Parmi les albums de rap français injustement passés inaperçus ces dernières années, l’EP Clochard de Luxe de DJ Weedim et K.S.A est sans doute un des meilleurs exemples. Sur des productions déchaînées, K.S.A délivrait une performance rageuse et hilarante, délivrant un véritable album de rap sudiste, aux influences crunks et traps. À l’époque, le projet n’avait pas suscité d’enthousiasme outre-mesure, et depuis, le fondateur du label RPTG s’était fait plus discret, à notre grand dam, malgré la sortie de l’EP Swish en 2018. De retour sur le devant de la scène depuis qu’il accompagne Alpha Wann sur sa glorieuse tournée, le membre du crew Eddie Hyde revient avec Quatre-Vingt Huit, un EP de huit titres à l’évolution étonnante, parfois un peu déroutante, mais très souvent prometteuse.
Un cri de loup. Le tonnerre. L’album commence dans les ténèbres. Alors que sa pochette nous montrait les faces de K.S.A et d’un loup mêlées dans un collage photo, le projet semble bel et bien débuter par le réveil d’une bête. D’entrée, la basse saturée martèle, et le rappeur de la Courneuve découpe la production avec impact et agressivité. En moins de deux minutes, le décor est posé : K.S.A est là « pour en découdre » (Que Dieu nous garde). Le membre de Eddie Hyde est rageur, et reprend son personnage de « clochard de luxe » avec aisance et charisme, à la fois blagueur, provocateur, et ambitieux, n’hésitant pas face aux pires punchlines (« On va te catch up comme la marque Heinz », Noir). Exubérant et attachant, le jeune loup est de retour.
L’ambiance est sombre, noire. Les morceaux, eux, sont souvent courts à l’image du banger Training Day, aux airs d’hymne crunk. Tout en énergie, le morceau laisse les name-dropping faciles mais plaisants s’enchaîner. Rappelant des titres de son opus avec Weedim comme Tout pour moi, le morceau nous montre un loup déchaîné, dansant sur la carcasse de ses victimes, tandis que Noir le montre au contraire plus menaçant, susurrant, variant ses flows avec dextérité. L’ensemble est terriblement efficace et réussi, et l’on retrouve ce que l’on a toujours aimé chez l’acolyte de 3010 et sa bande : un cocktail explosif de technique, d’humour, et de personnalité.
Si l’étonnant morceau Partenaires, empli de spiritualité, vient calmer l’ambiance de cette première moitié de l’EP, avec ses influences gospel et RnB, on pourrait globalement croire à l’écoute des quatre premiers titres du projet que K.S.A est un jeune loup venu hurler sa rage. Et pourtant, dès le cinquième titre tout bascule. Sur une production toute droit venue de « Parifornie » (mot-valise entre Paris et Californie), K.S.A, à la manière d’un Aelpéacha vient nous parler de ride sur une production tout en douceur. Cet apaisement romantique ne quittera pas toute la deuxième moitié de l’EP, qui s’affirmera progressivement comme un album de RnB west coast, où l’on ne name-droppe pas Gucci mais Aaliyah. Toute la première partie de l’EP se révèle être une fausse route, un piège tendu par le loup, pour que l’on se jette dans sa gueule.
K.S.A drague à droite et à gauche sur des productions aux basses ronronnantes et chantantes souvent G-Funk, et va même jusqu’à collaborer avec une jeune chanteuse, Cloé Mailly, sur un titre de RnB romantique. Si le titre est peut-être un peu trop sucré, le résultat est là : la mutation du loup hurleur en crooner, véritable Singuila 2.0, est achevée. Le bpm a ralenti, les basses sont moins épaisses, plus nuageuses, et le dernier titre, éponyme, chanson d’amour mélancolique, se finit dans des nappes sonores rêveuses. La production est élégante, et la voix de K.S.A monte très haut, lui qui a visiblement travaillé son chant depuis le morceau Dernier Jour. En effet, K.S.A n’abuse pas de l’autotune : ce projet est le projet d’un véritable chanteur, et d’un chanteur qui chante bien. L’album se conclue par un nouveau cri de loup, mais cette fois on n’entend pas un hurlement rageur mais une complainte rêveuse.
Ce projet est sans doute un projet de transition, d’entre-deux pour K.S.A, quelque part entre le lover et le clochard de luxe, entre le chanteur de RnB et le trappeur, entre les rêves et le charbon. Mais cet EP charnière n’en est pas moins intrigant, et sa structure étonnante ne peut que nous faire attendre un album complet du rappeur, tant celui-ci semble avoir acquis une véritable polyvalence dans son interprétation, au point de nous fournir deux mini-EP au sein d’un même EP. Si Swish avait ouvert la voie à un univers plus aérien et chanté pour K.S.A, Quatre-vingt huit pousse beaucoup plus loin la démarche. Alors quelle direction prendra K.S.A dans la suite de sa carrière ? Qui du kickeur et du crooner gagnera la lutte interne ? Seul le temps nous le dira, mais le talent est déjà présent. Et en attendant d’avoir une réponse, le rappeur du 93 nous laisse huit titres bien produits et interprétés, qui nous emmèneront autant dans les pires délires codéinés et déchaînés d’Atlanta, que dans les interminables rides romantiques de Los Angeles.