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[Chronique] Le Gouffre : L’apéro avant la galette

Récoltant un large succès d’estime mais aussi des chiffres probants en terme de vente (notamment pour une compil’ indé), « Marche Arrière », dernier projet en date du Gouffre sorti fin 2013, renouait brillamment avec la tradition de la mixtape française dans un esprit boom bap très 90’s et servait de rampe de lancement idéale à leur 1er long format sorti ce Lundi 11 Mai 2015.

Plus qu’un hymne à la débauche éthylique, « L’apéro avant la galette », titre explicite choisi pour l’album, constitue le concept de ralliement d’une famille entière, celle des Gouffriers, basé sur une certaine forme de résistance par l’alcool. Comme à l’accoutumée, c’est au Petit-Bain, quelques jours avant la sortie officielle du projet, que s’est réunie cette confrérie de Francs-Tiseurs, amateurs de rimes brutes, pour fêter dignement le lancement de la dernière galette produite par CHAR et F. Épaulés sur scène par leur cercle fidèle : SK-MIKAZ, ZEKWE RAMOS, KATANA (dont le dernier opus a été chapeauté par CHAR), PACO & MANI DEIZ, LES 10’ et le TSR CREW, les activistes du GOUFFRE, en communion avec un public émotionnellement chargé, abreuvé de mixs en tout genre par la doublure du célèbre CHAMO, n’ont pas été jusqu’à faire chavirer, tout au moins au sens propre, la péniche du Petit-Bain. Reste que le naufrage, en ce Jeudi 7 Mai, fut sans doute représentatif de la fin de soirée de nombreux spectateurs !

De naufrage, parlons-en puisque c’est le thème développé par l’incontournable TOM WILD SKETCH pour illustrer la pochette de « L’apéro avant la galette » à travers un radeau en pleine dérive, voué à couler ; insuffisant néanmoins pour perturber ses occupants déterminés à trinquer jusqu’à la dernière goulée avant la noyade.

« Rien d’inquiétant, LE GOUFFRE gravé jusqu’à la fin des temps ». C’est précisément à cet enjeu que se confrontent aujourd’hui CHAR, TRAGIK, FONIK, GABZ, BRACK et L’AFFREUX JOJO à l’occasion de ce très attendu 1er album. Leurs prestations de MC, prises sur une longue durée, renforceront ou non les déjà multiples talents observés au sein du collectif étendu en terme de beatmaking et d’arrangements (CHAR), de réalisation, de captation & de montage de clips (BOL II RECORD), de merchandising récréatif (les fameux Pack Collector), d’illustration et de conception graphique (WILD SKETCH & SLOB DESIGN) et d’esprit fédérateur (les 69 artistes de « Marche Arrière »).

La cohésion avec le milieu étant déjà assurée cette fois encore avec la trentaine d’artistes aguerris figurant au Générique de Fin, il n’en reste pas moins que chacun des 6 MC’s va devoir afficher en amont son aptitude à sortir des seize barres de qualité d’autant que treize pistes sont au menu, sans interlude et sans featuring (ou presque).

TRAGIK, l’infréquentable, à l’argot qui déclasse tous les Bescherelles et CHAR, l’oiseau de mauvaise augure d’Alfred Hitchcock, dont le QI est à l’en croire assez proche de Frank (vous savez le fils d’Albert Einstein), sont réputés pour leurs figures de style rentre-dedans. Les autres membres, exception faite de FONIK, réputé pour son enragement au MIC, GABZ, BRACK et L’AFFREUX JOJO, révélés à peu de chose près sur « Marche arrière », ont quant eux tout à prouver. Il leur incombe désormais d’honorer les 10 prods maison composées par le gardien de la salle du temps, comprenez studio artisanal, CHARUTOS, et celles des copains (MANI, BOUDJ, INCH & METRONOM).

La qualité sonore est sans surprise au rendez-vous. Le virtuose de Corbeil-Essonnes nous plonge dans des univers distincts assez marqués souvent appuyés à 90 BPM par le traditionnel basse-batterie-sample. On passe par exemple du clavecin baroque enjoué de L’apéro avant la galette qui évoque le classique de PART2 DJAKA Rapide comme un serpent à la boucle de violon lancinante sur Le diable nous manipule où l’on pourrait presque se sentir en pleine mer de Sibérie Orientale aux côtés de Hyôga rejoignant une dernière fois le corps de sa mère enfoui dans les abysses (encore un naufrage !). Sale purisme oblige, l’utilisation du cut est de mise mais avec parcimonie (Drogues sonores, En pleine tempête, J’peux pas croire). Il en va de même pour les tirades de film comme celle qui introduit la première piste du projet : «Si jamais tu veux de la merde ou une saloperie enterrée sous un rocher, ou un secret que personne ne veut dévoiler, alors une seule adresse, ici ».

