Chroniques

[Chronique] Joey Starr & Nathy Tüco – Caribbean Dandee

Artiste particulièrement controversé dans le rap français, mais néanmoins légendaire et inscrit au panthéon depuis l’époque NTM, Joey Starr revient dans les bacs en duo avec un autre rappeur du 93, en la personne de Nathy Tüco, l’enfant prodige du B.O.S.S. Bien sûr, nous ne ferons aucune comparaison entre Kool Shen et Nathy, parce que cela serait dénué de sens, et parce que ceux qui pensent que Joey Starr est encore dédié corps et âme au constat d’urgence musical n’apprécieront de toute façon pas cet album, à des années-lumières de ce que le boss of scandalz faisait par le passé. Non seulement la musique prend le pas sur le côté conscient et subversif chez les Caribbean Dandee, mais en plus l’expérience live prend elle-même le dessus sur le travail studio. Beaucoup d’artistes pensent à la scène quand ils passent en studio, ça n’a jamais été aussi vrai que pour cet album Caribbean Dandee, qui est presque une carte de visite incitant à aller les voir sur scène – mais la finition studio reste irréprochable, et l’album s’avère si explosif que même dans vos enceintes ou écouteurs, fermez les yeux et vous serez aussitôt transportés dans une block party enflammée, organisée par DJ Pone et Cut Killer. Comme l’annonce l’intro, ce soir, ton sound… va mourir. Mesdames et messieurs, place aux Caribbean Dandee !

Au premier track, les seigneurs entrent sur scène gravement, des basses sourdes résonnant à chaque pas des MC, bientôt enrobées des flows graves des dandee du 93. Peu à peu, les têtes bougent au rythme lent du beat, de plus en plus fort au fur et à mesure que le duo hausse le ton, faisant monter la température pendant plusieurs minutes avant de laisser place à un saxophone éclatant dont les teintes cuivrées subliment cette entrée en matière. On y est, la foule est pleinement dans l’ambiance, l’arène crépite. Place au véritable show ! Et ça, c’est ce que les Caribbean Dandee adorent par-dessus tout. C’est une des rares choses sur lesquelles Joey Starr met tout le monde d’accord, sur scène il est une véritable rock star, toujours au jaguarrde-à-vous, bouillant et prêt à en découdre avec le mic. Loin de se laisser impressionner, Nathy rebondit sur cet égo surdimensionné pour s’élever au même niveau, une tempête au mic et un ouragan sur scène. Les dandees parisiens rallument la flamme qu’avait laissée Edith Piaf une soixantaine d’années plus tôt à l’aide d’un sample de son titre La foule, explosion de groove dans cette remise à neuf façon Caribbean Dandee.

« Dans l’arène nous sommes des seigneurs ! »

Le message est clair : pas de répit, ni de pitié. Le duo ne tourne pas autour du pot, et entame alors une succession de tracks complètement survoltés faisant danser jusqu’aux murs tant les basses résonnent fort. Surexcités, rappant avec leurs tripes sur une prod électronique, entre le hip-hop, le dancehall et la dubstep pour un résultat explosif face auquel on ne peut rester immobile. Rappant, criant, hurlant, ceux qui apprécient voir le jaguarr débridé seront servis avec le remix de Dans mon Secteur, qui avait été dévoilé l’an passé, ainsi qu’une explication de ses sautes d’humeurs constants en prime, le track Pourquoi tu t’énerves ?, servant de réponse musclée à ses détracteurs (avec tout le respect des dandees bien sûr).

« J’suis déboussolé, sans armes, émasculé, j’suis comme mal programmé, et personne n’a les clefs ! / Mais pourquoi tu t’énerves, gros enculé ? / Parce que !!  » (Pourquoi tu t’énerves ?)

Un démarrage en fanfare donc, pour le duo, qui ne s’arrête pas ici : après les explications sincères et délicates de Joey Starr, c’est au tour de Nathy de prendre les devants, avec Murda, un track qui a des airs de biographie de ses vingt-cinq premières années, qui rajoute des influences reggae à cet album déjà éclectique. L’occasion de dédicacer aussi ses premiers pas dans la musique, de B.O.S.S. à Rohff, le souvenir de sa majorité fêtée en live avec NTM, et d’en placer une pour son amour de toujours Marie… !

« Parcours atypique, j’ai kické, j’ai kické, j’ai prouvé, c’est pas très compliqué, le boss va t’expliquer / Hey, mister Nathy Nathy, you a murda »

Là, le message est passé, on sait maintenant qui sont les Caribbean Dandee, et ce qu’ils sont capables de faire au mic pour faire bouger les têtes et le reste du corps. Certains regrettent néanmoins l’époque où Joey Starr était plus dans l’esprit hip-hop dans lequel il évoluait par le passé ? Ils seront ravis de découvrir au centre de l’album le track Rebelles conformistes. Cinq minutes dévastatrices de hip hop dans les règles de l’art : boom-bap sourd, scratch, et une succession de couplets qui se moquent du « France rap, gentil chat, mignon minou » et déplorent la concurrence, le verbe acéré, se revendiquant à l’extrême opposé de la soupe commerciale et impersonnelle qu’on entend trop sur les ondes. « Mes rimes craquent, crépitent, mon hip-hop te croque, j’viens du underground hop », et qu’on ne l’oublie pas !

