qu’il est, un saumon frais, verre de Château Margaux à la main, sur les hauteurs du rocher. De Paris à Baltimore, en passant par la Sicile, les paysages passent mais la précision des images reste intacte, « Or du Mali recouvre mes canines ».
« À fleur de Joe », Aladji l’est quand il évoque en filigrane la condition noire en France. Chacune de ses phases est marquée du fer rouge des inégalités : « et si tu connais pas la vraie douleur c’est qu’finalement tu n’connais pas l’homme de couleur ». Entre amertume et résignation, c’est dans ces instants de lucidité que Aladji est le plus touchant :
« Derrière c’flow nonchalant se cache une histoire prenante et banale en même temps // Celle d’un nègre d’une jeunesse déroutante dans un Paris la nuit éprouvant ».
Dans le corner comme Danny Green
Seulement là où Joe Lucazz a le plus ses aises, c’est quand il manie le peso, avec en toile de fond les go fast et les pochons. Dans Proposition Joe, il confesse que dealer est un vice dont on ne sort jamais vraiment, la rédemption est impossible. Ces aveux passent notamment par le biais de métaphores via la balle orange. Il aimerait finir sa carrière pour de bon aux Phoenix Suns, confortablement installé dans son Brabus au pays des cactus mais « addict aux gros problèmes j’veux ceux du boss des New Jersey Nets ». En somme, pas de All-Star Game sans Joe Lucazz, la lumière des lignes blanches l’attire trop.
Coincé entre suivre la voie de Moïse ou de Pablo, le stylo et le prix de la dope, Joe joue de ses contradictions pour nous emmener vers une introspection salutaire. Reste une interrogation, si « Aladji et Joe Lucazz sont pile et face de la même pièce », lequel ramasse la monnaie ?