Bienvenue dans la cuisine du diable, pas le New York de Sleepers mais au fond du gouffre, là où le sheitan mène la danse, la tise coule à flot, les pilons se succèdent et les mollards deviennent des flaques d’eau. « Je suis une épave vouée à disparaitre » chantonnent CHAR et TRAGIK sur A la dérive réaffirmant le côté inéluctable de leur descente aux enfers sous fond de riff de guitare électrique. « Comment perdre ce penchant pour l’autodestruction » ? Telle est la question posée par CHAR sur le titre éponyme de l’album avec son refrain bien ficelé scandé depuis longtemps par le groupe en concert. Aucune illusion à se faire sur la réponse à venir mais en attendant est servi un bon gratin de punchlines savoureuses : « Les frères qu’on enferme portent les bouts de zetla comme des boules de Geisha » (CHAR) ; « J’viens hanter les chtars avec mon permis fantôme » (FONIK). Le bien dark Pas de dénouement reflète le fatalisme de toute une génération désespérée, sans la moindre confiance en l’avenir, un blues que CHAR soigne de bon matin : « J’tousse c’est tarpé diem oups j’en perds mon latin ». Plus poussé au niveau de l’écriture, Sur le terrain empreinte le vocabulaire propre aux sports que sont le football, la natation et la boxe pour dépeindre le quotidien sur le bitume de CHAR, TRAGIK et FONIK à l’instar d’un HUGO TSR sur Dojo.

Premier morceau clipé de l’opus sorti en Novembre 2014, Drogues sonores assimile les productions musicales du crew à une savante cuisine de méthamphétamine : « chaque détail est précis c’est d’la couture de grand-mère » (TRAGIK) distribuée comme à un corner de Baltimore : « pour tous les Marlo Stanfield qui assurent les livraisons » (GABZ). Nouvel hymne à destination de tout auditeur qui se sentirait Gouffrier dans l’âme, C’est pour le gouffre tend à réconforter les plus démunis que ce soit sur le plan social ou psychique sur un sample cafardeux de MANI DEIZ tout à fait à-propos.

Dans un registre une nouvelle fois empreint de spleen, Le diable nous manipule tire le constat d’une existence maudite rongée par le vice avec une pointe de misérabilisme mais sans rejeter la responsabilité individuelle : « J’gâche mes aptitudes j’récolte c’que j’ai semé » (CHAR) ; « Avec le temps j’ai compris que le vrai diable c’est moi » (FONIK). J’rectifie l’tir, huitième piste du skeud, n’apporte pas grand-chose de neuf si ce n’est une variation électronique au niveau de l’instru de CHAR. Scratchant Un jour comme un lion d’IAM, c’est METRONOM qui atteint avec la prod’ de En pleine tempête le point mélancolique culminant de l’album. Ne parlons plus de tristesse pour le coup mais de réelle dépression. Chacun des MC’s intervenant sur le morceau semble savoir très bien de quoi il parle mais c’est GABZ, très constant textuellement tout au long de l’album, qui fait vibrer le plus fort notre corde sensible : « l’sentiment d’être rétréci par trop d’pression sur les épaules, qu’aucun projet s’concrétise à part celui de rester pauvre ».

Bien plus léger, Bouffée d’résine, sur une mélodie aérienne, fait la part belle à L’AFFREUX JOJO dont les prestations ne souffrent globalement pas de la comparaison avec celles de ses ainés : « Les riches jettent l’argent par les fenêtres, je vais trainer en bas de chez eux ». Bien hardcores, les flows de SOCK et à une moindre échelle de F confèrent à L’odeur remonte des effluves assez nauséabondes destinées à un public auditivement averti. Le très swinguant J’peux pas croire voit BRACK s’essayer avec succès à l’épanaphore, L’AFFREUX JOJO rebondir avec brio sur une grosse caisse très claquante et GABZ décliner le couplet le plus conscient de l’album ne manquant pas d’égratigner BFM TV au passage. Très patate, la dernière piste avant le Générique de Fin, que nous ne dissèquerons pas, par souci de concision, Burnout, featuring KATANA, ravira à coup sûr les « portos de Corbeil qui se croient dans Fast and Furious » comme dirait ZEKWE.

Dense et homogène, « L’apéro avant la galette » vous procurera certainement quelques reflux gastriques mais en revanche pas l’ombre d’une déception. Fidèle à leur amour du boom bap, espèce de rap menacée à protéger sous l’écrasante tendance trap, LE GOUFFRE livre un produit abouti dont l’esthétisme se suffit déjà à lui-même. Bien entendu, sans l’omniprésence de CHAR aux manettes, le relief des plumes de chaque MC serait davantage plat. On est loin des fulgurances lyricales d’un LUCIO BUKOWSKI ou d’un JP MANOVA dont les projets (« La plume et le brise-glace » / « 19H07 ») tiennent la corde pour l’instant en cette année 2015. Pour autant, la diversité des personnalités, timbres de voix et flows des différents membres du groupe rehaussent un contenu, bonifié à chaque nouvelle écoute, pour un résultat bien plus qu’acceptable. L’apéro étant clos, on attend avec impatience le trou normand (1ère album solo de TRAGIK ?) ou peut être directement le digestif (celui de CHAR ?) sans occulter le possible développement d’un nouvel artiste proche du groupe (et pourquoi pas le très prometteur GEULE BLANSH ?). Espérons simplement que le foie tiendra d’ici là…

À proposTontonWalker

Pétasses pointeur, fossoyeur, saboteur, déserteur, pesos maker et amateur de rimes alambiquées sur caisses claires à son heure

6 commentaires

  1. Salut,

    « Avec le temps j’ai compris que le vrai diable c’est moi »
    En fait c’est fonik et non tragik qui dit ça

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