« Heureusement qu’la tendance, c’est pas de se faire sodomiser / Ca s’bousculerait au portillon comme un chassé-croisé / J’comprends mieux pourquoi certaines espèces bouffent leurs petits / J’comprends moins pourquoi on veut ces mecs à corps et à cris / Le marketing a niqué la donne / La force, la conscience, non pas quelque chose qu’on vend, qu’on donne » (Joey Starr, dans Rebelles conformistes)

« Qui fait, qui n’fait pas / qui est, qui n’est pas / qui sait depuis l’départ et qui dépasse mon hip-hop ? / Qui n’est pas révolutionnaire à vingt ans n’est qu’un pauvre con / A contre-sens, j’arrive en temps qu’le peloton / En face de oim, le rap, on l’écoute pas on donne le ton / Le pire c’est de voir les plus talentueux, faire les morceaux les plus pétés / Je hais voir une horde de petits vous répéter, vous êtes honteux » (Nathy Tuco, dans Rebelles conformistes)

Mais même le duo survolté aime le calme, et ne se prive pas de l’exprimer en musique : d’une douceur inattendue dans cet album explosif, Joey Starr et Nathy offrent une superbe déclaration d’amour à leur capitale, Paris par nuit, overdose de chill qui prend une saveur particulière en vue des récents événements qui l’ont touché. Les deux rappeurs du 93 dévouent leur art à rendre hommage à la douceur d’une nuit dans les rues de la capitale, ou perdu quelque part dans l’éternité des soirées sur les quais de Seine… « Paris, Paris, territoire du milieu / Paris, Paris, même le 9-3 est à mille lieues ». L’alternance entre la voix grave et sourde de Joey Starr et des intonations brumeuses plus aiguës de la voix de Nathy, qui enveloppe délicatement la prod planante du track, achève de donner ses formes envoûtantes à cette pause bienvenue dans le show éclatant des dandees.

« Tout le monde sait que Paname est universelle / Et Paris sans sa nuit n’aurait pas son pareil »

Capables de douceurs et aux influences musicales larges, les Caribbean Dandee s’essaient même au reggae, avec une reprise à leur goût de Sun Is Shining de monsieur Robert Nesta Marley, qui dévoile une toute autre facette des deux artistes, qui cette fois-ci chantent réellement, aussi bien l’un que l’autre. Nathy, qui par le passé a fait du reggae, est parfaitement à l’aise et révèle pleinement la richesse de sa voix. Quand au jaguarr, on ne le reconnaît que fort mal, tant le changement est radical : l’agressivité est restée au vestiaire, pour faire place à une voix finalement douce (si, si) et juste (si, si) ! Le tout est accompagné de la seule invitée d’honneur du projet, en la personne de la chanteuse Louisy Joseph, qui s’accorde ici parfaitement avec ces deux loups temporairement apaisés.

Temporairement, car le duo ne peut rester calme bien plus longtemps. En redonnant un coup d’accélérateur fortement imprimé de la saveur du dancehall des îles, le disque redécolle, et a bien l’intention de vous faire danser à nouveau. En approchant de la fin du disque, on trouve même des vibes frôlant l’expérimental, qui peuvent vous retourner le cerveau en 31 secondes : la machine est relancée et s’agite à nouveau, le show n’est pas fini ! Ils nous avaient prévenu au début du spectacle : « J‘suis comme une vieille bâtisse, capable de tenir des siècles »…!

Mais le bal doit se finir, et il ne reste bientôt plus qu’un track, Ici j’ai, un condensé du meilleur de ce que peuvent donner les deux artistes, l’harmonie entre leurs deux flows au plus haut de sa cohérence. C’est bien le hip-hop qui anime le duo dans cet ultime coup d’éclat : la finition ultra moderne n’enlève au côté rétro de la prod. Boom-bap, basses, kick, un sample qui nous rappelle que « le hip-hop, il est là, pas ailleurs », et une touche de synthé grésillant derrière les couplets entrecoupés d’un refrain aux empreintes caribéennes, interprété par un Nathy Tüco décidément à la hauteur de son immense partenaire de scène (et de studio, maintenant), Joey Starr« Nathy, Jaguarr Gorgone, nouvelle école » : mesdames et messieurs, c’étaient les Caribbean Dandee.

« Mais ici j’ai souvent été bordé d’pagaille / Bombé le torse, comme tous, pour faire la caï /Ca m’paraissait sans faille, comme filer sur un rail / Ici l’espoir est candide, mais jamais de taille // Ici j’ai vu mon auditoire rêver devant le poste / Ici on a vu les mêmes fermer leur porte / Ici j’ai et on a tous du pouvoir plein les poches /  Pourtant d’ici j’sens l’désespoir de ton iPod »

À proposHugo Rivière

Entêté monocellulaire impulsif, sentimental, très humain et complètement dingue

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